Vivre heureux, trouver le bonheur ! La clique des coachs nous donne mille conseils pour y parvenir. C’est quasi une injonction. Pour les nantis. Certains demandent juste à vivre ou à manger. Ça fera leur bonheur. Le bonheur ça se mérite nous disent les adeptes de la méritocratie et les chasseurs d’assistés (lesquels sont moins chanceux que les gros héritiers non ?). Le bonheur c’est vite un machin écœurant comme le conformisme. Un truc vulgaire. Et moi ici, j’ose chanter « vivons heureux en poésie ! » ?
Un jour de septembre.
Ce jour là, je me souviens, c’était merveilleux. Je marchais rue de Picpus. J’avais des amis vraiment chouettes, un appartement très joli, un nouveau métier qui me plaisait et m’amusait et même l’amour. Un amour comme j’en avais toujours rêvé. J’avais quelques économies, aucun souci de santé. Tout allait si bien. Je ne pouvais que le constater. L’air était doux, il faisait beau, je me disais que j’avais de la chance et que j’étais heureux, je marchais tout radieux avec surement un sourire léger sur les lèvres.
Vingt minutes plus tard, l’amour de ma vie avait rompu au téléphone d’une voix tremblante. Je n’avais pas demandé vraiment d’explication. Mes amis me consoleraient avec affliction. Zut, il a raté. Retombé côté malheur comme on rate un examen.
Tout s’effondrait comme un soufflé, ou tout revenait en réalité à la normale.
Depuis ce jour là, sans fuir le bonheur, je n’ai plus cherché à le nommer vraiment.
L’injonction au bonheur
C’est comme avoir une auto qui ne pollue pas, être safe, gentil, poli, propre sur soi, transparent. Le bonheur, on est prié d’en rendre compte sur les réseaux sociaux. Choisir la bonne photo.
— Tu es libre ! ce qui compte c’est que tu sois heureux
Phrase terrible dite à celle ou celui qui fait son coming-out. Comme si la question était là.
— On peut être heureux avec ce qu’on a…
Autre phrase épouvantable où l’on est prié de se contenter de son quotidien quitte à se réjouir de peu. Donc ne pas avoir d’ambition. Ou rester dans sa prison, en attendant.
Mais pour d’autres, le bonheur se mérite, on doit aller le chercher avec les dents ! Pas de gloire sans combat !
Il faut afficher son bonheur, mais un bonheur socialement acceptable. Sinon c’est suspect.
— Comment ça ? Il prétend être heureux… tout seul ? Ou sans … avoir d’enfants, posséder une grosse voiture, une belle maison, passer ses vacances à Tahiti… (cocher la case utile)
— Mais pourquoi t’en vas-tu ? Tu n’étais pas heureux ici ?
On me l’a demandé quand j’ai annoncé mon départ de Bretagne.
Ben non. Ça dérange ? Pas malheureux non plus remarquez… Insatisfait ?
Le visage triste est suspect. On y voit comme l’agent secret de notre défaite. On est prié de se réjouir et de faire la danse des canards. On nous servira un peu de soupe à la résilience pour nous montrer que même les pires histoires se dépassent et que l’on va trouver le bonheur…
Histoire crétine de la recherche de moitié… comme si on était incomplet… Imparfait oui, mais complet !
Le suicidaire est fort mal vu. On est triste pour lui mais surtout on lui en veut de mettre en cause l’ordre établi de notre petit bonheur si bien serti de certitudes.
« Ils vécurent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants »…
Le bonheur, ce serait la fin de l’Histoire. Peut-être bien la fin de l’humanité.
Le bonheur pourrait bien être un truc de société totalitaire. C’est Internet, les réseaux, les plateformes, le robinet à musique, l’uniforme…
La vache peut-être très heureuse dans son quotidien de vache au pré. Jusqu’au jour où on l’arrache à son bonheur pour la conduire à l’abattoir.
Le bonheur c’est épuisant, c’est un peu louche s’il est ostentatoire, mais il faut l’afficher, c’est pas facile à conserver…
— Ils étaient si heureux, elle est morte, il n’est plus rien sans elle…
Ah ? Donc, c’est l’aveu qu’il n’était pas grand chose, une sorte d’ombre, un suiveur pas autonome incapable de se débrouiller par lui-même ?
Vivre heureux en poésie ?
J’ai déjà esquissé le sujet de cette démarche personnelle, ni dogme, ni doxa.
Vivre heureux en poésie, ce n’est pas s’extasier bêtement de toute chose comme on confondrait le dessin d’un enfant avec un chef d’œuvre de Michel Ange. On ne confond pas, on accueille.
On accueille aussi les larmes, la tristesse.
Vivre heureux n’est pas être tout le temps joyeux. Au contraire.
On n’oublie rien, mais on ne ressasse pas. On ne se torture pas avec le passé. On peut avoir des regrets. Si on a un peu d’auto-éthique on sait évaluer ses propres conneries sauf les toxiques et les pervers qui ne se rencontrent pas eux-mêmes. Ou celles et ceux qui croient pouvoir « faire le bonheur des autres », malgré eux si nécessaire…
— C’est pour ton bien !
La guillotine.
Ah, je crois bien qu’il faut s’accepter. Mieux que ça, s’aimer. S’aimer c’est pas juste prendre en compte ses défauts. C’est aussi se laver les dents et se peigner. Se faire beau. Pour soi. On se parfume…puis on pourra aller vers les autres. S’aimer c’est ne voir aucune imposture dans sa quête de prendre sa place dans le paysage… même si c’est un peu décalé sur l’image, ou de travers. C’est tout de même un mouvement, cheminer, marcher… Oser !
Vivre heureux c’est pas un projet quinquennal. C’est une façon d’être au présent, à son présent. De se rendre disponible. Pas asservi, mais relié au présent.
Je marche, je rencontre, j’explore, je prends en compte mes sensations et je sais que mon cerveau va souvent me leurrer, alors je questionne, je ne me renie pas mais je ne dilapide pas mon énergie dans des trucs factices… La gourmandise n’a de vertu que si elle cherche ce qui est savoureux pas si on s’empiffre… c’est à dire ce qui m’enchante au risque d’agacer mes papilles, sans me mettre en danger…
Le bonheur c’est de pouvoir choisir mais si je prends du pouvoir, ce n’est pas sur autrui, à peine sur les choses pour en faire un objet miraculeux appartenant au beau. Le beau n’est pas anecdotique. Il ne va pas chez le coiffeur. Il ne porte pas des costards ou des robes de luxe. Il invente autre chose. Il est inattendu, surprenant, il ouvre une porte que l’on ignorait… Une porte qui ouvre tout à la fois vers soi et vers la compréhension du monde.
Le type qui picole et pense être bien dans l’ivresse, est le plus malheureux des hommes… Il aura mal à la tête demain. Son cerveau se contentera de peu et cherchera des compensations s’il ne se passe rien de plus drôle…
Les gens persuadés d’être heureux sont souvent aussi insupportables. D’abord parce qu’ils se mentent la plupart du temps et surtout parce qu’ils risquent de nous marcher sur les pieds à tout moment. Leur bonheur a l’instinct grégaire. Il a besoin de jaloux pour jouir.
Le bonheur c’est accepter de mourir.
L’imprévu est là. L’accident. Je suis à peu près certain que je vais mourir… même si j’en doute encore légèrement.
Je ne crois pas du tout au Paradis avec un comité d’accueil. Les décorations et les médailles ne sont pas des signes de réussite mais juste des breloques de conformité. Je n’ai pas toujours eu le courage de les refuser.
Je ne sais pas si je vais me fondre dans le grand Tout. On m’oubliera comme les autres. J’aurai chanté. Si un jour on retrouve un enregistrement, cela amusera peut-être. Mais ce qui compte pour mon bonheur, c’est d’avoir chanté ce que j’aime, avec plaisir… au moment où je l’ai chanté !
Le bonheur c’est pas un compte épargne. Ça se consomme sur place. Sinon il fond.
Et d’être resté digne, c’est à dire de ne pas avoir sali mes valeurs et le petit garçon, l’enfant intérieur qui avait l’appétit du monde à 5 ans. Malgré ce qu’il en savait déjà. Et de conserver cet appétit presque soixante ans après… (un peu moins quand même !)
Vivre c’est chanter. Et pour chanter il faut du souffle. Est heureux ou heureuse celle ou celui qui possède la conscience de ce souffle, sait le retenir, le guider, le lancer, puis le laisser partir dans l’air…
Est-heureux celui qui se sait et qui sait s’émouvoir de l’autre, du vivant. Yep !