Ne leur demandez pas de raconter leurs vacances !

Publié le Catégorisé comme réflexions
des enfants qui lisent
"Children and Nature" by childrennaturenetwork/ CC0 1.0

C’est la question qui peut tuer. Celle qui noue bien des estomacs. Celle qui parfois fait plus peur que se mettre à poil pour la visite médicale. Celle que le maître ou la maîtresse va poser à la classe : « Avez-vous passé de bonnes vacances ? » « Qui veut nous raconter ses vacances ? » ou alors vient le terrible sujet de rédaction « Racontez un souvenir de vacances ». Non, ne leur demandez pas de raconter leurs vacances !

Même posée avec une réelle bienveillance, c’est une question impudique. Pour ne pas dire discriminatoire…

Que vais-je pouvoir raconter ?

Les uns exhiberont fièrement les tampons sur leur passeport. « Nous sommes allés en Floride puis à Singapour ou dans le château de Grand-Mère en Sologne ». Alors l’’enseignant fera tout pour garder le visage impassible. À ce moment là pourtant, c’est elle ou lui qui sera pris en flagrant délit de jalousie. « C’est pas avec mon salaire que je pourrais me payer un tel voyage ! Tout ça pour gaspiller plein d’argent dans des parcs d’attraction débiles au bout du monde ! »

Les autres enfants n’oseront pas toujours dire qu’ils sont allés chez leur tante à Courbevoie, que ce n’était peut-être pas si triste, malgré la laideur de l’immeuble et de l’appartement, mais elle n’était pas très gentille, rien de clinquant. Elle les gardait quoi.

Ou bien qu’ils sont restés chez eux, accrochés aux écrans jusqu’à ce que ça pique les yeux, jusqu’à s’endormir devant, jusqu’à se disputer et qu’enfin maman rentre épuisée après avoir fait le ménage à l’hôpital… « Par chance cette année, on a pu partir deux jours en Normandie ». Ou juste une journée dans le Parc de Saint-Cloud. Ou alors ils seront allés au centre de loisirs municipal… comme d’habitude. « On a fait des activités, mais Isabelle nous crie tout le temps dessus, il faisait chaud, en plus le centre de loisirs.. c’est à l’école ».

Ils doivent être 10 % à ne pas partir au moins une semaine dans l’année.

Parfois, l’enfant cherchera dans ses vacances ce qui « mériterait » d’être raconté. « Tu as quand même eu un bon souvenir que tu pourrais partager ? » Sous entendu, fais-donc un effort. D’accord tu es d’une famille pauvre, mais tu dois bien avoir fait un truc sympa« On a joué aux cartes avec Adèle ! »

On va se chercher des petits bonheurs pour faire bonne figure. Apprendre à se contenter de peu.

« On peut raconter qu’on a pris des glaces au Mac Do ? »

Les uns s’en tiendront à un inventaire froid. Du genre « je suis allé au musée de la poupée c’était très intéressant » ou « au parc machin, je me suis bien amusée… ». On raconte pour se débarrasser.

Les enfants sentent très vite qu’à l’école on attend une réponse « conforme ». Au mieux ils apprennent vite l’autocensure ou le mensonge… Il suffira d’enjoliver un peu comme pour raconter les cadeaux reçus à Noël.

Très peu oseront raconter les bêtises faites dans la cabane au fond du bois, ou qu’ils ont surpris leur grand cousin avec maman, qu’ils ont fait une fugue une demi-journée, qu’ils ont vu Papy tout nu et ivre ou qu’ils se sont merveilleusement ennuyés… parce que s’ennuyer (un peu) c’est bien aussi ! Surtout si le grand cousin vient nous chercher pour nous montrer comment bricoler un avion en basalte !

Parfois la maîtresse découvrira des révélations inattendues. Elle ne saura pas forcément quoi en faire.

« Mais non, on va pas faire une IP* pour ça » dira la directrice submergée de mille taches…

*IP : information préoccupante – signalement aux services sociaux lorsqu’on apprend l’existence d’une problématique inquiétante concernant la santé ou l’éducation d’un enfant…

numéro d'appel si enfance en danger 119

Ne pas dire n’efface pas !

Bien sûr, ne pas raconter n’efface pas les écarts, ne gomme pas la misère ou le gâchis. Les réseaux sociaux vont très vite se charger de confronter les destins parfois avec une certaine indécence ou violence… Ne pas dire n’efface pas, mais si l’on pouvait passer à autre chose qui réunisse tous les enfants !

Pas quelque chose qui les désigne dans leur appartenance sociale. Pas quelque chose qui finisse par laisser entendre que les vacances seraient une sorte de critère de réussite sociale, presque une obligation au temps libre pour légitimer qu’on va se plier ensuite aux contraintes du travail…

De la poésie s’il vous plaît !

Une poésie ! Une histoire ! Quelque chose qui allume d’abord l’imagination. Qui donne envie. L’humour n’est pas interdit. La fable animalière est bienvenue. Le conte plein de ressources !

Un petit quelque chose à apprendre qui soit savoureux, une chose nouvelle à essayer, faire et refaire.

Quelque chose qui enrichisse culturellement. Des mots nouveaux à se mettre en bouche, en tête, des mots à expliquer…

La joie de se retrouver pour apprendre

Oui, ce qui compte, c’est de témoigner de la joie de se retrouver. Se savoir attendu-e par un adulte qui a des attentes et croit en vous, ça c’est important !

Oh ce bonheur des enfants quand ils découvrent que la classe est cet espace protégé où ils peuvent essayer sans se blesser. Faire, refaire, parfaire. Où ce qui compte c’est de progresser…

Le premier jour, quand j’étais maître d’école, je leur disais toujours, « il n’y a pas de bon ou mauvais élève, il n’y a que des élèves qui peuvent progresser. »

Certains me regardaient parfois surpris. On leur avait souvent dit le contraire. Qu’ils étaient « bons » (pas très grave) mais aussi « nuls ». Surtout ceux qui savaient bien qu’ils n’arrivaient pas avec de « belles notes » s’étonnaient…

Un peu plus tard dans l’année, Rodolphe avait dit « Vous n’êtes pas sévère, mais vous êtes exigeant ».

Mais ils ont droit à cela. Les élèves et les maîtres, un espace protégé où personne n’est jugé pour ce que l’on suppose de son environnement, de sa vie privée… un lieu où les adultes doivent être persuadés à l’intime que l’intelligence n’a rien à voir avec le milieu social… Si c’est difficile pour certains, ne commençons pas par les renvoyer à leurs failles supposées. Donnons leur la chance à l’école d’oublier la maison.

Soyez gentils maîtresses et maîtres des petites et des grandes écoles, ne leur demandez pas de compte-rendu sur leurs souvenirs de vacances !


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Vincent Breton

Par Vincent Breton

Vincent Breton auteur ou écriveur de ce blogue, a exercé différentes fonctions au sein de l'école publique française. Il publie également de la fiction, de la poésie ou partage même des chansons !

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