Tout prévu ou presque est la dernière des nouvelles crues parue cet été 2023. Oui, on a beau tout prévoir, tout tient dans le « presque » ce détail qui va faire basculer l’histoire d’une vie…
Tout prévu, ou presque !
J’avais tout prévu. Sauf de mourir.
Au début d’ailleurs, je croyais que j’étais juste évanoui ou assommé. Je pouvais penser, j’avais compris que je venais de chuter.
Ce n’est qu’au bout d’un bon moment, après de longues heures, que je remarquai que je ne ressentais aucune douleur. Je mis d’abord cela sur le compte du traumatisme.
Ni douleur, ni faim, ni soif, ni sensation particulière.
Ce qui était sûr c’est que je ne pouvais plus bouger. Je me voyais sans me voir. Je me « savais », mais je n’avais absolument pas mal.
La chatte était venue me renifler, me grimper dessus, elle avait un peu miaulé puis était repartie. Son plat de croquettes était encore plein à la cuisine.
Je ne peux pas dire que je m’ennuyais ou que j’attendais. J’étais là sans y être.
J’eus l’intuition que de toute façon les secours ne serviraient à rien, je le perçus assez vite. Toutefois je mis un certain moment à pouvoir caractériser mon état.
Il n’y avait pas de quoi en faire un drame. Ce n’était pas du tout douloureux. Je ne me sentais absolument pas blessé, amoindri ou triste.
Il me restait au début un vague soupçon de culpabilité. J’allais déranger avec mon corps ainsi offert.
Ce furent les déménageurs qui me trouvèrent. Peut-être trois ou quatre jours après. La chatte affolée en les entendant arriver s’était sauvée. Deux Moldaves aux yeux bleus. L’un assez jeune, svelte et mince et l’autre plus âgé. Ils étaient à l’heure, prêts à embarquer les cartons et les meubles. Ils s’étaient étonnés d’abord de ne pas m’entendre répondre au coup de sonnette, puis ayant vu la porte entrouverte, ils l’avaient poussée et étaient entrés. Le plus jeune avait senti l’odeur le premier.
C’est ainsi qu’ils me trouvèrent.
Ils me fouillèrent pour trouver le téléphone. Ce n’était pas très aisé car en me rigidifiant j’avais épousé les marches de l’escalier où j’avais glissé puis en me décomposant je commençais à suinter. En d’autres temps je me serais senti mal à l’aise. J’ai toujours eu une hygiène irréprochable mais là, il y avait une forme de laisser aller qui n’occasionnait aucune gêne de ma part.
Ils mirent du temps à contacter la police et chercher des secours.
Un expert vint m’examiner. Il portait un masque et une combinaison.
Le but était de déterminer que personne n’était venu m’assommer ou me tuer tout simplement. Compte tenu de la décomposition, les déménageurs qui avaient un alibi en béton ne furent pas soupçonnés. Le plus âgé protesta qu’ils ne seraient pas payés. Ils embarquèrent dans leur camion et disparurent.
Il fallait s’assurer ensuite, si je n’avais pas été assassiné, que je ne m’étais pas suicidé.
On ne trouva pas de lettres et par ailleurs il fut conclu assez vite que j’avais dérapé dans l’escalier et avais fait une mauvaise chute.
Il faut souligner qu’avec mon souci de laisser la maison propre, j’avais ciré l’escalier avec soin. Malgré l’odeur de mon cadavre, on sentait encore la bonne odeur de cire. Les marches brillaient même dans la semi-obscurité. Elles étaient glissantes.
Avais-descendu les marches précipitamment pris par l’enthousiasme d’avoir terminé mes préparations de cartons ou était-ce une envie pressante qui m’avait fait oublier de m’agripper à la rampe ?
On constata que j’avais fait un beau vol plané et que probablement projeté par la chute contre le mur, j’avais terminé ma course d’un bond ultime sur les quatre dernières marches.
J’avais le vague souvenir du bruit qu’avait fait mon corps en tombant brusquement. Un bruit mat.
Il n’avait pas fallu trois secondes entre le moment où j’avais perdu l’équilibre, celui ou mon crâne avait heurté le mur puis le dernier où mon corps était retombé sourdement dans l’escalier de bois.
Il est beaucoup plus rapide de mourir que de parvenir à la vie. Beaucoup moins douloureux. Ce n’est pas la mort qui est douloureuse mais l’arrachement à la vie.
D’une certaine manière je me réjouissais de cela. Je n’avais pas eu comme d’autres à souffrir longuement, pas plus à traîner de longues heures dans des hôpitaux à écouter les discours des pontes imbus d’eux-mêmes. Pas de défilé de famille larmoyante ou d’amis espérant secrètement que mon agonie ne dure pas trop. J’ai toujours eu de la chance ! J’étais mort en relative bonne forme, sans souffrir, rapidement. Quel luxe !
Avec dégoût on me mit dans une housse en plastique et l’on emporta mon corps. J’espérais qu’on trouverait assez vite mes directives anticipées et même si je n’en faisais pas « une affaire d’État », qu’on saurait respecter mes dernières volontés : incinération, ni cérémonie, ni plaque…
Il y a toujours des traîtres, par principe religieux, tradition ou je ne sais quelle peur idiote qui sont prêts à trahir leurs ancêtres. Combien de cadavres sont ainsi portés dans les églises à l’insu de leur plein gré ? Chacun fait ce qu’il veut, mais je m’y oppose. Pour moi c’est assez dégoûtant de promener un cadavre. Et puis chouiner en larmoyant autour d’un mort, ce n’est pas très mature ! Il n’y a pas lieu d’être triste quand quelqu’un meurt ! À la rigueur pourrait-on s’inquiéter quand il naît !
On veut faire croire que les morts nous manquent. Y compris quand ils étaient des vivants pénibles. Mais qu’on ne vienne pas encombrer les morts avec ces pleurnicheries !
Depuis que je suis mort, je ne ressens plus de douleurs. C’est assez plaisant : plus d’arthrose, plus d’acouphènes… Pas de nuisances sonores, pas de souffrance en me déplaçant, pas d’essoufflement dans les montées ni de tachycardie, en revanche, il faut au début apprendre cette joie de flotter léger… enfin ce n’est pas flotter mais c’est être dans le grand tout, dans la vie… On ne devient pas éternel, on devient présent. On fait symbiose avec les éléments, la faune, la flore, le cosmos. On est.
Il n’y a pas du tout de Dieu, de Paradis, de Grand Machin chose qui régit l’univers. On habite l’Univers, le temps et l’on est interrelié. Oui c’est ça. La science est poésie, la lumière est poésie, le temps est dilaté et contenu dans le soi et le Tout.
Vivants, nous étions déjà en capacité de nous relier à ce Grand Tout, à ce Ça. Mais seulement nous faisions tout pour ne pas le savoir, tout pour ne pas oser être à cet infini contenu dans le présent.
L’homme a inventé la conjugaison pour se donner contenance. Il y a peut-être encore en lui, cachée, une crainte de se dissoudre dans le Grand Tout de la Vie Poétique. La peur du GTVP !
Ah oui, car mort, on a toujours le langage, l’humour et la dérision même si du coup on relativise.
Tel que vous ne me voyez pas, je suis là, ici et partout, flottant léger de permanence et d’impermanence.
« Il n’existe rien de constant si ce n’est le changement » disait Bouddha.
Je dicte ces écrits discrètement d’un souffle que l’on nomme « inspiration » à un quidam penché sur son clavier. Quelques-uns comprendront peut-être. Notamment ceux qui sont déjà passés du côté de la mort… mais combien prendront ces mots pour une simple histoire parmi tant d’autres, de la science-fiction…
Celui qui écrit ces mots lui-même, restera persuadé qu’il aura signé une nouvelle amusante sur la mort et ce que l’on ressent quand on est mort.
Il ne se doute pas qu’il a su écrire avec justesse et une assez bonne précision la vérité, ce qui est.
« Mort ? vivant ? Quelle importance ? » disait ma mère juste avant de partir mourir à l’hôpital. Mais elle ajouta avec une félicité non feinte malgré ses douleurs, « Ce qui compte c’est d’aimer la vie ! Aimer et c’est tout ! »
Aimer la vie les gars et les filles. L’aimer pour elle-même. Sans questions, sans lui demander des comptes ni des justificatifs. Aimer la vie avec délice, l’aimer simplement en étant présent à son souffle poétique, à cette essence qui nous traverse tous, animal, plante, humains de toute condition… Tous de la même vie dont la mort est une étape comme sur tout chemin il y a des étapes, des pauses, des explorations, des méditations, des rencontres et des moments de solitude.
Quelques-temps après ma mort, le souvenir que les gens avaient de moi s’estompa. On dispersa les livres que j’avais lus, on oublia ceux que j’avais écrits. J’appris à me fondre dans la Vie. D’autres vinrent, d’autres moururent. Et parmi les lecteurs qui ne sont pas morts en lisant ces pages, il y a toi, toi qui as compris tout bas, toi qui sais à présent, toi qui as lu, toi qui écriras, toi qui sauras goûter la poésie de l’instant présent, toi qui ne seras peut-être pas toujours compris et qui goûteras avec humilité et félicité cette joie d’être présent à toi-même, aux autres et aux mondes.
Broummmm ! Je viens d’entendre la nouvelle locataire déraper dans l’escalier ciré.
C’est son veuf qui va être content !