Sur les réseaux, chez les gourous-coachs, dans la bouche de certains amis, la question vient comme un refrain amical ou plus insistant : c’est quoi ton bilan de l’année ? Parce que oui, entre deux fêtes vous êtes prié-e-s de faire votre bilan. Il y a les cruels qui vous renvoient à vos résolutions de janvier dernier, les pragmatiques qui ne pensent qu’en bilan comptable, ceux qui voudraient culpabiliser (« ne crois-tu pas qu’il serait temps de… ? ») et cette fichue habitude qui vise à pointer les manques avant les avancées.
Objectifs et ambitions : les deux plaies
« Il faut avoir de l’ambition ». Refrain connu. « Quels sont tes objectifs ?«
« Tu dois faire le point en étapes structurées, pour savoir où tu en es… »
Le monde de l’entreprise, celui de l’école, passent leur temps à évaluer, noter, mesurer. On se dote d’indicateurs. Quand j’étais dans la fonction publique nous avions des tableaux de bord, des courbes… Nous faisions de jolis histogrammes et si l’un des indicateurs toussotait, nous « mettions le paquet » dessus… L’année suivante « on faisait mieux »… sur ce point mais on mettait sous le tapis que peut être d’autres soucis étaient nés ailleurs.
Peu à peu nous avons vu des « entretiens de carrière », des « lettres de mission » où en gros l’institution exige que l’individu témoigne de la façon dont il est s’est démerdé tout seul pour résoudre des problèmes qui n’étaient pas prévus dans le fameux programme d’actions.
« J’ai l’ambition de devenir chef des chapeaux à plumes ». Mais c’est pas une ambition ça. Ou du moins, tu en fais quoi de cette ambition ? Car la vraie question est plutôt de savoir comment nous habitons notre vie, comment nous menons ce que nous avons à faire, quels sont parmi les obstacles du quotidien ceux que nous créons nous même par habitude ou parce que nous n’avons pas su lever des contraintes…
Les objectifs c’est idiot si tu ne dis pas pourquoi. « Je veux écrire un roman ». Ce n’est pas un but. Pas plus que celui de devenir célèbre.
Alors heureux, heureuse ?
La vraie question n’est pas d’aller faire l’inventaire de réussites ou d’échecs comme des objets séparés. Ce qui compte, c’est l’ambiance générale… Comment je compose avec l’incertitude du monde pour oser et savoir être heureux ou heureuse ?
Qu’est-ce qui me pèse , m’ennuie, m’entrave ?
Qu’est-ce que je m’interdis sciemment ou inconsciemment et qui pourtant me ferait du bien. Pas ce plaisir à court terme, mais qui m’enrichirait intérieurement, m’épanouirait, m’ouvrirait…
Dans la plaie des objectifs et de l’ambition, il y a les attentes sociales, plus précisément ce que j’en imagine. Alors que non, la plupart du temps, si les gens voient que je suis heureux sans emmerder personne, ça passe crème, je vous assure !
On lit ici et là que des femmes se voient reprocher de n’avoir « toujours pas d’enfant à quarante ans« … d’autres personnes de ne pas être en « couple » ou de ne pas progresser dans leur carrière. « Tu n’as donc pas d’ambition ? » Mais la plupart du temps, les gens qui vous réclament ça ont des vies assez mornes. Oubliez leurs admonestations !
Nous osons moins interroger nos vies. « Je suis heureuse » dit-elle comme pour se défendre. Dire que non, c’est mal vu. En réalité, elle galère toute la journée à tenir la maison et s’occuper des enfants seule tandis que son mari se contente de gérer le barbecue. La maison est jolie, donne les apparences du bonheur. Mais qu’est-ce qu’on s’emmerde dans ces rituels sans surprise !
Le bonheur, le vrai, c’est subversif. Ça s’autorise des escapades, des chemins des écoliers, des imprévus, de la dérision, un peu de désordre, des surprises, des moments de fatigue et des moments de découverte, d’enthousiasme.
Qu’est-ce qui t’empêche ?
Tout ne se légifère pas, ne se planifie pas, ne se pointe pas dans un tableur.
Sur un site si bête que je n’en ferai pas la promotion, on invite à lister les réussites et les échecs (pour ne pas en commettre de nouveaux). Mais le bonheur n’est pas un truc qui se quantifie.
Il dépend de la capacité que nous avons à reconnaître les moments heureux et les favoriser tout en intégrant les difficultés comme partie prenante du bonheur.
La vie est belle aussi dans ses aléas. Bien sûr, il faut lutter contre les souffrances, limiter les prévisibles et faire acte de solidarité face à l’imprévisible. Mais il y aura toujours des pannes, des retards, des erreurs…
Parmi les obstacles, il y a ceux que je génère ou que je laisse prospérer... il y a d’autres soucis sur lesquels j’ai moins la main. Donc, inutile de se torturer avec ce que je ne peux modifier (ce qui ne m’empêche ni de m’exprimer, ni d’agir collectivement) et ce sur quoi je peux agir. Si je le choisis.
Et les valeurs ?
Dans ma petite vie, ma façon d’être est-elle conforme à mes valeurs ? Pour les salauds, les égoïstes, c’est en général assez facile. Ça peut marcher jusqu’à ce que les autres réagissent tout de même. Ça finit par des révolutions. Les cyniques ont des plans de réussite où il leur importe peu de marcher sur les pieds d’autrui pour servir leurs ambitions… Peut-être même qu’ils aiment ça les pervers. J’en ai vu qui trafiquaient leurs chiffres, qui devenaient obséquieux dans l’espoir d’une maigre promotion, qui dénigraient autrui pour « se faire bien voir ». Non, non, ça c’est facile.
La vraie introspection c’est : est-ce que mon bonheur ne se construit pas aux dépends d’autrui, mes actes sont ils en accord avec mes valeurs profondes, l’éthique, le respect de l’autre comme de moi-même ?
Est-ce que je sais coopérer, partager, accompagner plutôt que conseiller ou ordonner des choses que je ne saurais pas faire ?
Si j’ai du pouvoir comme du savoir, est-ce que je partage au lieu de tout garder pour moi ?
Le vrai bilan
Le vrai bilan annuel commence par savoir prendre des nouvelles de nous-même. Savoir repérer ce qui me fait du bien, m’enrichit, m’épanouit… comme ce que j’aimerais essayer, explorer. Oui peut-être un projet peut se dessiner. Mais je comprends pourquoi il vient, dans cette phase de ma vie. Et ce qui est merveilleux c’est d’appréhender ces phases non comme des buts figés mais des étapes du parcours… Alors on peut agir dans « le flow ». Disponible.
Il y a les changements
Ceux du corps. Certains doivent s’accepter mais d’autres peuvent se moduler.
Il y a l’espace où je vis : ce qu’il est, ce sur quoi je peux agir… Il suffit parfois de déplacer ou d’ôter un meuble pour ouvrir l’espace.
Il y a le temps et ma façon de l’investir. Les priorités que je me donne entre « récompenses sucrées » mais pas forcément enrichissantes et ce qui m’apporte, m’enseigne, m’amène quelque chose de nouveau, m’aide à mieux comprendre le monde et les humains et mieux vivre avec eux.
Où en suis-je avec ma journée idéale ? C’est à dire pour moi, comment je parviens à apprendre, créer, partager et prendre soin ? Quels équilibres sont à réajuster ?
Il existe aussi des changements plus profonds : par exemple, j’habite une nouvelle région, de nouvelles habitudes se construisent, de nouvelles rencontres se font et dans la façon d’être j’ai pris de la distance avec certaines postures ou représentations des étapes passées. Je suis moi-même, mieux moi-même, mais je n’appartiens pas à mon passé, je suis mieux relié au présent. Cela influence ma façon de prendre place dans le paysage… et de m’ouvrir à de nouvelles découvertes… Habitué longtemps à vivre sous la dictature du stress ou de certaines personnes toxiques, j’ai appris à m’en démarquer mais je peux tout de même trop réagir à des incidents ou des réactions… les vieilles habitudes sont comme des cendres qui couvent.
Mon bilan de l’année ? C’est « j’avance bien et même pas peur ! » et vous ? Non… c’est votre affaire. Ne soyez pas transparent-e, comme le chantait Dame Anne Sylvestre, « gardez votre mystère ! »