Oui, j’irai droit en enfer ! C’est du moins ce qui m’a été assuré dans la cour de l’école. Je devais être en classe de cours moyen première année… C’était il y a très longtemps, on était encore dans les années soixante, c’est dire ! Cela se passait dans une école publique. La dernière de la ville à ne pas être encore mixte. En ces heures où fusent les intégrismes, ce petit souvenir m’est revenu.
Une discussion de récréation
Dans la cour, nous faisions déjà partie des grands. Il y avait plus ou moins deux bandes dans la classe.
Celle de mes amis, les gentils (forcément !). Ceux-là je les invitais à la maison. Quand c’était le temps des cerises, ils apportaient des paniers et pouvaient les remplir et en rapporter chez eux tant l’énorme cerisier était généreux. Les mères faisaient des tartes ou des confitures. Du coup, j’étais populaire. À l’école, on jouait aux osselets, aux billes, on s’inventait des histoires. Dans cette bande il y avait le grand P qui avait beaucoup redoublé. Il avait des mains et des pieds immenses, parfois un de ses orteils sortait par le trou de sa chaussure… Et puis J qui venait du Portugal, presque aussi grand que P avec ses yeux rieurs et son accent. Ou bien M qui nous invitait dans son grand jardin, ou A qui était un super ami. C’était un des seuls avec lesquels on s’appelait par nos prénoms. Nous nous retrouvions souvent tous les deux. Nous adorions déployer de grandes cartes du Monde dans le grenier et nous nous inventions de grands voyages que nous ferions ensemble. On se décrivait la vie que nous aurions dans les iles lointaines, en Australie ou au fin fond de la Chine.
Les gentils, on était un peu de bric et de broc, mais il n’y avait jamais aucune espèce de violence ou d’agressivité entre nous… juste la joie des jeux, des bêtises et de gros mots qu’on inventait en mélangeant avec délices différentes formules et mots un peu comme le capitaine Haddock : « Espèce de clafoutis à graisse de hérisson ! » « Macaroni à la framboise !« (aucune allusion à l’Italie là dedans…).
Et puis, l’autre bande était celle de D. Provocateur, les yeux toujours narquois, prompt à la bagarre, il s’était acoquiné avec V qui est devenu champion de judo avant de passer par la case prison, avec ceux qui allaient au caté, les fils de petits bourgeois et de commerçants, des petits gars qui avaient des écussons anglais sur leur blouse bleue façon blazer, bien peignés, la raie sur le côté, gominés, souvent arrogants qui n’en loupaient pas une dès lors qu’on pouvait se moquer, se cogner, dire ou faire des méchancetés… mais dès que monsieur Z notre maître vénéré arrivait dans la cour, alors, ça rentrait dans le rang et se mettait au garde à vous avec obséquiosité…
Il n’empêche, je sais bien qu’au, fond, c’était notre groupe que le maitre préférait.
Je ne sais comment c’est venu dans la conversation.
Je crois que D. soudainement soucieux du respect des bonnes mœurs et de la morale était venu me demander pourquoi on ne me voyait jamais au caté.
Les autres racontaient en roulant des mécaniques, qu’ils allaient faire leur communion, qu’ils auraient des cadeaux. Une montre et une gourmette en or. Ça ne me faisait pas spécialement rêver. Eux étaient très fiers de ça.
— Je ne suis pas baptisé, je ne vais pas à la messe, pas à ton caté.
Sur le coup, je crois que j’aurais dégoupillé une grenade ou montré mes fesses dans la cour de récréation, le choc n’aurait pas été plus grand…
— Hein ? Quoi ?
D me fit répéter, prenant à parti ses copains pour me montrer du doigt en rigolant.
Je ne sais plus du tout qui, mais quelqu’un de son groupe a dit :
— Ça se peut pas tu serais mort.
— Je vous dit que je suis pas baptisé, mes parents n’ont pas voulu, moi non plus de toute façon, je crois pas en Dieu.
D en avait presque les larmes aux yeux tellement mon histoire lui paraissait trop grosse et drôle. Pour lui et ses amis c’était n’importe quoi comme mensonge…
— Ça se peut pas, c’est obligé !
Ils étaient persuadés, bien que fréquentant l’école laïque et républicaine, qu’il était absolument obligatoire d’être baptisé, sinon on risquait de mourir.
L’appel à l’expert
Il ne faisait pas partie de ma bande. Plutôt copain avec celle de D, il avait tout de même un statut à part. C’était TM. Le premier de la classe. Pas de lunettes comme l’Agnan du Petit Nicolas, mais il se la ramenait en permanence, épuisant parfois le maitre. En classe, il levait tout le temps la main. Il était assis au premier rang. Il savait toujours tout sur tout. Quand il parlait, c’était surtout pour réciter tout ce qu’il avait appris par cœur. J’étais meilleur que lui en rédaction, surement pas en calcul et si j’aidais volontiers les copains, j’étais pas du genre à me faire mousser. Lui si. Il avait le statut de premier de la classe, bien sage, bien coiffé, bien propre sur lui, sûr de lui. Tout pas moi.
Il fut décidé ce jour là, puisque je persistais dans mes affirmations iconoclastes, de faire appel au spécialiste, au premier, à celui qui savait.
Un assistant partit le chercher. D lui expliqua la situation. Je confirmai en hochant de la tête que je n’étais pas baptisé.
— Hein que ce serait pas possible ? C’est obligé d’être baptisé, sinon B serait mort ?
Le groupe des pas gentils grondait derrière, le scandale les agitait sourdement. Ma sécurité commençait à être en danger. D’ailleurs mes copains n’en menaient pas si large, n’aillant guère envie que ça tourne à la bagarre.
C’est alors que l’expert me dévisagea, je m’en souviens comme si c’était hier… Son regard m’examina des pieds à la tête puis de la tête aux pieds avec une circonspection de spécialiste médical. Il prenait le temps de la réflexion.
Il resta un moment silencieux. Pas gentils et gentils avaient le souffle suspendu aux lèvres de TM attendant la parole de l’expert.
— Si ! C’est possible ! … – le groupe n’en revenait pas – … mais tu iras en enfer.
La sentence était tombée.
Il ne développa pas et fier de son effet tourna les talons.
Et ce qui était frappant c’est que même du côté des « pas gentils », il y eut un frémissement presque compatissant. On m’imaginait déjà dans les flammes, condamné.
Je crois que le grand P, voulant me rassurer a dû dire quelque chose comme : « Les écoute pas, c’est des c… ». Pour lui l’affaire allait trop loin.
La sonnerie retentit rompant une sourde inquiétude qui commençait à s’imposer. Et s’il avait raison ? Quand même, le premier. Mais, la confiance dans la parole de ma mère et par dessus tout ce petit gout délicieux d’être (déjà) du côté de la subversion me donnèrent assez de courage pour assumer et rentrer fièrement en classe.
Ça pourrait faire une histoire pour les enfants…
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