Se laisser vivre n’est pas bien vu. Se la couler douce serait se soustraire à ses responsabilités, ne pas travailler, vivre en parasite sans faire d’effort. La paresse n’a pas bonne presse. Mais en réalité que fait-on si on ne se laisse pas vivre ? On s’empêche de vivre maintenant, on s’aliène pour une récompense future, une promesse de paradis …
La cigale et la fourmi
Tout le monde connait la fable. Petit je trouvais déjà la fourmi pas très sympathique, un rien égoïste et sûrement peu pédagogue… mais après tout la fable est aussi une belle hypocrisie puisque La Fontaine ne fit que piquer l’idée à Ésope ! (Il se laissait pas un peu vivre Jean ? On dit qu’il dilapida la fortune de papa. On dit aussi qu’il ne s’occupa guère de sa charge de maître particulier triennal des eaux et des forêts du duché de Château-Thierry et qu’il passa beaucoup de temps à … butiner).
Marie de France s’était déjà inspirée d’Ésope au XIIè siècle : »Il ne faut vivre, on peut le voir, En insouciance et nonchaloir. »
Oui, d’accord, vivre aux crochets des autres n’est pas top… mais les moines bouddhistes ayant fait vœu de pauvreté vivent de la mendicité et partagent en échange leur sagesse…
La promesse du paradis
Se sacrifier aujourd’hui pour la promesse du paradis, ou travailler toute sa vie pour la promesse d’une retraite… Tout le monde connait. Sauf qu’on ne sait toujours pas ce qu’on est censé faire au paradis et qu’à la retraite on y arrive dans état approximatif avec la mort qui t’attend au terminus. Alors, la motivation reste un peu faiblarde.
On ne refait pas l’histoire. J’ai eu un parcours professionnel qui n’a rien de déshonorant mais le conformisme, l’absence d’encouragements et la pression sociale, m’ont empêché d’être moi même et de faire ce que j’aurais vraiment aimé. Je m’y serais peut-être cassé les dents, peut-être n’avais-je pas assez la foi… mais une sorte de censure m’a privé de la liberté même d’imaginer que j’aurais pu prendre une autre voie.
Les empêcheurs de vivre
J’ai en réalité peu connu l’insouciance enfantine mais combien de fois dans nos vies, pour « être raisonnable » nous empêchons-nous de vivre ?
Le principe de précaution poussé à l’extrême verrouille nombre de nos choix. La singularité est mal vue, l’autocensure, l’auto-culpabilisation ont une puissance d’oppression bien plus forte que la menace de la matraque.
On nous demande souvent de nous justifier et nos modes de vie peuvent-être regardés de travers. Il faut être parcimonieux, placer son argent, penser à l’avenir… mais alors, on ne pense pas au présent ?
Certes, a contrario, on dénonce une certaine jeunesse qui a renoncé à tout espoir et dérive dans la bêtise ou la violence. On procède vite d’amalgames réducteurs faits pour justifier alors l’usage inconsidéré de la matraque. On en appelle à l’autorité alors qu’il faudrait ouvrir les champs de l’espoir, des perspectives… Cette jeunesse là ne se laisse pas vivre, elle se laisse mourir.
Laisse !
On a beau dire qu’il faut lâcher prise ça reste difficile. On dit bien « c’est à prendre ou à laisser ». Mais prendre pour quoi faire ? S’enrichir ? Aux dépends de qui ?
Laisser ce n’est pas rester statique. C’est s’alléger pour se mettre en mouvement. Se laisser vivre c’est souvent ne pas se laisser faire. C’est déplacer le curseur.
Laisse moi jouer.Laisse moi essayer. Laisse moi vivre, c’est à dire choisir parfois d’expérimenter seul… mais c’est permettre de créer, autre chose à partir de ma différence…
Sans efforts ?
L’effort du sportif est légitime s’il s’épanouit dans sa performance sans se blesser ni se mettre à la torture. L’écrivain qui s’échine sur son tapuscrit fournit des efforts, mais ce sont des efforts choisis, consentis et supportables parce qu’il sait se mettre dans le flow.
Le travailleur à la chaîne, s’il perd le sens de ce qu’il fait s’annihile dans la tâche. Il faudrait qu’on lui laisse le temps de pouvoir donner du sens à son travail, modifier un process, ne pas s’enferrer dans la rentabilité à court terme, celle qui sacrifie l’humain pour abaisser les coûts de production…
L’effort est légitime quand étant pris dans l’action, centré, on ne voit pas le temps passer. Combien de fois ai-je vu des élèves en classe, qui une fois lancés dans un projet d’écriture ou la résolution de problème, ne voulaient plus lâcher leur travail, pris pleinement par la situation et la force de ce qui au fond pour eux était une forme de jeu… Et les laisser vivre l’expérience, c’était leur donner le temps en s’affranchissant si besoin d’autres contraintes…
C’est l’enrôlement et la motivation plus que la contrainte externe qui nous permettent de nous engager…
Laisse toi vivre !
Alors oui, sans en faire une injonction justement, sans sombrer dans la procrastination, se laisser vivre, sans se culpabiliser dans une société soumise de toutes façons à tant d’incertitudes, c’est une liberté bonne à prendre.
Il y a ce que je choisis de faire, ce que je peux faire à un moment donné… et ce que je ne ferai pas immédiatement pour mille raisons et ce n’est pas grave. Se laisser vivre, c’est se demander si dans nos rituels nous agissons parce que c’est bon et désirable pour nous, ou par habitude ou convention.
Cela suppose de renoncer aux dépendances, d’oser l’aventure, la surprise, de sortir des sentiers battus… c’est se laisser rencontrer l’inattendu, c’est sans cesse se relier à la vie, ce flux incroyable qui traverse le vivant et nous relie dans ce que Guillevic appelle « l’épopée du réel » quand nous situant dans le présent nous touchons l’éternité…
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