Les vieux ça pue !

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Aster

Bien que la science se dispute sur la question, le bon peuple s’accorde souvent à trouver que les vieux ça pue. En vieillissant, j’ai deux peurs : devenir gâteux et puer. Ou les deux simultanément. Puisque je parle du corps aujourd’hui, prenons le sujet par la fin. Le corps qui se délite. Dans tous les cas, si on ne fait rien, à la fin, ça pue. Dramatiquement.

Une charogne

Baudelaire nous chantait ça. On commentait le texte au lycée. On n’y comprenait pas grand chose.

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.


- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !

in Les Fleurs du mal publié 1857- 1861

On peut être une jeune charogne et il n’est pas besoin d’être vieux pour puer. Le vieux qui pue se néglige ou bien est malade. Souvent, “on ne se sent plus”, ou bien on prend ses aises. Voilà le corps qui prend sa place sans vergogne dans sa pire expression.

La confrontation

Au spectacle l’autre jour, le vieux de droite sentait. Un relent de tissu mal aéré et de maladie. Une odeur fade de graisse et de hareng. Celui de gauche souffrait d’halitose. Il ne fallait pas qu’il rie. Et je me renfonçais dans mon fauteuil. C’était deux vieux, peut-être dans mes âges, peut-être plus jeunes que moi.

Je ne pouvais fuir et surtout fuir la crainte de sombrer à mon tour. Et si je puais sans le savoir ? Ce n’est pas faute de faire des efforts. Je suis l’ami du savon et de la douche. J’évite le tabac et le poisson, les graisses et la viande. Mais du délitement irréversible, c’est l’un des signes les plus sinistres. Il suppose de redoubler d’attention. On dit qu’au Japon, il existe des savons spéciaux pour les vieux.

Des gens qui puent, j’en ai humé malgré moi dans le commun des transports. J’ai avec les odeurs une sensibilité forte. Trop.

Mais celle ou celui qui s’est renversé le flacon de parfum ne me rassure guère.

On parle d’autre chose

Le jeune qui tranche dans le bus : “les vieux ça pue !” Il n’est pas certain qu’il parle de l’odeur. Je crois qu’il parle du fait d’être vieux.

Quand j’avais vingt ans, une personne de soixante appartenait à mes yeux au monde du troisième âge. Et ce monde n’était pas seulement triste à mourir, il était souvent recuit de certitudes et détestait la jeunesse, la moindre transgression. Oppressante ambiance de club du troisième âge. Pas certain que ce soit très différent aujourd’hui. Par chance mes grands-parents maternels échappaient à peu près à cette déliquescence et en vieillissant, ils se sont beaucoup ouverts et ne ressemblaient pas tellement aux vieux du village.

Ce qui me frappe, c’est que des vieilles et des vieux d’aujourd’hui, nombreux, de mon âge ou un peu plus, ont pris le costume du vieux. Ils ressemblent beaucoup aux vieux du temps où j’étais petit. Je les regarde et je ne me sens aucune proximité. Femmes avec leur permanente et aux cheveux teints, types avec leur casquette. Le pire ce sont les vieux beaux ou ceux qui croient utiles de s’habiller au rayon ado avec des tee shirts comme dans les séries américaines.

Mon corps qui vieillit s’avachit doucement mais surtout accuse plus brutalement les nuits blanches ou les coups de fatigue. Quand j’entends dire que les vieux ça pue, je me retrouve comme un pré-adolescent confronté à la transformation du corps.

Adolescent, on glissait du côté des odeurs justement. Et certaines, nouvelles, étaient fortes. Les boutons s’agripaient à notre face et les poils poussaient hirsutes. Chez le vieux, le poil pousse inopinément et s’installe dans le nez ou les oreilles de façon assez épouvantable. Il faut donc lutter de nouveau. Cycle infernal. Et les hormones Simone ? (encore une chanson d’Anne Sylvestre).

Galou des fois…

Galoupeluche

Sans vouloir l’offenser, si je ne fais pas attention, Galou peut sentir un peu plus en vieillissant. J’ai toujours peur que les gens qui montent en voiture avec nous soient surpris. Il faut un peu lutter. Et en même temps, les odeurs animales, pour peu qu’on les contienne, restent la vie. Animal qui sent. Humain qui a son odeur. Souvent nous savons reconnaître l’un ou l’autre par son odeur. Je crois même que chaque individu possède sa signature corporelle.

Fourvoyé

Au delà de l’hygiène, que le vieux moins que quiconque ne saurait négliger, il reste un tabou à propos des odeurs. C’est affaire de bactéries qui prolifèrent, d’alimentation, d’hormones, de maladies éventuelles, d’échauffement, de transpiration… mais aussi selon les différentes parties du corps, de “messages” qu’elles adressent à notre propre cerveau grâce à l’odorat. Certaines personnes se connaissent ainsi dans leur auto-exploration olfactive qui peut verser aux limites du dégoût… mais au fond quand nous revendiquons la douche, c’est aussi à ces signaux que le nez nous envoie.

Il parait qu’on peut “au nez” repérer qu’une personne est malade. Des chiens le font pour le cancer. Mais nous le pouvons aussi pour certaines problématiques…

Toute le monde sait combien Louis XIV puait.

Le nez nous oriente, nous guide, nous conseille. Il peut être un bon régulateur même si je le suppose les critères varient selon la culture.

“— Je ne pue pas j’espère ? “

La question inquiète, il m’est arrivé de la poser. On m’a toujours rassuré et ce n’était pas par politesse. Mais voilà, je ne veux pas puer.

En Provence, je ne sais si on le fait encore. Lorsqu’une personne meurt, on inonde sa chambre et ses vêtements d’essence de lavandin.

Quand j’étais jeune, les vieux provençaux n’aimaient guère que l’on fasse de même dans le quotidien d’une maison ordinaire. Car c’était associé à la mort.

Sur ce, je vous laisse, c’est l’heure de ma douche !

Hibiscus

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