L’autre jour je vous le disais : je veux vivre en poésie. Drôle de projet. Et pourtant, c’est le projet de ma vie. Alors tu as des projets pour la rentrée ? Cette phrase que l’on ne cesse d’entendre au risque de l’injonction sur fond de troubles politiques ou l’annonce d’une « nouvelle » épidémie, c’est le risque de ne pas savoir « tenir » son programme… Combat entre poésie et prose, entre rêves et contraintes… Mais c’est drôle de voir comment la rentrée scolaire nous influence encore toutes et tous dans et hors de l’école. Peut-être plus encore que le premier janvier. Comme un rituel pour nous motiver après l’été ?
Le leurre du projet tombé du ciel…
Quand j’étais dans le monde de l’école, je voyais à la rentrée nombre de collègues s’agiter autour de projets. « Moi j’ai fini mon projet pour l’année ! » disait l’une. Oui, c’était son projet, il était tout écrit, parfois longuement, mais elle ne connaissait pas encore ses élèves… Et forcément sa partition allait devoir être jouée autrement.
Sur les réseaux sociaux, je vois de jeunes gens enthousiastes dresser une liste de projets plus longue qu’une liste de courses…
Avoir un projet est presque un marqueur social. Aux personnes malades, en situation de handicap, ou âgées, à d’autres en réinsertion, on demande souvent d’avoir « un projet de vie« . Il faut des projets personnalisés…
Qui songerait à établir un… « projet de mort » ?
Mais c’est vrai que certaines personnes ne font plus que se laisser porter par le calendrier et la fin irréversible et fatale.
Pour que certains projets soient « validés » ou vus comme sérieux, on les pare « d’objectifs ciblés », « d’indicateurs »… Le monde économique est très doué pour ça. Et l’on ajoute une pression supplémentaire en focalisant sur des points quitte à en occulter d’autres…
Et dans nos petites vies, c’est souvent un peu pareil…
Qu’as-tu fais de ta journée, de ton année, de ta vie ?
Le pire c’est la logique d’avoir à rendre compte. Si c’était celle d’un chiffre d’affaires cela pourrait presque s’entendre… alors qu’il faudrait pour être sincère le croiser ce chiffre avec la question du « à quel prix pour les personnes ? » .
Le pire c’est la logique du « rapport d’activité » qui fait qu’on va agir pour le servir lui quitte à bricoler un peu la vérité, dans une logique de compétition et non d’utilité et de progrès… Le projet est vite happé par son bilan qu’il faudra boucler « à l’heure ».
Il y a des moments en apparence non productifs et pourtant l’Histoire ne s’arrête pas, notre cerveau ne s’arrête pas, notre évolution non plus…
Il faut accepter les phases de progrès, de ralentissement, de reprise, de stabilisation, la construction d’un nouvel habitus qui devra être questionné demain…
Cette histoire de projets, c’est la question de notre rapport au temps, de la crainte du temps qui file ou qui traine selon les périodes, la peur de la répétition et pourtant le besoin de rituels…
Les agendas nous soumettent à cette double horloge : la fuite irréversible du temps historique et la répétition de rythmes.
Nous sommes perturbés lorsque le rythme est bousculé : « y a plus de saisons » ou « j’ai mal dormi à cause de la chaleur »… et nous avons pourtant besoin de ruptures, de dérogations… « on a fait la fête toute la nuit ».
Réécrire un projet c’est entretenir souvent le mythe de la virginité. Dresser le bilan est plus subtil qu’on ne le pense…
C’est le chemin qui compte
Plus j’avance, plus je me dis qu’un bon projet c’est un projet qui me permettra d’être davantage relié au présent, d’être dans « le flow », de mieux vivre en réponse à mes besoins …
L’objectif n’est pas le but en tant que tel mais l’étape repérée sur le chemin. Oui, je choisis d’aller dans cette direction pour des raisons que je pense justes mais qui peut-être vont me faire évoluer ensuite, changer de cap…
L’autre jour j’écoutais E. raconter comment il allait seulement un an après s’être installé dans un nouveau lieu, changer de cap, partir pour Londres et se relier à un projet artistique qui était en quelque sorte déjà là depuis un moment et « attendait son tour ».
Un bon projet doit être celui qui permet d’identifier que c’est le bon moment pour le faire.
Il faut un temps pour tout, il y a ce moment où l’on est prêt et les planètes s’alignent.
La chance du projet c’est de pouvoir recommencer.
Ce n’est pas une question de faute, ni d’erreur mais d’essai... qui se transforme.
Éliminer l’inutile, l’indigne et le vulgaire
Pour être mené à bien, un projet est comme la nacelle d’une montgolfière. Il faut se débarrasser du ballast inutile. Les habitudes qui ne servent à rien, qui n’enrichissent pas, n’élèvent pas… Il faut s’éloigner de tout ce qui est contraire à nos propres valeurs et éviter de perdre là son énergie…
Je cite souvent l’énergie perdue dans les disputes sur les réseaux sociaux. J’ai pu m’y laisser prendre naïvement. Jamais cela n’a rien apporté que de la perte d’énergie. En revanche des boucles positives et constructives, nourries d’attention sincère, de bienveillance, oui… c’est bon pour tout le monde.
Quand je félicite un artiste pour son talent et qu’il me remercie et que nous faisons ainsi alliance, c’est autrement plus gratifiant que d’aller chipoter à propos de l’œuvre d’un écrivain qui en est resté à des platitudes. Peut-être le deuxième aura-t-il plus de succès que le premier, mais lequel a besoin de mon soutien ?
Il y a dans nos vies des moments qui nous délassent. Mais entre un délassement qui m’aspire par le vide et celui qui m’enrichit, m’ouvre l’esprit… il faut savoir choisir même si parfois il faut concéder le petit effort.
Imaginer un projet c’est pour moi le penser en rapport avec mes valeurs, le fait que je ne voudrais pas me nier dans ce projet…
Par exemple, j’ai interrompu un contrat avec un éditeur, parce qu’il trahissait par ses choix éditoriaux, les intentions que je voulais porter. J’ai dû abandonner des droits sur certains travaux, j’ai perdu de l’argent mais pour parler pompeusement pas mon « honneur ». Autrement dit, je ne veux pas me « prostituer »…
Parfois j’accepte des concessions, par exemple pour faciliter la vision de certains vidéogrammes sur ce site je les partage via YouTube (les alternatives posant des soucis actuellement). Mais je le fais sans pour autant me salir… Je suis dans le monde réel mais j’identifie mes limites… lesquelles pourraient évoluer.
Le balancement entre dynamique et contraintes
Si le projet est trop astreignant, il risque de m’épuiser ou de ne pouvoir être tenu.
J’envisage par exemple de créer un « podcast » (baladodiffusion). J’ai de la matière mais je sais que si je me contente de reprendre d’anciennes publications, ça ne va pas me motiver longtemps car cela me donnera le sentiment de me replonger dans le passé. Et je n’aime pas ça. Il y a donc quelque chose à penser, à inventer en amont en termes d’intentions, de contenus, de dynamique que cela pourrait créer pour moi en évitant de me créer des astreintes qui m’empêcheraient de vivre pleinement.
Au fond, imaginer un projet c’est une sorte de négociation entre mes rêves sur le moyen et le long terme (le temps qui se déroule) et les contraintes « ancillaires » du temps répétitif dans ces journées qui ne font que 24 heures ou ces saisons qui apportent aussi leurs contraintes…
J’ai beau n’être plus obligé d’aller travailler, être payé pour choisir librement mon activité, je veux aussi trouver une certaine élévation, pour ne pas dire fierté, en continuant tant que je le pourrai à développer ma vie… et donc pour ce qui me concerne cheminer encore dans cette joie qu’il y a à « vivre en poésie » !