Dès lors que j’ai fait valoir mes droits à une pension de retraite, que sont devenues mes connaissances et mes compétences professionnelles ? Je n’ai pas ressenti de vide mais que faisons-nous de cette rupture qui soudainement nous range toutes et tous dans une catégorie classée à part, qui plus est associée à l’âge et à la décrépitude ? Une chose à laquelle je n’avais pas été vraiment préparé.
Ce rêve fréquent
Je rêve rarement que je reviens travailler en inspection. En général, on m’a appelé pour revenir enseigner en urgence dans une école perdue. J’y retrouve parfois – dans ces rêves- des collègues connus autrefois et qui n’ont changé eux ni d’âge, ni de classe… Et j’enseigne. Et ce sont des rêves joyeux où je me vois précisément faire la classe et surveiller la récréation.
Une ou deux fois, j’ai rêvé que je devais exercer en service partagé, entre enseignement et inspection. C’est ce que j’aurais aimé faire. J’ai toujours pensé qu’un inspecteur devrait conserver un service d’enseignement…
Saurais-je encore faire la classe ? Les programmes ont peut-être changé, mais je suppose que oui. Ne me parlez pas des élèves difficiles, mes “premiers” quand j’avais 20 ans m’ont accueilli me disant qu’ils avaient usé trois maîtres en quinze jours. Petite fierté : je suis resté. Quand j’y repense j’avais un sacré aplomb… Et j’ai enseigné aussi dans une énorme école au milieu des dealers. Souvenirs forts. Des gosses incroyables. Ne réveillez pas l’ancien combattant. Je n’aurais pas peur de ça.
Saurais-je encore mener une conférence, causer en séminaire, animer une formation ? Je crois que ça irait. Peut-être coincerais-je dans les procédures, les applications en ligne, les enquêtes, le nouveau jargon, les consignes… S’il le fallait, je m’en débrouillerais.
Ce n’est pas une offre de service
Je nourris pas de nostalgie. J’ai vraiment aimé enseigner. Conduire la classe, c’est un truc tellement plaisant que la dernière année, je m’étais trouvé des occasions, avant la COVID de faire la classe pour expérimenter avec les élèves et les enseignants des activités liées aux neurosciences s’il vous plaît. Les élèves vous rendent tellement, conduire un groupe, expliciter, lever des “secrets”, aider à franchir des étapes, stabiliser les connaissances, les voir apprendre et progresser, j’ai adoré.
Mais en soit cela ne me manque pas, cela me semble loin même si c’était il y a peu de temps.
Toute une vie pour Sainte Mère l’Éducation Nationale que j’ai quittée un peu plus tôt que prévu ne supportant plus le grand chauve mythomane.
Où sont passées mes connaissances et mes compétences ?
Non, la question n’est pas si je pourrais refaire, mais où sont passées mes connaissances et mes compétences d’antan? Comment mon cerveau a-t-il géré tout ça ?
C’est rangé dans un coin comme dans un tiroir ? Les a-t-il ensablées dans le désert de la nostalgie ? Le flux de le pédagogie s’est-il tari doucement ou a-t-il transformé cet ensemble, cette expérience en acquis utiles à mes nouveaux apprentissages, à ma nouvelle compréhension du monde ?
Le mot de retraite me semble inapproprié. Je ne me vois pas retiré du monde. Je ne me sens pas oisif, je ne connais pas l’ennui, mes journées sont trop courtes. Je me vois libre de travailler ce que je veux, comme je veux. C’est tout. On me donne une pension pour m’amuser, m’intéresser. C’est chouette. Profitons en avant d’être trop décati !
Apprendre
On parlait autrefois de formation permanente. Un bon enseignant ne cesse d’apprendre. Sur les connaissances qu’il enseigne, sur les élèves, sur lui-même.
Aujourd’hui je crois que je suis devenu à la fois mon propre élève et mon propre enseignant. Je moque mon empirisme, les pièges que mon pauvre cerveau et mes représentations initiales continuent de m’imposer… Et je m’épate quand je vois que je sais résoudre des problèmes nouveaux dans des champs de connaissance inattendus pour moi, qu’ils relèvent du numérique, des objets ou de la philosophie.
Créer
Dans mes anciens métiers, il fallait inventer beaucoup. Innover non pas pour innover mais pour regarder autrement. Le versant de la création artistique m’a toujours accompagné dans ma vie. Il est aujourd’hui pour moi une façon de plonger dans le présent et de rendre le monde non seulement supportable mais enrichissant, poétique, beau.
Dans le métier de l’enseignant, il y a une certaine esthétique du métier qui se traduit dans l’alliance entre forme et fond, surtout dans les petites classes. Je crois bien que j’ai gardé certains acquis de ce passé dans la façon de m’organiser et de mettre en scène ce que je produis.
Partager
Ce que je fais, par exemple avec ce blog, ce goût du partage, de la transmission, du questionnement, cette invitation non pas à suivre une prescription mais à oser, c’est la démarche de l’enseignant qui permet à l’élève d’essayer en toute sécurité, de voir ce que ça donne pour bénéficier d’un retour et reprendre, et progresser pour soi d’abord.
Je ne cherche aucune célébrité (ce serait idiot avec mon créneau) mais à faire avec sincérité dans une démarche qui se veut surtout une invitation. En classe, je faisais toujours ce que je demandais aux élèves. Si j’écris un poème et le partage, c’est tout autant pour donner l’envie d’en écrire que d’être lu…
Si je partage des questions, des élucubrations, un ton à part, c’est aussi pour susciter un écho chez autrui.
Prendre soin
C’était forcément une préoccupation de mes métiers. Au risque d’oublier de prendre soin de moi. Les semaines à rallonge, les priorités du métier envahissantes… j’ai connu au point où il a été utile de réapprendre à prendre soin de moi pour pouvoir continuer de le faire des autres… Les métiers de l’enseignement sont des métiers où la culpabilisation et la mise en cause sont fréquents. Et très souvent de façon injuste. On en garde des séquelles mine de rien surtout dans nos sociétés influencées par une morale où il est de bon ton de s’ auto- disqualifier et se sacrifier.
Un mouvement, un flux
Vie privée et vie professionnelle ont toujours été animées d’un mouvement, d’un flux.
Quittant mon métier, resté dans la même ville en Bretagne, j’étais souvent interpellé de façon sympathique mais un peu envahissante pour “faire pression” ou répondre à des questions de carrière… Il était évidemment exclu que j’appelle mon successeur pour lui donner des conseils à propos de Mme X ou de la carte scolaire. Pas plus pour donner mon avis sur un rapport d’inspection… Je ne m’étais pas attendu à ces demandes.
Cela a certainement accru ma volonté d’une rupture plus claire encore avec mon passé professionnel. J’ai quitté la Bretagne, je ne suis quasiment plus l’actualité pédagogique et encore moins les circulaires que je connaissais par cœur.
Si chacune ou chacun se forge sa conception propre ou pense sa fin d’activité professionnelle à l’aune de projets, outre le fait que cela pourrait être plus progressif en favorisant des transmissions douces, on devrait mieux former à ce nouveau moment. Ce n’est pas juste du temps libre. C’est apprendre à oser de nouvelles perspectives, oser des projets qui ouvrent et s’appuient sur l’expérience non pour reproduire des savoir-faire mais tirer parti d’une forme de sagesse qui aide à s’ajuster, relativiser, questionner le monde autrement.
Tout en renouant avec son enfant intérieur si possible…
