J’ai pris conscience très tôt de ma singularité. Elle a pu dérouter. Nombre d’ouvrages de développement personnel invitent à « cultiver sa singularité ». La pression sociale et culturelle tend pourtant à nous inciter d’abord à « rentrer dans le moule ». Un certain nombre de savoir-faire exigent des normes tout comme les règles du vivre ensemble. Vivre sa singularité dans ses différentes manifestations n’est pas forcément une partie de plaisir. Il faut un peu de courage, de capacité à s’émanciper. Cela n’a rien à voir avec une forme de snobisme anecdotique.
Tu es bien singulier !
J’ai souvent entendu cette phrase. Sous-entendu, singulier au point de paraître étrange, de surprendre. Une fois dépassée la surprise, la « légitimité » de cette singularité permettait de se faire accepter, comprendre et reconnaître… ou pas.
L’humanité fait des êtres tous semblables et pourtant se définit par la singularité absolue de chacun de ses individus. Il n’y a pas deux humains identiques. Nous aimons donner des genres, classifier, étiqueter, réduire telle ou telle personne à sa catégorie, sa classe sociale ou sa « race », sa religion, son origine supposée ; chaque être humain porte en lui la capacité de s’émanciper d’un destin tout tracé.
Vivre sa singularité ne veut pas dire rompre avec les autres, mais oser être ce que l’on est en agissant par choix plutôt que par devoir. Y compris le choix de s’assumer plutôt que devoir se conformer. Ce que n’aiment guère les réactionnaires !
Je ne suis pas singulier par essence. C’est une conjonction complexe mêlant mon éducation, des aspects culturels, mon histoire. Les aspects biologiques, le fonctionnement de mon cerveau ont certainement joué tout comme la capacité à ressentir les choses ou à entrer en relation avec mon environnement et « les êtres vivants »…
Premières manifestations
De la petite enfance, outre l’histoire familiale, je retiendrai la chance d’avoir été très tôt un grand parleur. Il ne s’agit pas de quantité seulement mais de richesse langagière. Je peux remercier ma mère pour toutes les histoires lues et de ne pas m’avoir empêché d’apprendre à lire avant l’école.
Derrière cette affaire de langage, de lecture et d’écriture, il y eut assez vite la conscience que je pouvais grâce à ces outils apprendre. Et si de façon paradoxale, j’ai passé l’essentiel de ma vie à l’école ou autour d’elle, j’ai été et reste un autodidacte. Ce n’est pas à l’école que j’ai appris le plus. Être un autodidacte c’est apprendre à se débrouiller seul au risque de l’empirisme, c’est placer sa vie sous le signe de l’apprentissage, de l’exploration…
Si ce fut anecdotique, une autre manifestation de la singularité fut de me retrouver très jeune à la grande école, en ayant « sauté » une classe… ce qui complexifia mon insertion dans le groupe. À cinq ans et demi, des copains de sept ans et plus avaient une autre expérience de la vie. J’étais gauche avec mes mains. Il me fallait investir plus encore le langage pour me faire une place.
Vers l’âge de huit ans, je fréquentais un atelier d’art. Le responsable me proposa très vite de rejoindre le groupe des adultes et des adolescents. Ce fut à la fois une mauvaise idée, car on m’éloignait des personnes de mon âge et une très bonne, je pouvais m’inspirer de ce que faisaient les plus grands.
Un autre aspect fut de ne pas être conforme aux normes sociales en vigueur. Dans les années soixante, il n’était pas très bien vu d’être enfant de divorcés – nous n’étions que deux dans la classe – et de ne pas fréquenter le catéchisme. J’étais par ailleurs élevé dans une famille féministe, antiraciste, pacifiste. Ma mère était non violente et son éducation était à la fois faite de repères clairs et de tolérance : on ne nous forçait pas à finir notre assiette, mais il n’y aurait rien d’autre. Les heures de coucher augmentaient avec l’âge. Je fus libre de mes choix scolaires ou de vie, mais je devais les assumer. J’appris à repasser mes chemises à 12 ans en me débrouillant.
Je voyais bien que ce n’était pas la même chose chez les autres.
Les années collège
Les années collège furent compliquées au début. Je connus le harcèlement. Logique, j’avais 9 ans au collège et j’étais au milieu d’une bande de dadais fortement agités par leurs hormones. Puis on me laissa investir le champ du théâtre. C’est le théâtre avec l’écriture de pièces pour une bande de copains, qui me sauva. J’étais reconnu dans ma singularité.
C’est grâce à lui que je réinvestis le champ scolaire en étant brillant dans des matières que j’aimais et nul dans d’autres. De ce point de vue, la singularité assumée à ce point était à la fois une chance mais aussi un risque. Je ratais sciemment mon brevet.
Je voyais bien également que ma singularité s’exerçait dans mes goûts culturels : je ne lisais pas les mêmes livres que les copains et j’écoutais des chanteurs « à textes » dont le nom ne leur disait rien.
S’il est inutile de concevoir des regrets, il n’empêche que la logique dans laquelle je m’entêtais pour survivre en « milieu hostile » me priva à l’époque de développer des goûts pour le sport ou les mathématiques et les sciences.
Au lycée je continuais d’assumer cette singularité et m’investissais comme délégué là où j’aurais pu logiquement rester en retrait.
Au concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs, dans des épreuves où il fallait jouer de créativité et savoir improviser, c’est là que j’obtenais les meilleures notes. L’expression de ma singularité se traduisait alors par une sorte d’élan vital et une conviction qui me permit sans nul doute de rallier le jury du haut de mes dix-sept ans.
Singularité sentimentale
Très tôt j’exprimais mes affinités électives comme on dit, plutôt en fonction de la personne. En amitié comme en amour, j’ai pu très souvent rencontrer des personnes exceptionnelles : talent créatif, personnes à « haut-potentiel » – je l’ai compris au fil de l’eau- , ultra-sensibles… Cette ouverture aux personnes différentes a pu aussi attirer des personnes « toxiques » où dès lors que je cédais au conformisme en renonçant à ma singularité, mes valeurs profondes… alors c’était l’échec.
Encore aujourd’hui, si j’apprécie les relations sociales qui fluidifient le quotidien, je ne cède guère au conformisme et préfère des relations « singulières » c’est-à-dire où se tisse une histoire inattendue, où l’on chemine avec l’autre en liberté, en compréhension, en écoute et en attente bienveillante… mais pas forcément selon les règles établies…
Nonobstant, j’aime qu’aucune étiquette ne me soit collée et je m’autorise à fréquenter des personnes de milieux culturels ou sociaux qui n’ont pas forcément grand-chose à voir avec le mien.
Ce qui caractérise ma singularité sentimentale, c’est l’autonomie et le refus de la dépendance.
Cultiver sa singularité ?
Dans mon parcours, y compris professionnel, j’ai bien vu que c’est grâce à ma singularité que j’ai pu par exemple réussir des concours ou me voir attribuer des missions intéressantes.
Mais notamment à la fin de ma carrière comme inspecteur, j’ai vu comment l’institution veillait tout de même à brider cette singularité et ma créativité comme s’il ne fallait pas que l’autonomie dont je faisais preuve contamine les équipes auxquelles je faisais confiance. Pourtant, un de mes axes de travail était de veiller « à ne pas empêcher de faire », d’autres diraient « libérer les talents » ce qui à l’aune de l’expérience se révèle bien plus productif que de vouloir tout contrôler notamment à l’aide de chiffres.
Cultiver sa singularité est d’une certaine façon un axe politique, parce que c’est une façon de revendiquer sa liberté. Ça ne veut pas dire faire n’importe quoi en se privant de la joie du « faire ensemble » mais ça veut dire refuser l’absurdité du pouvoir quand la norme loin de protéger en vient à empêcher.
Écrire, inventer des chansons a été une façon de résister, de tenir, de rester en cohérence avec moi-même.
Si j’ai pu m’engager à différents moments, mon exigence éthique a fait aussi que je n’ai jamais pu me soumettre à telle ou telle chapelle philosophique, religieuse ou politique. J’ai toujours voté, et je veux réfléchir avant de le faire, à chaque fois.
Vivre sa singularité suppose de savoir cheminer pour veiller à aligner ses valeurs, ses convictions, ses choix. Il s’agit de se connaître, se reconnaître dans sa singularité mais en veillant à ne pas se laisser enfermer dans une image réductrice.
C’est à la fois ne pas se laisser définir par autrui et ne pas se réduire ou limiter soi-même…
Aujourd’hui, libéré de mes obligations professionnelles, je pourrais m’en tenir à une sorte de façon d’occuper mes vacances jusqu’à la mort. Dans ce cas, autant se suicider tout de suite ! Je veux pouvoir me donner de nouveaux enjeux. C’est la raison pour laquelle tout en refusant une sorte de singularité anecdotique (ça c’est le snobisme ou le poncif qui se croit original), je veux continuer d’apprendre, de créer, de partager et transmettre tout en prenant soin de moi (et d’autrui). C’est-à-dire ne pas me faire de mal en m’interrogeant toujours sur ce que je fais : est-ce conforme à mes valeurs, en ai-je besoin, est-ce que ça me fait du bien ?
S’assumer
Il s’agit vraiment de s’assumer et de la faire avec éthique et respect d’autrui. Ce n’est pas forcément le crier sur tous les toits ou les réseaux sociaux mais c’est pouvoir vire en cohérence dans le flow du présent.
J’aime la joie de la rencontre, je suis curieux du monde et je veux pouvoir rester libre de l’aborder sans filtre imposé, quitte à changer d’avis, rebrousser chemin, regarder autrement…
Je refuse qu’on exerce du pouvoir sur moi, que l’on dirige ma vie et en aucune façon je n’aurais à exercer du pouvoir sur autrui autrement que par le partage librement consenti. C’est affaire de dignité et d’attention permanente à être respecté (ce qui ne fut pas toujours le cas) et de respecter autrui (ce à quoi je me suis évertué).