Une anecdote ce soir. Juste une. Presque comme un conte. Le genre de petite histoire vraie que j’aurais aimé raconter à un enfant avant qu’il ne s’endorme. Une histoire douce et gentille, avec un peu de peur dedans. Elle vient de se passer. C’est son histoire au fils de Monsieur et Madame Lièvre. Le levraut mais vous pouvez écrire levreau depuis la réforme de l’orthographe de 1990.
Le retour du Causse
La lumière au couchant avait encore une fois été incroyable sur le Causse. L’air était doux et les oiseaux chantaient. Nous avions entendu le chevreuil aboyer, car oui, le chevreuil aboie même si ce n’est pas la saison des amours.
Il aboie quand il a peur, pour prévenir ses amis. Il aboie et ne sort pas du bois. Galou sait très bien que ce n’est pas un chien, “on ne la lui fait pas”.
Le retour se fait en voiture. Il suffit de se laisser glisser doucement dans les lacets avec le frein moteur. À cinquante à l’heure on est bien, comme un travelling de cinéma, en descendant la vallée sur Cajarc. Les collines étaient vertes et bleuies par la nuit tombante.
Attention, à Cajarc, ne dépassez pas le trente ! Passez devant le collège Pompidou. Un peu plus tard, vous passerez devant la maison de Madame Sagan et ça ne s’invente pas, vous emprunterez l’avenue Coluche.
Vous êtes encore dans le département du Lot. Si vous franchissez la rivière par le pont de métal, vous arrivez en Aveyron.
Comme vous l’avez reconnu à mon accent, je suis aveyronnais.
En passant le pont
C’est en m’engageant sur le pont, ce pont autour duquel on fait des travaux en ce moment pour empêcher un peu mieux les trop gros camions de le franchir au risque de le faire s’effondrer, ce pont de métal qui chante délicieusement sous les roues des voitures, donc c’est là que je vis ce que je pris d’abord pour un chat. Vous me suivez ?
Freinons ! Que l’imprudent ne panique pas et ne saute pas dans la rivière. La chute risquerait d’être fatale…
Mais ce n’était pas un chat. C’était un levraut engagé là au milieu de la voie réservée aux automobiles. Un levraut en panique traçant droit devant moi, bien au milieu de la chaussée.
La course folle
J’avais beau rouler lentement et rester en retrait, je comprenais bien qu’il fuyait sans réfléchir.
Par chance, il bifurqua sur la gauche à la sortie du pont. Une chance, parce qu’en face d’autres voitures peut-être moins clémentes que la mienne se présentaient déjà, les phares commençaient à s’allumer avec le jour qui tombait.
Le rond point
Comme le jeune levraut, je devais aussi bifurquer à la sortie du pont. Sauf que voie étroite oblige, on avance d’abord jusqu’à un rond-point puis on fait demi tour… Rituel amusant du pays dont certains s’exonèrent au risque d’accidents.
En reprenant ma route cette fois vers la maison, je découvris que mon ami avait bien bifurqué mais poursuivait son chemin comme sur le pont, bien au milieu de la chaussée.
C’est vrai qu’à droite, il y a la falaise verticale et peut-être effrayante. À gauche de hautes herbes masquent la présence des champs et la rivière juste au pied… De quoi s’échapper pourtant.
Mais tout à sa peur Monsieur Levraut traçait droit devant.
Double inconscience : si j’avais été un carnassier épris de civet ou si en face, par malheur une auto s’était présentée.
La folle course
J’avais beau ralentir, il courait, continuait droit devant. Jusqu’à quand ? Il avait peur, j’avais peur pour lui et surtout, tout courageux et vigoureux qu’il était, il commençait à montrer des signes de fatigue.
Nous avons continué ainsi deux cents, trois cents… quatre cents mètres…
Et soudain il s’assit. Là. Juste au milieu de la chaussée, on ne pouvait pas être plus exactement en son centre.
Je dus m’arrêter. Net.
Il ne bougeait pas.
Je l’imaginais épuisé, effrayé, perdu.
Certainement bien loin du terrier familial. Proie facile…
Il resta là un long moment, comme s’il évaluait ce qu’il devait faire, comme s’il jaugeait la falaise à droite et les hautes herbes à gauche.
Je priais intérieurement qu’aucune voiture n’arrive ni en face, ni derrière moi.
Je me demandai si je devais descendre l’aider à choisir, lui faire comprendre que je ne pouvais moi non plus, rester à l’arrêt au milieu de cette route qui mène à mon hameau…
Les herbes
Combien de temps est-il resté ainsi avec son hésitation de jeune âme ?
Et moi derrière, humain inquiet pour ce jeune inconnu, l’admirant dans les phares qui s’éclairaient et dessinaient la silhouette de ses déjà longues oreilles. Le cœur battant à l’unisson.
Puis, presque calmement, comme s’il avait repris son souffle et ses esprits, le levraut choisit les herbes et disparut côté champ. Comme si de rien n’était. Genre, “même pas peur”, genre, je m’en fiche d’avoir bloqué la circulation…
Soulagement.
Étrangement, j’ai mis un petit temps avant de redémarrer. Impossible de voir où il avait filé. Trop sombre.
Qu’avait-il emporté de moi avec lui ?
Mon soulagement.
Mon inquiétude pour un animal somme toute commun. Les lièvres, ça ne manque pas par ici.
Quel lien invisible a-t-il su tisser de lui à moi, ce soir, une amitié secrète, un lien invisible qui tient dans le simple fait qu’à cause de ce petit événement de rien, cet épisode négligeable qui ne changera pas la face du monde, je ne l’oublierai jamais, lui, dans son essoufflement, dans sa difficulté de choisir, dans sa vulnérabilité, dans son goût du risque mais son instinct de survie.
Je ne l’oublierai jamais. Il aura, à sa façon, transformé ma vie… mais oui !
