Chaque semaine d’été, retrouvez une nouvelle crue qui se lit en moins de 7 minutes. Avec une jeune fille catholique, découvrez comment les mots « courage » et « sacrifice » peuvent réduire une vie.
Une jeune fille catholique
Marie-Françoise avait bénéficié d’une éducation catholique. Sa mère, une maîtresse femme, ne s’enfermait pas dans la rigidité de principes fermés sur eux-mêmes. Pourtant, toute son enfance elle entendit comme en refrain les mots de « courage » et de « sacrifice ». Aînée de sept enfants, elle apprit très vite à seconder sa mère. Le père était débonnaire mais aux affaires. Pas toujours au fait de l’éducation des enfants, ses rares interventions voulaient marquer l’autorité paternelle. Les claques tombaient au hasard et pas forcément sur le ou la coupable. On lui pardonnait, car il faisait vivre toute la famille.
On allait à l’église, on allait à confesse, le groupe imposait son rythme et Marie-Françoise ne parvenait qu’avec parcimonie à se ménager des temps pour elle. Jeune fille, elle rejoignit les guides de France. Comme elle était raisonnable et calme, on lui confia vite des responsabilités. Elle avait l’habitude de conduire le petit groupe de ses frères et sœurs, alors tout naturellement, elle se retrouva en charge de plus jeunes.
Elle était bonne élève, discrète, bonne amie, douée pour les langues, la littérature puis la philosophie. Malgré les encouragements de sa professeure et ses notes excellentes au baccalauréat « philo », sa mère l’engagea à préférer les langues. Que ce soit dans l’enseignement ou dans l’entreprise, des débouchés honorables se présentaient naturellement pour une jeune femme. Si l’idée de travailler dans les années cinquante était envisageable, il s’agissait en réalité de ne le faire qu’en attendant le mariage et de pouvoir à son tour fonder une famille. Su ce point Marie-Françoise pensait autrement mais n’oser ni contrer ni contredire sa mère.
Elle se retrouva donc inscrite à la Sorbonne où elle suivait des cours d’espagnol et d’anglais. Puisqu’elle devenait une jeune femme et pour lui témoigner de sa confiance, sa mère l’autorisa à s’installer juste au-dessus de leur appartement dans une petite chambre de bonne. Marie-Françoise la peignit elle-même en jaune, y installa sa chatte, ses livres, sa flûte, son petit bureau. Elle pourrait ainsi gagner un peu en tranquillité en s’éloignant des plus petits trop bruyants. Elle devait toujours assurer sa part auprès d’eux, seconder sa mère, mais elle avait gagné une forme de liberté. Rien de plus délicieux pour elle que de se retrouver seule, allongée dans sa chambrette, lisant un bon livre ou révisant ses cours tout en nourrissant sa chatte de crème de marron.
Elle ne recevait personne dans sa chambre que l’une ou l’autre de ses sœurs dont elle croquait le portrait au fusain. L’entrée de l’immeuble était jalousement gardée et de toutes les façons, elle n’aurait même pas pensé déroger aux règles.
La faculté après le sage lycée lui ouvrit cependant de nouvelles perspectives. Au lycée, il fallait porter de lourdes jupes qui descendaient bas. Si l’hiver était froid, le pantalon n’était autorisé que sous la jupe, pour tenter de tenir chaud. Heureusement le lycée n’était pas mixte, car ce type de tenue aurait repoussé le plus hardi des garçons.
La faculté c’était autre chose. Même si les professeurs en chaire en imposaient, ils adoptaient une certaine liberté de ton. Les camarades, filles ou garçons montraient leur indépendance. Les uns dans la nonchalance, les autres dans le dandysme. La mode faisait son apparition. On énonçait des principes politiques tout en s’invitant au café. La jeunesse allait à St-Germain tenter de croiser Simone de Beauvoir ou Jean Paul Sartre. D’aucuns se glissaient vers les caves pour y écouter du jazz ou aller danser…
Ce n’était évidemment pas le cas de Marie-Françoise qui entendait avec curiosité parler de cette vie parisienne excitante ou de politique, mais restait soigneusement en retrait de cette agitation.
Deux garçons furent cependant attirés par sa blondeur, sa réserve mais aussi lorsqu’ils échangèrent avec elle, la richesse de ses conversations. Car si elle avait renoncé aux études de philosophie, elle poursuivait en autodidacte la lecture des philosophes en leur ajoutant quelques grandes plumes et poètes. Les langues, elle aimait ça, c’était facile. Lire Fenimore Cooper dans le texte lui plaisait bien. Mais ce n’était pas la passion, pas l’enthousiasme. C’était son devoir, le passage obligé, le prix à payer… pour quoi au fait ?
Elle s’interrogeait rarement sur sa vie ou alors pour céder à une vague mélancolie. Elle écrivait des vers, elle tenait un journal intime. Elle avait le temps.
Elle nota avoir été abordée par un premier garçon. Un certain Patrick de Quevenin. Il était grand, drôle, facétieux, jouait de son écharpe rouge et surtout outre son énergie et sa bonne humeur, lui racontait travailler à sa vocation de chanteur d’Opéra. Il avait de la voix. Il avait de l’avenir. Et s’il poursuivait ses études pour rassurer ses parents, il donnait déjà de premiers récitals. Toujours enjoué, jamais guindé. Il était comme on dit « de bonne famille » et l’argent dans la sienne n’était pas un problème.
Si les affaires du père de Marie-Françoise prospéraient, elles restaient relativement modestes comparativement à la fortune établie de cette famille noble.
Marie-Françoise fut invitée. La vie était joyeuse dans la grande maison. Elle fut bien accueillie avenue Mozart mais restait submergée de timidité.
Avec bonne humeur et délicatesse, une réelle pudeur, le jeune vicomte témoignait de l’intérêt qu’il éprouvait pour elle. Il glissait une carte, un billet dans sa poche, non sans un certain romantisme.
À côté de ce garçon vif et joyeux, elle rencontra Pierre. Il l’avait abordée timidement, rougissant encore plus qu’elle et avec une maladresse qu’elle trouva touchante. Pierre venait de province. Son père, était un petit fonctionnaire et sa famille ne roulait pas sur l’or. La mère de Pierre désapprouvait la vie parisienne qu’elle pressentait pleine de dangers et de stupre pour son fils. Mais c’était l’affaire de quelques années. Bien qu’il eût raté trois fois son bachot, son père le poussait à faire des études pour obtenir au moins une licence et se lancer dans le professorat. Il y voyait la possibilité de s’élever socialement mais surtout la garantie d’un statut protégé. Pierre étudiait donc la géographie et l’Histoire. Il se donnait des airs sérieux, écrivait ses copies d’étudiant d’une petite écriture fine mais n’était pas spécialement remarqué par ses professeurs. Trop prétentieux. Son style était ronflant. Pierre n’était pas que timide, il avait cette allure triste et des silences qui interrogeaient Marie-Françoise.
Vinrent ces longs mois, ou comme en alternance, Marie-Françoise se retrouva concomitamment courtisée par l’espiègle Patrick et le morne Pierre. L’un se montrait toujours joyeux, enthousiaste, stimulant, vif… L’autre se montrait triste, timoré, guindé et se plaignait de sa condition.
L’un vêtu à la mode portait des beaux costumes modernes et taillés sur mesure, l’autre la même tenue un peu éculée. Marie-Françoise découvrit qu’il ne savait que faire de son linge et jetait ses chemises blanches une fois sales pour les remplacer par une neuve identique. Il ne savait pas où faire laver son linge et ne rentrait pas chaque samedi chez ses parents. De toutes les façons sa mère n’ayant pas de machine moderne, brûlait les chemises de nylon en les jetant dans l’eau bouillante de la lessiveuse.
À Patrick l’aisance matérielle, la vie facile et joyeuse, les concerts, la musique, l’Opéra, les bals. À Pierre les mornes squares, les conversations sages et tristes, le côté morose et pingre du pauvre qui compte chaque sou même pour boire un café.
Marie-Françoise se retrouva alors comme à la croisée des chemins, à la croisée des destins.
Elle entrevoyait tout ce qu’une vie fringante et confortable pourrait lui apporter avec Patrick. Les arts, la conversation, l’amitié, l’ouverture d’esprit, les voyages, la vie sans contrainte.
Elle percevait le pauvre bougre qu’était Pierre à geindre, à se plaindre de son sort et de sa vie difficile alors qu’il aurait pu mettre un peu d’amusement dans son quotidien puisqu’après tout il était libre à Paris.
Les mots affectueux de Patrick se faisaient un peu plus pressants. Amicaux, drôles, toujours délicats et les attentes de Patrick se dévoilaient chaque jour un peu plus. Pierre c’était de longues lettres à l’écriture aigüe et penchée où tout en montrant son inclination pour Marie-Françoise, il lui avouait qu’elle était la seule à le comprendre et qu’il espérait avec elle, pouvoir se libérer de sa propre famille.
Toute jeune fille normalement constituée serait allée vers le beau et divertissant Patrick dont l’esprit n’avait d’égal que la fantaisie comme on dit dans les romans. Il était dynamique mais attentionné. Il était drôle mais délicat et sincèrement épris de la belle jeune fille blonde qu’il aurait aimé savoir faire rire davantage. Elle souriait seulement en sa présence. Il y voyait de l’espoir. Patrick était tolérant, elle aurait pu avec lui reprendre des études de philosophie, voir son indépendance reconnue et respectée. Patrick n’était pas de ses aristocrates guindés se donnant des airs supérieurs. Il était si plein de vie que sa présence était recherchée de tous. Elle l’appréciait. Beaucoup.
Mais une jeune fille catholique ne va pas naturellement vers ce qui lui serait évidence ou facilité. « Courage » et « sacrifice » résonnaient en chœur et continuaient de rythmer son quotidien. Il fallait qu’elle s’engage avec abnégation, non vers la route la plus facile, la plus joyeuse – le bonheur aurait été une sorte de pécher d’orgueil-. Non, il fallait qu’elle aille sauver le pauvre martyr. Qu’elle se sacrifie pour ce pauvre garçon venu de sa province, qui ne savait pas grand-chose du monde que se plaindre de sa condition. La voix raisonnable de la sagesse n’était pas d’aller vers l’artiste. Mais vers le petit professeur.
Elle eut beau vomir le jour des fiançailles, son mariage fut-il d’une tristesse sans nom, elle se maria avec Pierre comme on entre dans les ordres. Tout juste si elle ne demandait pas pardon de ne pas le voir plus heureux, plus vite. Il lui fit trois enfants, plus ou moins de force pour l’empêcher de travailler. Puis ses plaintes se muèrent en ressentiment, en agressivité, en coups.
Patrick avait rencontré de son côté une belle jeune femme joyeuse et connut une certaine célébrité.
Marie-Françoise mit du temps à pouvoir divorcer de Pierre à une époque où ce n’était guère accepté.
Trop tard. Nous étions déjà nés.