J’ai ouvert la semaine en soulignant l’intérêt de mettre de l’éthique dans notre moteur, en évoquant la poéthique ou l’auto-éthique, hier j’ai même parlé d’ éthique et de politique et voici que cette fois j’ose causer d’éthique et d’éducation ? Suis-je fou ?
Je ne vais pas écrire un traité, ni résumer en quelques mots ce qu’on peut lire partout, mais tenter d’énoncer des points et des questions en mesurant les risques de toucher un sujet sensible ne serait-ce que parce que les termes n’en sont pas toujours bien définis et peuvent alimenter de nombreuses disputes. Je vais me placer du point de vue de ma démarche personnelle, témoigner plutôt que prescrire.
Mes quatre points cardinaux
Aujourd’hui, toute journée que je traverse doit me permettre de vivre ou servir les quatre points cardinaux essentiels à mes yeux , sans lesquels ma journée ne serait pas réussie.
- apprendre
- créer
- transmettre
- prendre soin (de moi et des autres)
Si je ne les nommais pas, ces quatre points ont en réalité nourri ma vie, notamment professionnelle, notamment celle d’éducateur…
On évoque volontiers la nécessaire exemplarité du parent, de l’éducateur, du maître… Si elle peut être régie par une morale sévère, l’idée de savoir prendre soin introduit une approche humaniste qui respecte la dignité (la mienne, celle de l’autre) et inclut la résilience comme possibilité de réparation ou de progrès, ce que l’on désigne souvent par le terme d’éducabilité.
Si je prends l’exemple d’une journée de classe, je pourrais dire qu’elle devrait à mes yeux pouvoir répondre à ces quatre mêmes entrées :
Quand l’enfant rentrera chez lui le soir, aura-t-il appris quelque chose de nouveau ? Aura-t-il pu créer quelque chose notamment en prenant appui sur ses connaissances ? Aura-t-il pu restituer, transmettre ou redire ses connaissances (c’est à dire se les approprier ) ? Et tout cela en prenant soin de lui-même c’est à dire avec le bonheur d’être dans le « flow », d’avoir nourri sa curiosité et son épanouissement mental comme physique notamment en tissant des liens constructifs avec les autres -ses camarades, d’autres adultes… Cela suppose d’avoir pu se sentir en sécurité affective et physique, d’avoir pu réguler ses attitudes, inhiber son comportement à bon escient en gérant ses frustrations, en trouvant une récompense dans la possibilité d’avoir pu exprimer sa personnalité quitte à s’émanciper de ses « tuteurs ».
Pouvoir être un adulte éclairé
On a souvent parlé d’éducation tout au long de sa vie… Si je suis un adulte-citoyen possiblement conscient et éclairé aujourd’hui, c’est tout d’abord que je suis conscient de la nécessité de ne pas m’enfermer sur des certitudes. Ce que je crois savoir n’est que mon interprétation du réel. Mais tout savoir ne se vaut pas et je dois éclairer mes choix avec rationalité.
Un adulte autonome devient son propre éducateur. Je comprends que je peux être exigeant sans sévérité, me centrer sur une tâche sans me torturer. Je dois accepter d’apprendre c’est à dire d’être remis en question sur un certain nombre de mes propres représentations.
Il n’y a pas de petit savoir. Lorsque j’enseignais, je savais que pour réussir à bien enseigner je devais tenter de visiter la connaissance du point de vue de celle ou celui qui n’en avait qu’une faible idée. D’ailleurs, c’est ce qui est intéressant dans le premier degré qui fut mon domaine où nous nous allons interroger des notions « basiques », dont nous maîtrisons l’usage sans tout en comprendre…
Chez les plus grands, des étudiants même, il n’est pas toujours aisé d’aller repérer une erreur de représentation bien enkystée. Le cerveau fixe très bien des erreurs. Je sais qu’à ce « rond-point » je risque de me tromper, j’ai souvent besoin de me tromper de route de nouveau pour retrouver la bonne voie…
L’élève-professeur ne voit pas toujours que la soustraction est la plus difficile des opérations à conceptualiser pour un jeune enfant.
Enseigner suppose de mesurer son propre rapport à la connaissance que l’on souhaite transmettre, mais aussi de comprendre comment l’élève peut se la représenter, se l’imaginer… On a souvent parlé d’expérimentation, de manipulation… Souvent nécessaire, celle-ci ne doit pas enfermer dans des pratiques empiriques. Comme autodidacte j’en connais vite les limites ! Si l’élève doit sortir ses cubes pour calculer à 11 ans, c’est qu’il manque des automatismes…
Ayant observé nombre d’adultes enseigner, je me suis souvent rendu compte, contrairement à certains préjugés, que ce n’était pas forcément le licencié en mathématiques qui enseignait le mieux les mathématiques. Certes, il faut un savoir de base, mais un littéraire avec un peu de méthode sait parfois refaire le chemin et mieux enseigner que le spécialiste pour qui « c’est si simple » qu’il ne comprend pas pourquoi l’enfant bute…
Si je parle d’éthique de l’éducation, avant même de parler d’exemplarité, il me semble que c’est la capacité d’être toujours disponible pour apprendre qui est un atout pour chacun, pour tout éducateur…
Faire sortir ou prendre soin ?
Educere ou educare ? Le latin mérite qu’on s’y arrête. Et si d’aucuns ont pensé un temps que l’éducation devait au premier verbe, ils se sont trompés. La bienveillance fut/reste souvent comprise comme un laxisme démagogique. Si elle inclut une part de tolérance, de patience, elle montre surtout une attention positive, je dirais respectueuse et non intrusive.
Le plus beau compliment que me fit un jour Rodolphe, un ancien élève devenu éducateur, ce fut un matin en classe de me dire avec confiance : « vous n’êtes pas sévère mais vous êtes exigeant. »
Essayer, faire, refaire… mesurer le chemin parcouru, nommer les réussites, donner toujours la chance de reprendre, recommencer ou commencer…
Lorsque M, 12 ans, confronté au fait de ne savoir toujours pas lire correctement accepte un travail particulier, c’est qu’il sent l’engagement réciproque et l’absence de jugement négatif du maître. L’enjeu c’était de pouvoir lire un album avec fluidité aux élèves de maternelle. Que d’efforts accomplis en trois mois !
L’évaluation alors vient donner de la valeur au chemin parcouru. Plutôt que nommer ce que l’on perd en points, désigner ce que l’on gagne et réfléchir à ce que l’on pourrait faire avancer… Ça marche à tout âge !
Puissance de l’encouragement, force de l’effet Pygmalion… L’émulation plutôt que la compétition souda une classe de CM2 en éducation prioritaire, motiva les élèves pour réciter des textes difficiles au collège sous l’œil éberlué des cinquièmes… il fallait aller chercher chacune et chacun et faire groupe, accepter les imperfections de l’un mais jamais renoncer aux attentes… mais attendre sans agir n’est guère utile !
Le premier principe éthique d’un éducateur, d’un enseignant, d’un parent c’est de croire en l’éducabilité, de la faire vivre … C’est parfois difficile à mettre en œuvre quand l’Institution met des entraves en rajoutant des difficultés matérielles.
Accompagner plutôt que conseiller
J’ai été conseiller pédagogique. Parfois, il m’arrivait de montrer. L’apprentissage vicariant peut aussi fonctionner entre pairs. Mais le conseil, la doxa verticale peuvent souvent être accablants. Les recettes ne fonctionnent que dans des conditions précises, avec de bons ingrédients. Quand j’appris à accompagner, c’est à dire aider les collègues à formuler leurs besoins, repérer les marges de manœuvre, il me semble que c’était vite beaucoup plus bénéfique… j’ai beaucoup appris de ces observations. Il faudrait que tout enseignant puisse observer non pas forcément un collègue enseignant, mais ce que font ses élèves en situation d’apprentissage…
Adolescent, je me découvris une passion pour le théâtre. Mon père fort mauvais éducateur me conseilla d’abandonner d’urgence le théâtre et de me consacrer à mes études. Il avait raté trois fois son bac, je l’obtins du premier coup avec mention. Ma mère m’accompagna aux répétitions, nous transportant avec les copains dans la voiture. Son action fut décisive et en la matière son accompagnement respectueux. La sollicitation ponctuelle de son regard de « spectatrice » nous permit de progresser. Dans les faits, le théâtre fut une expérience qui nous permit de gagner en autonomie, mener à bien un projet, écrire des textes, les apprendre, résoudre des situations problèmes et je dirais surtout pour moi, rendre la scolarisation supportable. Nous étions libres et l’action éducative de ma mère consistait à veiller sur nous pour nous permettre de mener le projet à bien sans risques.
Esthétique et ergonomie
La pédagogie souvent décriée par les réactionnaires qui n’ont pas pour ambition l’émancipation réelle de toutes et tous, n’est pas qu’une mise en scène. Elle aide à se centrer sur un objet de connaissance en structurant la relation à l’apprentissage.
Lorsque je parle d’esthétique, c’est une façon de penser à une approche élégante, à faire du beau, du poétique d’une certaine façon avec le savoir, une manière d’éveiller la curiosité, de le rendre savoureux. C’est la beauté d’une équation comme celle d’un récit littéraire, c’est le geste sportif que l’on sait parfaire, c’est l’écriture soignée du maître au tableau qui aide à s’approprier le texte, c’est permettre la première rencontre des arts dans leur diversité et leur Histoire… Il y a là une forme de sacralisation fédératrice… C’est le rituel qui précède l’entrée dans la classe, le petit exercice d’aide à la centration…
Le chef d’orchestre structure symboliquement le temps pour favoriser l’émergence du beau. Derrière, il faut un appareil ergonomique bien pensé : les outils doivent être là, imaginés ou placés à bon escient par un enseignant qui ignore l’impéritie mais ménage la fluidité… Chaque instrumentiste doit être bien placé. Le chef d’orchestre est au service de la partition pas pour imposer sa doxa. Il cherche à faire émerger les talents… mais à créer l’harmonie entre eux. Les musiciens doivent apprendre à s’écouter.
C’est la même chose chez soi où l’environnement doit permettre cet apprendre, de créer dans de bonnes conditions, de transmettre avec clarté…
Pour écrire ce texte, j’ai cherché, lu, appris, révisé… J’ai éteint le smartphone pour ne pas être distrait.
Lucidité
Dans un mode aux tensions extrêmes, la lucidité impose de constater que l’on dit beaucoup de bêtises en matière d’éducation : les politiques s’en donnent à cœur joie, les réseaux sociaux mélangent tout…
« Tu casses, tu répares, tu salis, tu nettoies, tu défies l’autorité, on t’apprend à la respecter. » C’est la phrase d’un monsieur en charge des affaires du pays. Une phrase qui n’interroge aucunement les causes, qui n’interroge aucunement la légitimité d’une autorité autoproclamée qui oublie d’avoir pour elle-même l’exigence qu’elle souhaiterait pour les autres.
Le mythe de la méritocratie républicaine fait florès. Il n’est pas responsabilisant, il est clivant.
On crée des cellules psychologiques quand il y a un drame, mais il n’y a pas de psychologue disponible au quotidien.
Il n’est pas acceptable que l’on casse. Mais il l’est encore moins de briser des enfants en les entassant dans des collèges mal isolés où il pleut et où il manque des profs.
On peut parler d’inclusion, mais si on ne s’en donne pas les moyens, alors on fait souffrir les élèves et les maîtres comme les parents.
On sent bien ici la douloureuse question politique des perspectives notamment quand on demande aux plus faibles plus d’efforts pour se conformer, se plier, à un monde organisé dans un esprit de compétition alors que nous avons besoin de coopération.
L’exigence éthique suppose d’intégrer tous ces aspects, sans se décourager. De faire, mais de dire… de se montrer patient et de créer des espaces pour pouvoir imaginer autre chose…