Tueur à gages. Cette nouvelle crue nous conduit dans le quotidien d’un professionnel qui est soumis à des contraintes parfois complexes. Mais sous l’analyse sociale d’une profession de l’ombre, vous découvrirez là aussi, qu’une histoire peut en cacher une autre !
Tueur à gages
Depuis que je fais ce métier j’en ai vu des clients bizarres. Celui qui passe commande et se rétracte au dernier moment c’est le pire des clients. Au début j’acceptais le remboursement puis je me suis rendu compte que ça nuisait à ma réputation. Il faut que la clientèle sache que mon entreprise est sérieuse et que je n’ai pas de temps à perdre avec ceux qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Il fut un temps où j’acceptais que l’on transfère la commande sur une autre tête. Mais ça engendre toujours des malentendus. On a vite fait de confondre. Je veux du travail sérieux, pas du bricolage, pas de l’improvisation. Il y a eu cette période où débonnaire j’acceptais de ne pas entreprendre d’action, mais je conservais l’intégralité des sommes versées. La concurrence s’est vite mise à colporter que j’empochais l’argent sans avoir le courage d’aller jusqu’au bout, que je n’étais pas fiable. Ce que c’est que la médisance ! Surtout dans notre milieu.
Non que j’aie vraiment besoin de gagner ma vie à présent que je suis établi, j’ai d’autres affaires qui roulent toutes seules, mais ça me détend. Certains vont à la pêche, d’autres à la chasse, je mets juste un peu plus de piquant et surtout du beurre dans mes épinards.
Bref, le gars, je ne sais pas comment il avait eu mes coordonnées. Un professeur, j’en ai rarement dans la clientèle. Celui-là m’avait l’air assuré. Il avait dégoté mon téléphone.
— Monsieur Sicaire ?
— Ça dépend.
— Ce serait pour une mission d’ici la fin de l’été. 100 000 ce serait bon ?
— Ça dépend qui est le quidam concerné,
— C’est moi.
— Un suicide en somme ?
— Exactement. J’aurais peur de me rater et la vue du sang me répugne.
Il avait l’air décidé. Il me laissait le choix du lieu, des circonstances ou de la façon de faire. Il voulait juste ne pas savoir. Ça pouvait ressembler à un accident. De toutes façons il n’avait pas d’héritier, pas de dettes. J’en profitais pour monter un peu les prix. Il céda d’emblée. Il s’en fichait puisque de toutes façons, il n’aurait plus besoin d’argent ensuite. Sa banque lui prêterait sans rechigner.
Compte tenu des circonstances, il accepta de payer d’avance, en liquide et en petites coupures. Je lui laissai le délai nécessaire. Puis nous nous convînmes non de la date, puisqu’il ne voulait pas la connaître mais de la période, une quinzaine de jours.
J’avais eu le temps de prendre quelques vacances, de préparer le matériel. Je connaissais son adresse, ses habitudes. J’aurais pu le dégommer dès le premier jour de la quinzaine et profiter pour m’offrir des vacances supplémentaires, j’ai laissé passer deux ou trois jours, histoire qu’il marine un peu.
Il faisait beau, c’était l’été. J’avais décidé de régler ça au petit déjeuner. Il avait une petite maison dont la cuisine donnait sur une ruelle en retrait, ce qui faisait que je pouvais me mettre tout à mon aise pour le viser au moment où il boirait son café matinal.
Tout était prêt, je commençais à lever le canon de mon silencieux dans sa direction : Monsieur était assis devant son bol, le journal déployé devant lui, quand une gamine débarqua dans la cuisine. Je sais pas, elle devait avoir dans les douze ans.
Je me demandais bien d’où elle sortait celle-là. Il ne m’en avait jamais parlé. Célibataire sans enfant qu’il avait dit. Bref. Ne voulant pas traumatiser la gamine et disposant de temps, je décidai de sursoir. J’avais de toute façon un autre contrat dans le quartier pour un politicien véreux.
J’aurais pu imaginer un autre scénario, mais je revins le lendemain. Même lieu, même heure, même joli soleil. Et cette fois, je vis arriver une autre gamine, une brunette un peu plus jeune que la première. Je ne comprenais pas d’où elle sortait celle-là. Des nièces en vacances ?
En rentrant, je fis de petites recherches. Fils unique, le type n’avait pas d’enfant. Pas d’enfant, pas d’animal de compagnie, pas de famille. Cette histoire était un peu louche. Je me dis que je pourrais y retourner l’après-midi et que je le verrais bien par la fenêtre du salon ou de la cuisine.
Au moment où j’arrivais, le gars était sur le perron de sa maison avec un grand sac qui semblait lourd. Il l’enfourna dans le coffre de son break. Ça m’étonnait qu’un célibataire roule en break. Surtout que celui-là était immense et noir comme un corbillard . Dans la vie faut pas chercher à comprendre.
Du coup, je me suis retrouvé à le suivre. Et nous voilà dans la campagne à prendre des routes maudites pleines de nids-de-poule et sales de fumier. Au détour d’un bosquet, le voilà qui s’engouffre derrière un grand corps de ferme et s’approche d’un immense bassin à lisier. Je ne vous raconte pas l’odeur. C’était une porcherie juste à côté et sous l’effet de la chaleur, le bassin exhalait le meilleur de lui-même. J’eus tout juste le temps de planquer la Lancia derrière une futaie pour le voir vider le contenu de son sac dans le lisier.
« Qu’est-ce qu’il fabrique le professeur ? » Il fit maladroitement demi-tour en manquant d’érafler le break aux buissons puis repartit en trombe laissant derrière lui un immense nuage de poussière. Je m’approchai du bassin. Hélas, l’onde sombre s’était refermée sans que je puisse comprendre ce qu’il avait jeté.
Peu m’importait, j’avais un boulot à accomplir. Je me fichai bien de sa vie. Je décidai de me concentrer sur la mission.
Le soir même, dans une chemise fraîchement repassée, j’ai mes principes, je me plaçai en posture au moment du repas du soir. Mais c’était pas possible ! Voilà que la silhouette d’une autre gamine, une blondinette de huit ans peut-être, se montra toute fluette. Le type se leva brutalement repoussant son assiette, se saisit d’elle et disparut dans la maison. Vingt minutes après, il ressortait avec un nouveau grand sac et rebelote. Le break. Le coffre et nous voilà repartis mais dans une autre direction. Cette fois, on s’est retrouvé au niveau du barrage hydroélectrique. Et je vois mon gars au loin, tirer et vider péniblement son sac par-dessus le barrage.
Quelle activité pour un professeur en vacances !
J’étais tellement surpris que je n’ai pas eu l’idée de le descendre sur place. C’est que j’aime faire à ma façon, là où je l’ai décidé. Ça me sécurise et permet d’éviter de laisser des traces.
Fallait que je me concentre sur ma mission. Je savais que le gars allait à la piscine chaque mercredi. Je m’occuperai de lui à sa sortie. Il était resté quasiment jusqu’à la fermeture et j’ai failli le louper tellement j’étais absorbé par la lecture du dernier Régis Debray. C’est une lecture qui me détend toujours. Et le voilà qui sort avec une môme qui devait avoir quatorze ou quinze ans et la fait monter tout sourire dans sa voiture.
Encore une fois, j’ai des principes et je ne vais pas dézinguer un type devant une enfant. Je sais que ça peut causer des préjudices et autres traumatismes. Je suis peut-être tueur à gages implacable, j’ai quand même des valeurs. Bref, je me suis retrouvé embarqué à le suivre, il est rentré chez lui avec la gamine, il est ressorti une demi-heure après avec un nouveau grand sac et nous voilà encore dans la campagne. Le jour commençait à faiblir. Cette fois, direction la forêt et le petit lac. J’avais l’impression de visiter tout le pays avec lui. Je le vis avancer sa voiture près du bord de l’eau, vider son sac et remonter dans le break.
Sauf que là, problème, imprévu. Dans le chemin boueux, son gros break commença à patiner puis s’embourber. Je ne sais pas pourquoi, au lieu de laisser faire, je décidai d’aller voir pour l’aider. Je n’allais pas le descendre à ce moment, je n’avais pas prévu ça, mais en même temps, je voulais qu’il rentre chez lui tranquillement et qu’on puisse régler ça avant la fin de la semaine.
Il ne parut même pas surpris de me voir. Il prétendit aller cher des branchages dans le bois pour faire passer la voiture dessus… mais alors que je m’approchais de sa voiture, j’entendis claquer la porte de la Lancia. Il venait de me piquer ma propre bagnole et comme un idiot, j’avais laissé les clés dessus !
Je crois que je n’ai jamais maudit autant quelqu’un. Impossible de bouger son break. Je me suis retrouvé à faire du stop sur une maudite départementale et finis passager d’une espèce de bétaillère. Je fulminais.
J’avais été piégé comme un amateur et mon matériel était dans la Lancia.
Et la Lancia je l’ai retrouvée en rentrant devant chez moi, sagement garée ! Ce qui ne me rassura pas tant que ça. Ça voulait dire que le professeur connaissait mon adresse !
Le lendemain en débarquant devant chez lui, je vis que le break était de retour. Tout crotté.
C’était silencieux dans le quartier. Avec l’été, il y avait moins de monde. J’avais décidé de faire mon affaire directement chez lui, en espérant qu’il serait seul.
Je grimpai le perron et poussai la porte d’entrée qui n’était pas fermée. Je pénétrai doucement dans le vestibule ajustant mon silencieux. Aucun bruit. Le plancher ciré grinça sous mes pieds. Je retins mon souffle. On n’entendait que le tic-tac d’une horloge comtoise que j’entrevoyais dans le salon.
Je poussai doucement la porte du pied et ajustai mon arme, prêt à tirer quand je pénétrai dans la vaste pièce. Je vis tout de suite ses pieds qui pendaient depuis le plafond. Ce salaud s’était pendu ! Il s’était foutu en l’air sans m’attendre. Ça, on ne me l’avait jamais fait ! Quel sale type ! Je me suis senti déshonoré. Il m’avait bousillé mon humeur pour la journée.