C’est un samedi où l’on ne parlera pas politique. Au loin dans la vallée, de lourds nuages noirs s’accumulaient ce matin. Un souffle chaud a traversé soudainement le jardin. Maintenant il pleut, mais le chien, allongé sur la terrasse reste contemplatif. Il est plus sage que moi, relié aux mille signes, bruissements, parfaitement dans le temps présent.
Les cadeaux du jardin
En Provence, l’été, ma grand-mère se levait avant tout le monde. Très tôt. C’était son moment à elle. Quand l’heure était fraiche encore, dans sa grande chemise de nuit, elle faisait le tour du jardin et arrosait ses fleurs. Elle goutait cette paix avant que les enfants, la famille, les amis de passage n’envahissent la cuisine. Ainé des petits enfants, j’osais parfois venir troubler sa quiétude avec mes bavardages de jeune garçon qui se levait déjà tôt. « Longtemps je me suis levé de bonne heure » (la formule n’est pas de Tonton Marcel mais de Philippe Caloni qui fut la voix d’Inter dans les années 80) … Elle ne m’a jamais renvoyé dans ma chambre, je me rends compte pourtant à quel point ça devait être rasoir d’avoir son petit fils bavard dans les pattes… elle aurait peut-être aimé rester seule…
Mais j’ai gardé de cette complicité matinale, le goût du jardin le matin, des découvertes et des cadeaux apportés par la nuit… Bestioles qui passent, insectes discrets, fleurs qui s’épanouissent ou boutons qui se forment comme autant de promesses.
Chaque jardin recèle ses surprises. Ici, je ne connais pas encore l’intimité du lieu. C’est la première année. Entre les herbes surgissent impromptues des coquelourdes, là le millepertuis s’étale… la petite jachère révèle ses surprises. Un arbre à papillons né sans intervention humaine se déploie sans vergogne. Dans la haie où de nombreux buissons se mêlent, je découvre un hibiscus. Les rosiers ici se plaisent et sont généreux… Le laurier rose met ses taches de couleurs… Il faut parfois aller chercher le nom oublié d’une fleur… Ailleurs un semis que je croyais condamné offre soudainement une capucine ou un cosmos… le liseron s’interpose parfois et si les ronces sont agaçantes à vouloir tout enserrer, je sais bien que chacune et chacun à sa place au jardin.
À trop vouloir l’ordonner, on en ferait un lieu triste et stérile. Métaphore…
Émotions
Ce ne sont pas seulement des surprises. La joie de les découvrir ces cadeaux. Ce sont des émotions. Les fleurs, ce n’est pas juste « joli ». La fleur d’hibiscus lorsqu’elle se révèle n’est pas seulement une œuvre d’art incroyable, elle est troublante sensualité. Il n’y a rien de plus intime, de plus touchant.
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige ! (Baudelaire...)
"Baiser ! Rose trémière au jardin des caresses !" disait Verlaine.
Je méditais; soudain le jardin se révèle
Et frappe d’un seul jet mon ardente prunelle.
Je le regarde avec un plaisir éclaté;
Rire, fraîcheur, candeur, idylle de l’été !
Tout m’émeut, tout me plaît, une extase me noie,
J’avance et je m’arrête; il semble que la joie
Était sur cet arbuste et saute dans mon cœur!
Je suis pleine d’élan, d’amour, de bonne odeur,
Et l’azur à mon corps mêle si bien sa trame
Qu’il semble brusquement, à mon regard surpris,
Que ce n’est pas ce pré, mais mon œil qui fleurit
Et que, si je voulais, sous ma paupière close
Je pourrais voir encor le soleil et la rose.
« Les Eblouissements » Anna de Noailles (1876-1933)
Luxe du détachement
C’est un luxe, c’est une joie. Au delà de la beauté telle qu’elle s’offre aux yeux, au delà des émotions qui nous traversent, la promenade au jardin nous relie au présent, dans ce qui est à la fois fragilité et vie…
S’oublier dans la fleur que l’on admire, laisser ses sens boire le réel, se laisser traverser par ce flux, « être dans le flow »… il n’y a pas besoin d’intellectualiser pour s’abandonner à ce bonheur.
C’est un luxe, car il faut trouver un jardin… Parfois, il faudra dénicher un square, une allée, parfois il faudra partir marcher dans la nature et la retrouver au prix d’efforts…
On a crée dans certaines villes des univers désincarnés où la nature et les jardins peinent à se faire une place. Ce n’est pas un hasard si ce sont des lieux de violence…
Je ne veux pas être grave ici, juste souligner à quel point quelques minutes passées le matin à « faire le tour du jardin » peuvent transformer la journée en l’apaisant, en l’emplissant…
Gratitude
Ces cadeaux apportés par la vie méritent gratitude. Le jardin mérite attention et bienveillance et si l’on veut contenir son exubérance, il faut penser à rester mesuré dans les contraintes que l’on voudrait imposer à ce vivant que l’homme tente de dessiner à sa main oubliant qu’il n’en est qu’un des éléments …
Il pleut. Dans les allées entre les pierres, l’eau du ciel va réveiller la moindre graine. C’est ce message, cette volonté de la vie, d’un élan qui sans cesse cherche à s’exprimer qui engage. La vie partout, salvatrice, consolatrice, source d’énergie… Cette vie qui me survivra.