Vous voyez bien que je m’énerve un peu contre les réseaux sociaux commerciaux ces temps-ci. Je vais quitter Méta ce jeudi 10 au soir, pour tout un tas de raisons que j’ai pu développer. J’ajouterai dans le même fil en poussant ce cri terrible qui résonnera dans les limbes numériques : ne les laissons pas voler notre attention ! Résistons !
Mais s’il y a les réseaux, autour d’eux c’est toute une logique d’ensemble qui vise à nous “distraire” de l’essentiel.
Le restaurant en Italie

Il y a déjà plus de quinze ans dans un joli restaurant de Florence, nous nous étions amusés avec mon ami en observant nos voisins de table. Ces deux beaux garçons stylés, vêtus élégamment à l’italienne, avaient déposé chacun de son côté, comme un couvert supplémentaire, leur smartphone dernier cri. À peine avaient-ils commandé que nous les vîmes décrocher leur téléphone et commencer à parler. Aujourd’hui comme le montre l’image, ils consulteraient des messages ou écriraient. À l’époque, nous nous étions demandé en riant s’ils s’étaient appelés mutuellement. L’image générée par l’intelligence artificielle montre bien qu’ils ne communiquent pas entre eux… mais l’IA n’a pas compris que je voulais les voir face à face !
Bon, en tout cas, on voit bien que l’attention des garçons ne se porte ni sur ce qu’ils mangent, ni sur la personne avec laquelle ils sont censés déjeuner. ils réussissent donc à s’isoler en allant déjeuner ensemble.
Voilà pourquoi à l’entrée de ma maison on dépose son colt et son smartphone afin d’éviter ce type de parasitage !
Urgences et distracteurs

À l’ère du numérique nous les connaissons ces distracteurs en tous genres : agendas intrusifs, notifications d’applications… messagerie électronique qui exige des réponses immédiates.
Aujourd’hui même les musiciens classiques dit-on, jouent plus vite leur partition. De fausses urgences se sont emparées de nous. J’ai été averti étape par étape de l’arrivée d’un livreur. Bip ! bip ! Outre le fait que ça le pistait outrageusement, cela mettait mon cerveau en mode alerte, l’empêchant de penser. (En revanche si vous allez “aux urgences” de l’hôpital vous risquez d’attendre longtemps).
Quand nous allons sur Instagram nous faisons travailler nos yeux, nos oreilles et notre pouce pour scroller. Nous passons très vite, parfois l’un des messages capte notre attention. Mais qu’en restera-t-il trente minutes après ?
J’ai vu un homme faire un câlin à une vache.
On peut aussi swiper de gauche à droite ou de droite à gauche selon nos goûts afin de choisir un partenaire sur un site de rencontres en le faisant encore plus vite que pour cliquer sur le menu de notre choix à la borne du fast-food.
Tout ça c’est de la même logique tout comme celle du flash urgent sur l’écran de la chaîne d’info en continu qui alerte d’un événement, ou du pop-up qui nous propose une publicité ou un abonnement formidable sur un site…
Ça nous ramène à la civilisation du poisson rouge décrite par Bruno Patino dans son traité.
Il faut pour vendre attirer notre attention le plus vite possible.
Nous empêcher de penser, nous isoler, nous opposer pour mieux nous soumettre
C’est l’économie de l’attention. Mais cette économie n’a pas seulement une vocation commerciale. Elle ne sert pas seulement à augmenter plus encore la fortune des super-riches.
Il s’agit de nous mitrailler dans un flux constant d’informations venant nous percuter comme une pluie de missiles. Pour que le stimuli soit efficace, il est nécessaire d’ augmenter la dose et la puissance : il faut du spectaculaire, du buzz, du scandale, de l’émotion.
Cela nourrit le pire en nous : ai-je obtenu des like ? a-t-on réagi à mon message provocateur ?
Certaines personnes s’exposent au harcèlement. Celui-ci est indigne mais on les voit sombrer dans l’auto-justification, sommées d’argumenter non sur ce qu’elles font mais ce qu’elles sont. Et les voici dans une souffrance qui peut les mettre en danger.
Nous devons réagir très vite au fil qui se déroule et le fake ou la post-vérité ne sont là que pour noyer le poisson de la rationalité en créant une sorte de méli-mélo ou de gloubi-boulga indigeste.
Du stress ! de la dopamine ! Trier n’est pas aisé. Nous sommes devenus les travailleurs à la chaîne de Chaplin, sur une chaîne accélérée et immatérielle où il devient difficile de discerner la véritable image du montage.
Chacun est sommé de prendre position sur tout et très vite les divisions, la compétition, l’agressivité envahissent les échanges. L’ennemi n’est pas seulement l’étranger présenté par des étiquettes réductrices, il peut potentiellement être notre voisin. Il doit être notre voisin. C’est l’ère du soupçon généralisé.
D’ailleurs un employeur potentiel va vérifier le profil Facebook du candidat qui se présente à lui.
Nous pouvons nous plaindre “du système” mais tout ce qui permettrait de trouver des solutions collectives est vite évacué ou présenté comme irréaliste, extrémiste (le mot utopique n’étant plus assez fort et risquant de suggérer le rêve !)
Impossible de se centrer, de se concentrer, d’apprendre, de mettre à distance. Terrible moment pour les enfants percutés de plein fouet. C’est plus de l’infobésité, c’est du gavage. et notre main cherche…
— où ai-je posé le smartphone, au cas où ?
Au cas où quoi ?
Plus de temps pour le recul, plus de temps pour l’interprétation, la nuance ou la pédagogie. Et encore moins pour la poésie !
L’illibéralisme nourrit ces pratiques qui permettent de pervertir la démocratie. Est-ce presque sans violence physique ? La façon dont les manifestations sociales sont traitées ces dernières années dit le contraire. Les guerres entretenues à nos portes sont une façon aussi de nous faire peur à l’intérieur. Les budgets militaires sont énormes. La guerre outre le drame pour celles et ceux qui la vivent est aussi une façon de détourner notre attention des véritables urgences. Le terrorisme est au service de la répression.
De gros scandales sont mis en avant. Que masquent-ils ?
Le buzz; le scandale, le sensationnel peuvent être des outils destinés en réalité à éviter de chercher les causes profondes des problèmes… On fait diversion. On peut aller trouver mille exemples dans les faits divers où l’on ajoute des lois aux lois sans analyser les causes.
Les applications numériques permettent d’espionner nos faits et gestes. Nous laissons faire et réagissons mollement. Nous participons à notre propre asservissement ! Nous acceptons une intrusion dans notre vie privée que nous ne concèderions pas à nos proches…
Ce n’est pas pour rien que le sucre avec son flot de diabétiques submerge notre société. Il s’inscrit dans cette logique de récompense à court terme.
La dictature de l’impatience et la recherche rapide de stimuli agit comme le font certaines drogues et certains traitements médicaux. Les uns abrutissent, les autres énervent. Aucun n’enseigne à reprendre la main. On n’attend pas des citoyens mais des consommateurs.
Il ne s’agit surtout pas d’être complotiste mais de comprendre que la logique dominante est délibérée. Le numérique permet une intrusion extraordinaire dans notre quotidien. La société de l’information et l’économie de l’attention ne sont pas des outils d’émancipation.
Reprendre la main et résister
— On ne déjeune pas avec le diable même avec une longue cuiller.
L’ expression reprise par Raymond Barre évoquant Jean-Marie Le Pen me vient bizarrement à l’esprit pour souligner qu’il y a un moment où l’on peut refuser de céder à ces sollicitations, à cette domination du tout numérique sur nos vies.
Rester sur Twitter n’était plus possible pour des raisons morales mais aussi de préservation mentale.

Dire stop, refuser de nous laisser voler notre attention c’est d’abord marquer notre liberté, notre indépendance d’esprit.
Je veux choisir ce que je lis, ce que je souhaite consulter et pouvoir prendre le temps d’apprendre, chercher, me tromper. Je revendique le droit de réfléchir, de chercher à m’élever, ne pas me laisser dicter mon agenda et mettre à distance pour mieux comprendre.
Il n’y a pas besoin (au contraire) d’être ultra-connecté pour s’informer à bon escient. Notre santé mentale, notre capacité à mieux nous centrer, mieux nous enrichir ne s’en portera que mieux.
Si nous préférons renouer avec le contact direct, poser notre smartphone, prendre le temps de lire et d’écrire, nous serons plus disponibles à nous mêmes et aux autres.
Quand on a inventé le téléphone, il y avait des gens qui s’offusquaient qu’on puisse les “sonner”. Ils trouvaient ça irrévérencieux. Les bourgeois enseignèrent à leur bonne comment répondre au téléphone. Quand j’étais cadre, les vertus d’une bonne secrétaire étaient souvent dans sa capacité à filtrer les appels et éviter que l’on ne dérange le patron.
Aujourd’hui des amis s’étonnent : tu n’as pas vu mon message ?
Mais ils ont appris que non, je ne suis pas disponible en permanence. En revanche, je rappelle toujours.