Vous souvenez-vous comment vous avez appris à lire ? Si on interroge les personnes, ces souvenirs étant liés à l’enfance, il n’est pas facile de reconstituer les choses avec précision. Certains diront : j’ai appris à lire avec Madame Untel ou Monsieur Truc. Nous avions telle ou telle méthode… Mais être capable de discerner les mécanismes et surtout le moment où l’on est devenu une lectrice ou un lecteur autonome, c’est une autre affaire…
Sur un réseau social j’étais interrogé sur cette question. Elle fut fondatrice de mon parcours scolaire et même de mon approche de la connaissance d’une façon générale, car je n’ai pas appris à lire à l’école.
Langage, histoires et lectures
Ma première chance, ce fut que ma mère me parle très tôt, dans un langage simple mais riche et précis. Pas de ces petits mots idiots ou de ce langage « bébé », pas d’utilisation de la troisième personne du type, « maman est contente, bébé a bien mangé sa sousoupe… » Une langue riche et exacte où les objets étaient nommés. Pas de confusion entre l’évier et le lavabo… le tabouret ou la chaise… C’était un privilège. C’est ce qui manque à beaucoup. Dans nombre de familles le capital de mots à disposition est trop faible. Alors, si j’ai eu ces mots à la maison, j’ai acquis aussi la conviction que c’est le devoir premier de l’école maternelle de les donner.
Ma deuxième chance c’est que je pouvais avoir des interactions riches et nombreuses avec les adultes. On répondait à mes questions, on attisait ma curiosité et plus on me montrait, plus je voulais savoir. Le langage vint tôt. On m’appelait petit « le moulin à paroles ».
Ma troisième chance fut d’être baigné d’histoires et de chansons. Chaque jour une histoire au moins et assez vite des histoires lues. Et des chansons ou des comptines à foison, le plus souvent issues de la tradition… C’étaient à la fois des histoires nouvelles, nourrissant l’imaginaire, pas des versions trop simplifiées… mais aussi des histoires relues à la demande. J‘avais une affection particulière par exemple pour un album qui racontait l’histoire de Blanche Neige et que je finis par connaitre par cœur.
De la relecture au questionnement
À force de m’entendre lire et relire la même histoire, je compris d’abord :
- que chaque texte lu (donc écrit) est « stable » et ne devait pas changer. C’est à dire que je compris que ma mère devait lire et raconter la même chose. Je repérais si elle se trompait par exemple, mettait un mot pour un autre… (On me l’a raconté…).
- j‘ai progressivement montré les mots sur la page en demandant « c’est quoi ça ? «
J’avais fait le lien entre le mot écrit et ce que ma mère me disait.
N’en déplaise à certains, j’ai appris … par une méthode globale ! Car petit à petit, je reconnaissais les mêmes mots sur la page.
Puis je suis descendu vers les lettres… de question en question, de précision en précision… comprenant que « bateau » ce n’était pas « navire » et que cela se vérifiait.
Apprendre
J’ai donc appris par la méthode de « question/vérification, répétition » puis, entrant dans les mots, j’ai appris les lettres et la combinatoire plus pour « vérifier » au début que « déchiffrer »…
C’est à la fin de l’école maternelle, quand la maîtresse découvrit que je savais lire, qu’il fut question de me faire « sauter » le cours préparatoire. De fait, on me fit passer par un manuel de lecture, dévoré bien vite, et qui avait surtout pour vocation de vérifier ou d’ancrer mes connaissances…
Des livres !
Et très vite je pus accéder seul aux livres. Des livres pour enfants, mais à tous les livres que je voulais… J’ai d’ailleurs eu plus tard un accès sans limite à la bibliothèque des grands. Aucun interdit à ma curiosité.
Écrire
Le défaut probable de cette approche, c’est que j’ai appris à écrire de façon empirique. Pour reproduire d’abord et assez vite inventer des histoires ou écrire des lettres. Les modèles modèles d’écriture et les techniques sont venus tardivement…
Il y avait de toutes façons un décalage entre la maturité du lecteur et la possibilité de former les lettres avec précision. C’est lié au développement du cerveau et à la maîtrise du geste. Si j’ai pu apprendre à bien écrire, ce fut assez tardif. Mon écriture a été chaotique jusqu’au cours élémentaire deuxième année…
Déception
J’ai souvent raconté combien l’arrivée en élémentaire fut décevante. J’avais eu une maitresse de grande section formidable, très ouverte, qui nous faisait faire plein de choses… Débarquer à cinq ans et demi chez un jeune maître qui faisait régner la terreur et proposait un enseignement sans saveur fut un choc compensé heureusement par les copains avec lesquels j’ai pu m’amuser et inventer des histoires.
Les lectures du manuel en classe étaient tristes à mourir. Heureusement, il y avait la librairie ou la bibliothèque. Je crois aussi que ma mère continuait de nous lire des contes ou des textes plus difficiles.
Je fus assez vite un bon lecteur pouvant accéder à des romans riches proposés en général à des plus âgés que moi.
Enseigner ?
Quand je devins enseignant, le cours préparatoire était pour moi la « classe mystère ». Pas facile de bien enseigner ce qui vous parait simple et couler de source… Il a été nécessaire de refaire le chemin.
La lecture reste l’objet de polémiques imbéciles ravivées notamment en 2007 au sein même du ministère sous l’influence d’un personnage qui deviendra ministre plus tard et dont on mesurera un jour le travail de sape qui fut le sien…
J’ai mesuré aussi « l’effet maître » qui pouvait dans une certaine mesure dépasser le choix de la méthode. Une année, je reçus comme élèves en classe de cours préparatoire, neuf élèves de milieux culturels divers, qui avaient déjà été mes élèves en moyenne section. Le simple fait de me connaitre et de m’apprécier fit que ces élèves surent lire dès le mois de novembre. Cela stimula tout le groupe d’ailleurs… mais on voyait bien l’importance du versant psychologique. Certains d’entre eux avaient commencé à entrer dans la lecture dès la moyenne section…partant du principe que je ne les avais pas empêché d’apprendre…
Les empêcheurs
Car si très souvent nous recherchons « les bonnes méthodes », il serait opportun d’examiner tout ce que nous mettons comme obstacles aux enfants pour les empêcher d’apprendre. Sans vouloir polémiquer, un certain nombre de méthodes très techniques montrent qu’il n’est pas fait confiance à l’intelligence, à la motivation par le plaisir et l’on contient même l’élève dans un apprentissage par étapes qui n’éclaire pas le but à atteindre.
Je pense qu’il faut montrer le but à atteindre (accéder à la puissance et la beauté des histoires, à la possibilité de penser par soi même grâce aux livres) et accepter que tous les enfants ne marcheront pas sur le même sentier du même pas cadencé.
Je prétends qu’un certain nombre de personnes, qui se pensent de l’élite, par le mépris intégré – parfois inconscient- qu’elles ont des classes populaires, limitent sciemment ce qui pourrait favoriser l’autonomie de l’élève.
Autodidacte
Apprendre à lire « seul » ou en tout cas en dehors de l’école et hors d’une méthode figée, m’a permis d’oser apprendre beaucoup de choses en autodidacte. J’ai parfois été une sorte de passager clandestin m’appropriant des connaissances hors du parcours classique, notamment universitaire.
Cela m’a permis d’oser aller vers des connaissances diverses, dans des domaines qui ne m’étaient pas a priori ouverts, avec l’autonomie de l’autodidacte qui ose expérimenter mais avec les limites de l’empirisme. C’est à dire que j’ai pris parfois des chemins un peu longs et commis des erreurs d’appréciation ou de méthode… Je pense pourtant qu’il faut continuer de laisser les jeunes enfants expérimenter et manipuler… tout en leur montrant notamment par le biais de l’apprentissage vicariant qu’on peut aussi apprendre en imitant, en observant… À ce titre, copier sur le voisin même si c’est mal vu, peut-être une sacrément bonne idée. Les artisans connaissent bien !
On copie, on imite puis on invente à son tour.
L’ennui c’est qu’aujourd’hui le conformisme envahit tout et empêche l’école de se renouveler et d’inventer de nouvelles approches qui intègreraient les connaissances actuelles en prenant en compte le contexte de cette époque en pleine mutation !