Au supermarché un 3 janvier

Publié le Catégorisé comme sur le vif
au supermarché
"Shoppingcarts outside a supermarket" by Markus Spiske/ CC0 1.0

Je me suis retrouvé là. Au supermarché un 3 janvier. Plongé soudainement dans l’ambiance étrange d’une sorte d’hébétude collective. Je découvrais le spectacle d’un douloureux retour à la réalité. Le sentiment de déambuler parmi des gens épuisés et d’être au final le plus dynamique du groupe, un peu comme si j’évoluais dans un film au ralenti. Incroyable sensation de marcher parmi les zombies, avec heureusement en bout de course, le salvateur sourire de la caissière. Nous nous sommes causés, nous les deux seuls survivants d’une catastrophe inexplicable. Vivants ! Nous étions vivants !

Pourtant nombreux

Les rayons éventrés après le saccage. Des équipes lasses retiraient des invendus promis à la poubelle… ou peut-être à quelque association – on peut espérer. Ce qui était étrange c’était le manque de produits « basiques », ces grands trous vides. Et ces rayons de faux produits de luxe, horreurs alimentaires transformées, heureusement délaissées ; qui débordaient, au risque de s’effondrer, les rayons vomissant leur écœurement… mais rien de cohérent à comprendre dans ce spectacle navrant où se mêlaient surabondance et vide.

Les employés erraient d’un rayon à l’autre, récupérant là un article, posant ailleurs des paquets, vérifiant des dates de péremption, poussant des cartons, des palettes au milieu des clients livides.

Les familles, plus ou moins disloquées, avec des enfants trop pâles au visage déçu avançaient sans conviction.

Les mômes.

Ceux-là même qui habituellement réclament là des bonbons, ailleurs des laitages aux arômes artificiels ou même des jouets, il en restait tant, ceux-là qui d’habitude bougent et braillent, grimpent sur les charriots, agrippent des pères qui se croient encore au volant de la voiture laissant à madame la charge mentale de la liste des achats, ces gosses étaient éteints : une déception sourde les étreignait. Une fois passée la période des fêtes, le jeu de dupes est clos. On se retrouve avec en plus l’haleine chargée du père, les reproches insidieux de la mère. L’école deviendrait presque une bouée salvatrice. Vivement lundi ! À la maison, des piles sont déjà usées et des jouets cassés. Des pièces du puzzle ont glissé sous le canapé et la poupée git exsangue dans une marre de Ricard. Des cartes ont été oubliées sous les coussins. La mère feint d’ignorer ce qu’elle sait sur son mari. Elle doit penser à tout ce qu’il faudra pour tenir jusqu’à la rentrée.

Une adolescente passe

Quinze ans peut-être, translucide, bleuie. Elle tente d’oublier le grand cousin qui l’a coincée. Le 31, juste avant minuit. Les mains sous le crop top. « T’aimes ça, hein ?  » Mais non pas du tout. Le père qui a vu , a dit au grand de se calmer, mais à la gamine, « Fais pas ta pimbêche ». Elle marche retenue par les rayons comme une maumariée vers son destin sale. Le grand est rentré chez lui. Elle le verrait, il s’accroche en douce à son écran où défilent des filles sous les coups de butoir de mecs trop galbés. Lui a grossi encore pendant les fêtes. L’acné fait des ravages. Elle le déteste.

La liste.

La mère la tient mais pense à autre chose qui manque. C’est fou ce qu’ils ont pu consommer de papier chiottes en deux jours. Ça devient un budget. Elle ne le dit pas. Elle pousse un peu la vieille qui examine à la loupe la composition de chaque marque de papier toilette comme si elle documentait une étude comparative. La vieille rechigne un peu quand la mère attrape son paquet préféré. 24 rouleaux. Ça prend de la place. « Tu es folle dit son mari, où va-t-on mettre tout ça ? »

La vieille

Permanente parfaite. Elle claque sa canne sur le carrelage de l’allée. Elle a fait apposer une pointe métallique. Ça glisse mais elle se dit qu’en cas de besoin elle pourrait se défendre. Elle n’a vu personne pendant les fêtes. Sa liste elle la connaît par cœur. Elle peut réciter les jours : vendredi, poisson panné ; samedi le steak haché, dimanche la cuisse de poulet avec les frites à réchauffer, lundi la petite boite de cassoulet et une salade verte, mardi… Elle a tout ce qu’il lui faut en réalité. Pendant les fêtes, elle n’a vu personne. Son plaisir c’est de voir les têtes défaites après ces jours là. Elle guette les disputes, elle moque les mères en jogging et les pères mal rasés. De son temps, on savait se tenir. Mais elle est déçue. Les enfants se trainent mais ne disent rien, ne font plus aucune bêtise. Pendant les fêtes elle n’a vu personne. Elle se dit qu’elle n’a pas perdu grand chose. Elle tape un coup sec et avance vers les boites de cassoulet. Ils ont pris vingt-centimes.

La princesse

La seule à se tenir droit c’est la princesse du rayon légumes. Elle pèse chaque paquet avec une grâce infinie et tapote les étiquettes qu’elle vient de coller comme s’il s’agissait d’un produit de luxe.

Mais elle est abandonnée entre ses balances. Personne ne vient plus la voir que trois fois de suite le même vieillard amoureux. Elle lui parle gentiment, il ira chercher des navets. Juste pour la voir tapoter l’étiquette et espérer ce sourire de star, professionnel, détaché, parfait.

Il est amoureux, mais il ne peut passer tout son budget dans les fruits et légumes. Cinq par jour, mais tout de même.

Les charriots

Il y a toujours ces charriots (orthographe rectifiée de 1990). Ils sont collés devant le rayon où je veux choisir mon fromage de chèvre ou juste contre les kiwis. Est-ce que j’ose pousser ? Des jours de distraction, il m’est arrivé de partir avec le mauvais charriot. Parfois, on m’a poursuivi dans les rayons. Parfois l’autre personne est partie avec les choix que j’avais fait… Ce 3 janvier on aurait dit qu’ils étaient nombreux dans l’abandon, dans cette souffrance.

Vivants !

Tandis que défilaient hagards ces morts vivants, à ma caisse préférée, épuisée mais l’œil vif; l’hôtesse de caisse tenait sa barque avec vigilance.

Regards en coin sur le type qui manqua trois fois de faire tomber ses bouteilles. Allait-il pouvoir conduire ?

Dans son œil allumé, dans son sourire, nous avons improvisé une complicité joyeuse. Voix claires parmi les voix assourdies. Personnages à contre-temps, j’ai bu la joie à son rire. Elle avoua avoir besoin d’un peu de courage pour tenir encore les quelques heures dues. Mais quel bonheur de nous savoir vivants. Vivants ! Rires encore. Mieux que des souhaits convenus.

Sur le parking des hommes chargeaient lentement leur voiture. Il ne faisait pas froid. Juste humide, un peu laiteux.

trois pommes

Heureusement que j’avais ma liste, sinon j’aurais oublié les fruits !

Par Vincent Breton

Vincent Breton auteur ou écriveur de ce blogue, a exercé différentes fonctions au sein de l'école publique française. Il publie également de la fiction, de la poésie ou partage même des chansons !

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