Chaque semaine d’été retrouvez une nouvelle courte et crue qui se lit en moins de 7 minutes.
Avec les Yeux de Luciana, vous découvrirez que certains enfants savent la vérité que les adultes s’évertuent à cacher.
Les yeux de Luciana
Peut-être bien, la première fois, lorsqu’on la croisait, on ne faisait pas spécialement attention à Luciana.
Ses cheveux très bruns, plats, étaient répartis équitablement de part et d’autre d’une raie très blanche qu’on aurait dite tracée à la règle. Elle portait une courte robe bleu pâle à manches courtes. En toute saison. Elle était propre. Elle sentait le savon de Marseille. Pauvre sûrement mais rien de misérable. Si discrète, pas dérangeante. Nombreux passaient sans la voir. Mais il y avait ses yeux.
Ce n’était pas seulement qu’ils étaient noirs et profonds. Ce n’était pas seulement ces deux sourcils presque trop épais qui marquaient son visage. C’était leur intensité.
Non pas l’intensité de l’hypnotiseur, mais celle d’un regard qui s’accrochait aux adultes. Ou plus précisément aux lèvres et à la conversation des adultes. Un regard qui détonnait pour une enfant de huit ans tant il semblait enregistrer et décrypter les paroles qu’elle entendait.
Avec les enfants, ses pairs, il y avait de l’échange. Pour elle, c’était presque trop facile. Il lui suffisait de les écouter pour savoir quand ses cousins racontaient des fadaises. Elle collectait avec une sorte de bienveillance amusée tous ces petits mensonges comme un entomologiste pique des insectes dans sa collection.
Avec les adultes, passés les premiers temps d’étonnements, elle devenait presque avide de détecter chez eux les petites et les grandes hypocrisies, les mensonges, les trahisons, toutes ces vilénies ordinaires ou ces manipulations toxiques, ces promesses, ces omissions, ces « petits blancs » dans la conversation…
Elle enregistrait tout, elle détectait tout, elle collectait tout et n’oubliait rien.
Son grand-père qui racontait à la grand-mère lui demandant où il s’était échappé :
— J’étais chez mon fournisseur !
En elle-même Luciana savait qu’il n’en avait rien été. Le grand-père avait passé l’après-midi au café à boire et jouer au rami avec des copains. Elle n’avait aucun besoin de le suivre pour vérifier tout cela. Il lui suffisait de l’entendre dire qu’il était chez son fournisseur pour lire comme en sous-titres les véritables paroles qui auraient dû être prononcées.
Ce don bizarre était apparu progressivement. Dès l’âge de quatre ans, avec la sombre histoire du Père Noël, elle avait compris que ses parents lui mentaient. Elle en conçut d’abord une profonde, noire, amère et sourde colère. Les parents lui assénaient depuis la naissance l’importance de ne jamais mentir. Elle s’y tenait. Elle avait fait de la vérité sa valeur cardinale. Jamais Luciana ne mentait. Elle parvenait à dire les choses clairement sans vexer et au final, ses copines de classe appréciaient la sûreté de sa parole ou de son jugement.
Les adultes en mentant perdirent sa confiance. Elle ne vit plus en eux que des immatures incapables d’incarner ce qu’ils exigeaient d’elle.
Elle ne releva jamais mais développa une sorte de lucidité tenace, d’intuition irrésistible, reliant entre eux les indices, repérant plus que dans les tremblements de la voix ou la fausse assurance, plus que dans les envolées gestuelles, les ponctuations et les affirmations répétées, tout le lexique utilisé par les adultes pour masquer la vérité. La floraison d’adverbes, les circonvolutions, les exagérations, les justifications en cascade, les « je-te-jure » attiraient son oreille et n’étaient que les révélateurs puérils d’une trahison de plus.
Elle comprenait, elle savait, elle lisait en eux. La colère avait laissé place à une sorte de pitié. Pas d’amertume, mais de la déception, une absence totale d’illusions sur le genre humain. Elle observait le spectacle désolant de ces adultes qui se noyaient réciproquement de mensonges. Elle avait appris assez vite que si l’un mentait, l’autre en face pouvait mentir tout autant. Elle n’était donc pas d’un camp contre un autre. Elle savait, elle fixait et si son regard noir pouvait un temps troubler le récit des menteurs, on ne lui accordait pas d’importance. Il fallait passer outre puisque le mensonge était souvent le dernier ciment de la maison.
Elle savait. Que son père avait une maîtresse, que sa mère buvait en cachette, que son oncle volait dans la caisse et trouvait de fausses excuses, que son cousin n’allait pas voir la gueuse mais le gueux, que la voisine empoisonnait son mari en « se trompant » sciemment dans les doses… Elle savait que la maîtresse d’école n’avait jamais eu de sciatique et même que le médecin de famille n’avait pas tout à fait eu son diplôme…
Elle ne faisait pas grand-chose de ce savoir mêlant à son sentiment d’affliction la détermination réitérée pour elle à ne jamais mentir, en aucune circonstance. C’était sa ligne de conduite, ce qui la tenait et la sauvait du désespoir.
Seuls ses yeux trahissaient sa puissante lucidité.
Cela dura jusqu’au jour où un petit garçon, aussi blond qu’elle était brune, se trouva un jour en sa présence. Il était officiellement le fils d’une amie de sa mère, confié à la garde de celle-ci pour deux jours.
Nicolas était aussi discret que Luciana. La mère ne s’épancha pas en présentations. Il y eut cette conversation avec le père. C’est là que Luciana comprit que celui-ci connaissait l’amie de sa mère bien mieux qu’il ne le prétendait. Sa fille silencieuse le contemplait, affligée, se noyer dans des méandres d’explications grotesques pour prétendre qu’il ne l’avait jamais croisée qu’une ou deux fois et de loin… La mère ne soupçonnait rien, n’était pas jalouse. Ou ne voulait rien voir ni savoir…
Cet étalage de bêtises affligeait Luciana plus qu’autre chose. Lorsque les parents s’éloignèrent pour vaquer à leurs affaires Nicolas s’approcha d’elle.
— Tu l’as vu comment il ment ?
Luciana le fixa. Il avait peut-être les yeux bleus mais le même regard intense. Lui aussi savait et avait compris que Luciana connaissait la vérité en la lisant sur les lèvres…
C’était la première fois qu’elle rencontrait un semblable. Elle hocha la tête en guise d’assentiment.
— Ils sont ridicules ! Ça fait six mois que ton père emmène ma mère à l’hôtel. Elle me raconte n’importe quoi. De fausses histoires de rendez-vous avec son docteur et m’offre des bonbons…
— Oui, ils sont idiots. Nous, nous savons la vérité.
Mais il y avait maintenant pour Luciana, non un dilemme, mais un devoir. Elle savait. Elle en savait des choses depuis des lustres et à propos de nombreux adultes. Elle avait pourtant toujours gardé le secret.
Sauf qu’à présent, garder le secret à deux, cela voulait dire paraître en public en sachant, en faisant semblant et devenait pour elle le début coupable d’une complicité dans le mensonge.
— Tu crois qu’on va devoir leur dire qu’on sait ?
— Si nous leur disons la vérité tout va s’effondrer. Mes parents vont se séparer. Il faudra dire le reste. Il y aura de véritables catastrophes. Ça nous retombera dessus.
— Mais ne pas dire la vérité…
— Mentir même à un menteur, c’est mentir !
Il leur était impossible de garder la vérité pour eux. Il leur était impossible de la dire au risque de voir leurs familles se déchirer. Sans compter que d’un mensonge à l’autre, d’un récit à l’autre, les catastrophes allaient s’enchaîner sans que l’on puisse en mesurer les conséquences.
Ils sortirent jouer dans le jardin. Les enfants trompent souvent l’ennemi en donnant l’impression qu’ils jouent ici ou là, qu’ils sont dans l’insouciance. Ça rassure les parents des mômes qui jouent. On pense qu’ils sont heureux. Qu’ils sont bien dans leur état et leur rôle d’enfants. Candides. Dans leur monde. Il est très étonnant de noter que nombre d’adultes ont tout à fait oublié la fonction vitale de ce jeu. Aucune insouciance là-dedans. Mais un mélange de sortie du temps, une façon d’habiter pleinement le présent et de se projeter. Donc ils jouèrent le plus sérieusement du monde manipulant le « si on était… » avec une dextérité déroutante.
Puis, ils s’assirent devant la porte de la petite cabane de Luciana. C’est là qu’ils décidèrent que puisqu’ils ne pouvaient pas dire la vérité, pas plus qu’ils ne pouvaient la taire… ils l’écriraient !
Ils l’écriraient avec des clés, des codes, des changements de lieux, d’âges ou de personnes, mais ils raconteraient tout. Exactement.
Des imbéciles disent que « la réalité dépasse la fiction » ou que les écrivains « ont beaucoup d’imagination ». Ça leur permet d’éviter de comprendre que les véritables écrivains disent strictement la vérité. Ils n’inventent rien. Ils agissent comme des révélateurs. Ils disent. Nombre de lecteurs font mine de s’extasier et opinent du chef : « Quel talent cet écrivain ! »
Mais ils découvrent soudainement qu’ils ont été dévoilés. Que quelqu’un sait. Qu’ils ne peuvent feindre en eux-mêmes avoir été touchés pile au cœur.
Il n’y a pas besoin d’attendre le jugement dernier. Les écrivains ne font que dire la stricte vérité. Les hommes restent souvent dans le déni. Ils mentent. Ils disent que c’est pour la bonne cause ou ne pas faire de mal ou préserver l’imaginaire des enfants. Ils se disent qu’avec le temps, ils oublieront leurs mensonges. Mais ils n’oublient rien. Alors, ils culpabilisent.
Luciana a commencé son premier roman à l’âge de neuf ans. Je l’ai suivie de peu. Elle est ma première lectrice et souvent me dit :
— Lorsque tu écris, n’aies pas peur d’être cru. Va jusqu’au bout de la vérité Nicolas !
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