Pour rappel, tout au long du mois de juillet, ce journal fait la part belle à la poésie.
Dans une vie rude, agitée, en infobésité, traversée de violences et d’incertitudes, il semble difficile, irréaliste même, d’aller « chercher la poésie au quotidien ». Pour certains, il y aurait là quelque chose de naïf, qui céderait au sentimental et s’opposerait au pragmatisme nécessaire pour affronter le réel.
Pourtant, intégrer la dimension poétique de sa vie, la développer, la nourrir au quotidien , peut-être la chance de vivre le présent, de se relier à soi, aux autres et au monde…
Vivre en état poétique
La poésie ce ne sont pas seulement des mots, des images, des sentiments, des sensations… Ce n’est sûrement pas un « genre littéraire ».
La poésie n’est pas un art « décoratif », fait pour « faire joli » et il ne suffit d’ailleurs pas d’écrire des mots gentillets en les faisant rimer puis en les associant avec une belle image sur un fond sonore « mélodieux » pour que ça fasse poésie.
Au contraire même.
Vivre en état poétique, « vivre en poésie » comme disait Guillevic que je cite souvent, c’est une façon de se rendre disponible au monde, de se laisser traverser par lui, d’aller à sa rencontre… une sorte d’état de conscience, un flux, d’être dans le « fllow »…
Guillevic disait : « j’appellerai vivre en poésie : prolonger le réel non pas par du fantastique, du merveilleux, des images paradisiaques, mais en essayant de vivre le concret dans sa vraie dimension, vivre le quotidien dans ce qu’on peut appeler – peut-être – l’épopée du réel. »
On peut aller faire ses courses « en poésie »
Bien sûr, nanti de sa liste, avec son portefeuilles, son cabas… faire ses courses peut sembler n’être juste qu’une corvée.
Certains ont le luxe d’un joli marché empli de sensations diverses : couleurs, odeurs, voix, appels des marchands, vie des animaux et des humains…
Mais même le supermarché le plus sinistre permet d’aller au réel avec poésie ou d’y trouver de la poésie.
Un bout de ciel entre les bâtiments, le dessin laissé par l’eau sur le sol lavé, les odeurs mêlées qui peuvent parfois être rebutantes et puis la mise en scène des objets à vendre où malgré la laideur se glissera un souvenir, une allusion, un slogan publicitaire que l’on fera jouer dans sa tête en le détournant.
Cette vieille dame perdue entre les rayons, prenant des articles pour les examiner, puis les reposant, puis passant de rayons en rayons dans une improbable quête : solitude, désir réel ou refoulé…
Vivre en poésie c’est regarder, s’inquiéter et questionner, se laisser être touché, imaginer…
C’est l’enfant qui trouve à jouer entre deux caisses.
Des regards furtifs, d’autres drôles dans leur aptitude à être hautains en poussant royalement leur charriot empli de vacuité…
Au supermarché les gens ne se rendent pas compte qu’ils sont encore plus nus qu’à la piscine publique ou dans leur salle de bains. Les objets qu’ils accumulent sont autant d’aveux intimes.
L’hôte de caisse sait tout de nos vies.
Ce matin, comme il y avait peu de monde, le jeune homme qui m’accueillait avait ce talent de n’être pas seulement dans la parole automatique et commerciale, mais dans l’échange, par la parole et le regard. Il me parlait et je le voyais aussi entrer dans l’intimité des objets que j’achetais, les soupesant, estimant, devinant mon style de vie, mon alimentation et avec délicatesse me reconnaissant parce que je le reconnaissais aussi dans son accueil, sa grâce, son regard…
Nous ne nous reverrons pas forcément mais nous avons vécu pleinement cette rencontre. C’est à dire que nous l’avons emplie de joie, d’attention au réel, d’échange…
Vivre la poésie du quotidien pour supporter la vie
L’hypersensible s’imprègne comme une éponge du moindre fait et ne se laisse pas traverser. Il se gorge de tout ce qu’il ressent comme l’éponge se laisse gorger d’eau, il est lourd, c’est difficile.
Celui qui n’est pas capable d’empathie, de poésie, d’attention, se replie, se ferme aux autres et les chocs vont heurter sa carrosserie le rendant plus fermé encore et peut être atrabilaire et dans le ressentiment.
Vivre la poésie du quotidien c’est à la fois être à l’écoute du réel, y prendre sa place, tout à la fois le ressentir et aussi être capable de goûter « le beau » pour en faire sa consolation…
C’est trouver dans le cadre imposé l’espace de liberté.
C’est chercher la différence sous l’uniforme.
Après, plus tard, on transformera cela en mots, en rythmes…
La fabrique de poésie
Le poète ne s’installe pas à sa table en se promettant d’écrire une belle œuvre à partir de quelques ingrédients finement choisis. Le poète n’est pas un cuisinier. Le cuisinier peut-être poète s’il s’autorise justement cette petite « note » qui colorera son « plat » d’une saveur nouvelle, inattendue…
On peut avoir de la technique, on devra bien écrire avec ce qu’on est et ce qu’on a vécu.
On est la voix et la caisse de résonance, on a ou pas trouvé le tempo pour dire.
La fabrique de poésie puise ce matériau formidable que l’on ne cesse de recueillir partout et pas seulement dans les vieux souvenirs.
Il s’agit de faire de la métaphore, d’ajuster les mots pour voir ce qu’ils donnent entre eux, d’accepter parfois la surprise comme le fait que ça ne marchera pas forcément. Mais la poésie n’a pas besoin d’appareils complexes.
Celui qui se prive de la poésie et des poètes se prive d’une part de lui même.
Chacune, chacun devrait oser écrire de la poésie, pour soi, pour les autres. Nous devrions tous avoir près de nous un carnet de poèmes.
La poésie de pleine conscience
Loin de moi l’idée de céder à je ne sais quelle mode ou pire encore de sombrer dans je ne sais quelle pratique religieuse ou sectaire… Je dis cela car on trouve sur le net des liens qui relient poésie et méditation de pleine conscience, pourquoi pas, mais qui vont aussi mener à des pratiques religieuses portées par des sectes ou des coachs (les prêtres des temps modernes) dont les intentions ne sont pas toujours claires.
Toute pratique consciente suppose une éthique qui s’attache notamment au respect absolu de la liberté individuelle.
La poésie est un questionnement mais ne porte pas forcément de réponses.
Bouddha lui même dit-on se méfiait des religions (dont celle de l’argent).
Alors c’est vrai, la poésie peut aider à méditer, elle peut aider à s’inscrire dans le réel, dans le présent, elle peut aider à reprendre la main sur le temps, notre temps intérieur, en l’inscrivant dans le temps plus large du vivant et du minéral.
Toute lecture attentive d’un poème retient le temps ou plutôt l’élargit…
La poésie peut être un moyen, un vecteur, une aide, une approche pour oser nous inscrire pleinement dans le moment. Savoir s’arrêter, s’installer dans le temps. Celui de l’insecte sur le brin d’herbe, de cet enfant qui attend le bus et s’inscrit dans le paysage… être au présent, en osmose (plutôt qu’en symbiose), c’est à dire pas seulement observateur extérieur, mais celui qui prend sa place et se relie vraiment à ce qu’il se passe.
Il y a cette beauté du vivant, cette grâce, cet émerveillement que la dureté peut blesser mais qui si nous savons la regarder nous désigne la valeur du beau.
Le beau n’est pas du tout une question de goûts et de couleurs qui ne se discuteraient pas. La beauté n’est pas sans défauts.
Si des poètes ont pu servir des sales causes, la poésie refuse la violence. Elle est sensible par essence à la violence qu’elle refuse (et la laideur, l’arrogance, la vulgarité en sont des expressions).
La poésie de pleine conscience nous relie tranquillement à ce réel, elle l’investit.
Intégrer la poésie dans son quotidien, c’est d’une certaine façon choisir un « art de vivre ».
Après suivront les mots.
« Écoute ! Il pleut ! »
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