S’il est une pratique aussi mortifère que la dernière pandémie, c’est celle de la disqualification. Arme de destruction massive, la disqualification est hautement toxique. Elle vise à empêcher de penser et fabrique de l’exclusion. Sans exclure celles et ceux qui la pratiquent (ce serait contreproductif), on ne peut que tenter de pratiquer l’assertivité et s’engager d’un point de vue éthique en proposant d’autres façons de faire, dont celles de renouer avec le dialogue, puis le compromis qui ne relève pas du renoncement, mais de la capacité à faire société. Et ça urge un peu.
Ça disqualifie à tout va !
Il suffit de consulter les réseaux sociaux, d’écouter la radio… les politiques.
Ce matin, j’entendais sur une radio nationale une « humoriste » disqualifier un mouvement étudiant sans jamais aller sur le fonds des arguments, en procédant de raccourcis, d’amalgames et d’insinuations jamais étayés. La démarche était d’autant plus aisée que l’intervenante ne prenait aucun risque : pas de contradicteur en présence, une opinion d’emblée acquise… Le dénigrement facile assorti d’une absence totale de compréhension ne visait qu’à favoriser une vision binaire… Tout cela fait avec le pouvoir d’un grand média.
On entend beaucoup en ce moment – la thématique est proche- un certain nombre de politiques et de médias s’exprimer à propos du « manque d’autorité » qui serait la cause des dérives de la jeunesse (en procédant là aussi d’amalgames ou de raccourcis). On pointe alors du doigt tour à tour « les écrans » et les parents comme responsables. Cela permet de se dispenser de s’interroger sur les perspectives offertes à la jeunesse de s’émanciper et de se projeter.
Les difficultés de l’école relèvent des enseignants qui ne seraient pas assez qualifiés voir qui sciemment refuseraient d’imposer leur autorité ou de transmettre des connaissances. Si besoin on disqualifiera l’institution elle-même en l’accusant de laxisme et de vouloir faire baisser le niveau.
Les chômeurs, souvent « peu qualifiés » et qui donc s’inscrivent dans la durée longue, sont également soupçonnés non seulement d’être « les mauvais élèves de la classe » (ils n’ont pas obtenu les bons diplômes, sous entendu ils n’ont pas fait les efforts nécessaires…) , mais encore de « profiter du système ».
Un certain nombre de minorités sont disqualifiées car elles voudraient imposer « leur idéologie ». Non, elles voudraient juste la possibilité de vivre dans leur singularité.
La disqualification est souvent une pratique permettant d’exclure, de marquer une rupture. Elle peut vouloir se situer d’un point de vue « moral » mais elle devient vite de la « moraline » si elle n’a pas au moins l’argument du respect de la Loi. La Loi, en principe, dans un pays démocratique, exige des preuves, une procédure, la possibilité au mis en cause de s’exprimer.
La disqualification d’autrui est un « racisme social » (fondée parfois sur le racisme le plus ordinaire) qui non seulement peut mettre en exergue les origines réelles ou supposées, sa catégorie sociale, son milieu …pour lui ôter d’emblée le droit d’être reconnu-e comme personne.
La disqualification est l’un des outils préférés des personnes toxiques en quête du point faible de la personne à dominer.
Peu ou prou chacune et chacun d’entre nous a pu ou peut la pratiquer. Parfois pris par la colère, sa propre expérience de vie, ses difficultés… Il faudrait alors qu’une sorte d’aptitude à la médiation et la régulation collective nous permette de rappeler que « disqualifier c’est se mettre hors jeu ». Diffamer ce n’est pas dire des choses fausses, c’est dire du mal d’autrui. Quel but poursuit-on alors ?
Nier l’autre dans sa légitimité
Frapper l’autre d’indignité en ne passant que par le tribunal de la diffamation, nier l’autre comme personne, décréter qu’il ou elle n’est pas légitime pour s’exprimer c’est lui dénier la possibilité d’être un ou une citoyen-ne avec les mêmes droits et devoirs.
Le joueur qui a été disqualifié par un arbitre sur le terrain l’aura été en général après un avertissement et sur la foi de preuves. Ce sont ses actes qui sont jugés. La disqualification « morale » repose sur des règles non écrites et souvent hautement subjectives dans leur interprétation. On est plus ou moins « tolérant »…
Disqualifier une personne, un groupe, c’est lui dénier le droit d’exprimer un point de vue. « Tu n’as pas à donner ton avis (surtout s’il diverge de celui du pouvoir ou de la société), tu dois rentrer dans le rang ».
Tu n’es qu’un enfant, tu ne peux pas comprendre… »
C’est souvent un outil de domination des adultes sur les petits leur niant le droit d’une personne. Il n’y a pas besoin de disqualifier ou d’humilier pour poser un cadre. La Justice s’accepte dès lors qu’elle montre la possibilité de l’équité et de la rédemption… Disqualifier c’est ne pas croire en l’éducabilité.
La personne disqualifiée se trouve alors avec le risque de perdre l’estime d’elle-même ou alors de se radicaliser… attitude attendue avec bonheur par le Tartuffe pourfendeur qui aura beau jeu de dire « je vous l’avais bien dit, il est indigne de… »
Dans certains cas, le jeu de la disqualification peut être pratiqué en réciprocité. Ça mène invariablement à la guerre.
Il y a dans la pratique de la disqualification, une attitude inquisitrice où il s’agit de mener toujours le procès à charge. Le but n’est pas de faire évoluer une situation mais crier et exclure pour empêcher de penser, de dialoguer, de progresser.
Auto-régulation
Comme je le dis plus haut, il peut m’arriver de disqualifier autrui non en fonction de ses actes mais de présupposés. Il ne s’agit pas non plus d’être naïf. « Tu me dis que tu crois que… prouve-le ! et pas seulement en paroles mais en actes. «
Pour être crédible, il faut être en accord avec ce que l’on prône.
Quand je voyais un professeur hurler à ses élèves d’arrêter de crier, il y avait là au moins un problème de méthode mais surtout de cohérence.
C’est souvent un véritable travail, il faut s’inhiber…
Oui, une grosse fortune obtenue par le simple héritage c’est un signe d’aristocratie et non de méritocratie… mais tant que la Loi n’interdit pas l’héritage, je peux dire que d’un point de vue moral je refuserai l’héritage pour moi même, je peux être choqué qu’une personne abuse du pouvoir de l’argent… mais je n’ai pas à disqualifier Monsieur X parce qu’il serait un héritier… je ne pourrais que le féliciter s’il partage sa fortune… et militer démocratiquement pour que la fraternité puisse un jour s’exercer…
Disqualifié
Dans un monde de compétition, où la singularité n’est pas forcément promue, il m’est arrivé d’être disqualifié.
Parfois, la pression sociale est si forte, il n’y a pas besoin de l’action d’un tiers : le syndrome de l’imposteur fait seul son travail de sape.
J’ai pu par le passé être disqualifié ou dénié dans mon droit à m’exprimer en fonction de ma position sociale. J’ai même lu et reçu des propos assez immondes qui mine de rien, bien qu’on prétende le contraire, blessent…
Peu-être pour cette raison aussi, j’essaie d’éviter de disqualifier autrui.
Je peux poser des questions, demander des preuves… montrer que je souhaite mieux comprendre, confronter la personne aux faits sans non plus me transformer en procureur…
Dans tous les cas, il va falloir se parler, dialoguer, voir quelle place on peut et doit donner à chacune et chacun. Il vient un moment où l’on doit se dire qu’il faut se parler… Les limites sont celles de la Loi. Si la Loi ne va pas, elle peut évoluer et parfois, il faudra même militer pour cela… On dit bien que notre pays est une démocratie « sociale ». Ce n’est pas seulement une majorité, c’est à dire la moitié des voix plus une qui peut strictement tout imposer aux autres. Nous avons un devoir de négociation.
S’il faut choisir, si les arguments ne permettent pas de trancher simplement, l’art du compromis est tout à l’honneur d’une société « civilisée » et en mouvement…
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