Les cahiers d’Ursule – nouvelle

Publié le Catégorisé comme nouvelles crues
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Chaque semaine d’été retrouvez une nouvelle courte et crue qui se lit en moins de 7 minutes.

Cette semaine, découvrez avec les cahiers d’Ursule une étrange vieille dame qui tient des cahiers où elle note tout !

Les cahiers d’Ursule

Nous étions à l’époque les locataires d’Ursule. Je ne sais plus comment nous avons fait pour trouver cette maison. Elle n’avait plus été louée depuis longtemps. Perdue au bout d’un chemin sans issue, elle ressemblait un peu à ces maisons basques aux volets rouges. Elle était petite et un gros poêle à bois permettait de la chauffer toute entière.

La maison d’Ursule se trouvait de l’autre côté du terre-plein, perpendiculaire à la nôtre, si bien qu’assise derrière sa fenêtre dans son grand rocking-chair, elle pouvait aisément guetter ce qui se passait chez nous. Bien évidemment nous ne nous étions rendu compte de rien.

Quand nous l’avons rencontrée la première fois, nous avons découvert une petite vieille replète, son fichu sur la tête, des lunettes cerclées de fer, un tablier noué autour des hanches. Elle avait plus de quatre-vingt-trois ans mais était fort vive. Elle vivait seule depuis la mort de son mari qu’elle ne semblait pas regretter beaucoup. Ursule se débrouillait très bien seule. Elle se faisait livrer le pain, elle cultivait ses légumes et se rendait parfois au village. Elle était bavarde et nous scrutait de la tête aux pieds.

Pour le loyer, il faudrait venir la payer au début de chaque mois et en liquide. Elle noterait tout dans son cahier spécial pour ne pas oublier. Nous pensions que c’était pour elle une façon de se garantir au moins une visite par mois.

Elle avait un fils lequel venait peu souvent. Il n’habitait pourtant pas très loin mais les relations semblaient tendues.

Après nous avoir montré son cahier des loyers, elle nous montra deux cahiers. Dans l’un, elle notait tout ce qu’elle avait à reprocher à sa belle fille et que son fils lirait après sa mort et dans l’autre tout ce qu’elle avait à dire personnellement à son fils.

Je vis de loin la belle écriture manuscrite avec ses pleins et ses déliés, à l’encre violette mais malgré ma curiosité, il était impossible de lire ne serait-ce que des bribes des pages qu’elle nous montrait. C’était de gros cahiers !

Elle nous parla alors de son fils qui avait près de soixante ans. Elle aurait voulu l’appeler Gustave mais son mari voulait l’appeler Gaston. Alors, lors de la déclaration en mairie, on lui donna les deux prénoms. Elle nous expliqua qu’elle avait toujours appelé son fils Gustave tandis que son mari n’avait jamais employé que Gaston.

Elle en voulait à sa belle fille de n’avoir pas su choisir et d’avoir pris les deux G de chacun des deux prénoms pour en faire un ignoble Gégé… Ce qui faisait d’ailleurs que dans le village un certain nombre de personnes étaient persuadées qu’il s’appelait Gérard !

Elle trouvait ce prénom insupportable. Elle rosissait de colère en évoquant la situation.

Elle embraya alors pour nous faire l’inventaire de toute une série de personnes du village dont elle connaissait les détails les plus intimes de leur vie. Elle osa des allusions à la tempérance de l’un, la fidélité de l’autre et même sur le vieux curé qui conduisait à travers la campagne sa petite Fiat 500, ivre de vin de messe.

Il était strictement impossible d’en placer une. Elle nous interrogea à peine. Elle savait déjà qui nous étions, d’où nous venions. Elle était parfaitement renseignée. Elle ne nous demanda aucune espèce de document. Pas de bail, pas d’état des lieux, si ça nous convenait il fallait juste payer, elle nous donnait l’unique grosse clé de la maison.

L’affaire fut vite conclue et soudainement prise de fatigue, elle nous expliqua que c’était l’heure de sa sieste et qu’il fallait la laisser.

Ce que nous fîmes, à l’époque vraiment heureux d’avoir trouvé si vite une jolie maison. Il y avait protégeant le terre-plein un immense chêne, probablement plusieurs fois centenaire, majestueux et apaisant. Le lieu était beau, ombragé, la maison vieillotte mais propre et accueillante. Chacun trouva à y faire son nid.

Les jours s’écoulaient tranquillement. Nous partions travailler la journée. Nous croisions peu Ursule. On la voyait de temps à autre, la jupe relevée, les deux jambes dans le grand lavoir, y battre son linge. L’hiver ne lui faisait pas peur pas plus que bêcher son jardin avec ardeur.

Une à deux fois par mois, dans une vieille camionnette grise, son fils passait, lui apportant du pain ou de la viande. Elle l’accueillait sans descendre sur son perron. Il n’y avait pas d’effusions entre eux. Le bonhomme semblait de nature taciturne.

Ce n’est que longtemps après que vint le premier reproche.

— Vous avez laissé allumé jusqu’à trois heures du matin !

Elle parlait de la lampe devant la porte d’entrée. Nous n’avons pas spécialement prêté attention à sa remarque. Le compteur était à notre nom. On payait nos factures. Nous lui fîmes une gentille réponse et la promesse de faire attention à l’avenir de ne pas oublier cette lampe.

C’est quelques jours plus tard, travaillant tardivement à mon bureau, le soir déjà bien avancé, que je découvris que la lampe d’Ursule était allumée et qu’ostensiblement, son regard était tourné vers la maison.

Ce n’est que lorsque j’éteignis que sa lampe s’éteignit à son tour. Je n’y avais pas spécialement pris garde mais je compris les soirs suivants, ayant un travail important à poursuivre à la maison, qu’Ursule n’éteignait sa lampe qu’une fois toutes les nôtres éteintes.

Je découvris même en jouant, que si je rallumais une lampe après avoir éteint celle de mon bureau, elle rallumait la sienne.

C’était à croire qu’elle dormait dans son rocking-chair.

Vinrent quelques vacances et nous nous amusions de ce manège tout en nous agaçant un peu de nous sentir espionnés.

Dans le même temps au village, on nous interrogeait à propos d’Ursule et de son caractère. Un jour où nous étions seuls dans sa boutique, le boucher nous confia qu’Ursule s’était un peu rapprochée des allemands pendant la guerre. Il se disait que son fils n’était pas tout à fait celui de son mari, « si vous voyez ce que je veux dire ». Le boucher nous fit un clin d’œil évocateur. Il ajouta qu’elle avait bien failli être tondue à la Libération. C’était juste en honneur à son mari qui était un brave homme que l’affaire n’était pas allée plus loin.

L’officier allemand qu’elle avait connu de près, s’appelait Gustav. Ursule avait fait de bonnes affaires pendant la guerre, mais s’était retrouvée avec un bâtard. Lequel était censé ne pas savoir le fin mot de l’histoire…

En payant le loyer suivant, Ursule recompta plusieurs fois les billets. Commença par prétendre qu’il en manquait un. Il fallut reprendre avec elle, lui montrer. Elle trouvait disait-elle, que nous dépensions trop et que nous avions une vie de patachons. Nous nous couchions tard.

Je ne répondis pas mais les jours suivants, je jouais à laisser une lampe allumée quitte à me relever dans la nuit pour l’éteindre. À chaque fois je découvrais l’ombre d’Ursule dans son fauteuil, qui se découpait faiblement éclairée par sa propre lampe. Autrement dit, elle n’éteignait que si c’était éteint chez nous. Elle veillait inlassablement, nous surveillant jusqu’à l’aurore. Et je jouais à repousser les limites pour voir si épuisée, elle ne finirait pas par se lasser.

Le jeu était si bien ritualisé que lorsque nous recevions des amis ou de la famille, ils étaient autorisés à laisser une lampe allumée jusqu’à très tard ou mieux encore à éteindre puis rallumer en pleine nuit.

Immanquablement, dans les trente secondes qui suivaient sa lampe se rallumait.

On en riait mais il y avait quelque chose de pesant à sentir en permanence le regard inquisiteur de la propriétaire. Elle nous interrogeait sur nos visiteurs. Elle avait gardé en mémoire jusqu’à l’immatriculation des voitures, ou plutôt, elle notait tout dans ses cahiers. Quand elle nous demandait à qui appartenait tel véhicule avec telle immatriculation, il fallait qu’elle nous décrive nos amis pour qu’on sache lui répondre… Encore que peu à peu nous devenions de plus en plus elliptiques et distants.

Elle savait que notre cousine était passée le 12 à 10 h et qu’elle portait un colis. Elle avait vu que le facteur nous avait apporté trois lettres le vendredi précédent. Elle savait que je préparais un séminaire et là, je me demandais bien comment et par quel canal elle avait pu connaître l’information.

Ce fut l’occasion d’une dispute pleine de soupçons à la maison. Il fut décidé en guise de réconciliation, que nous contrôlerions dorénavant nos échanges avec Ursule nous limitant au nécessaire et aux strictes salutations.

Jouer avec la lampe m’amusait moins. Mais il y eut cette nuit, où agacé, j’allumais tout du soir au matin, dans chaque pièce. Je découvris qu’Ursule avait fait de même dans sa maison !

On en riait, mais sans savoir pourquoi, on riait jaune. Nous commencions à évoquer l’idée de déménager et nous libérer de cette ambiance même si nous aimions bien la maison.

Ce fut le facteur qui découvrit qu’elle ne répondait pas à la cloche et qu’elle était morte dans son rocking-chair.

— C’était bizarre, tout était allumé chez elle !

Son corps fut emporté. Après le départ du corbillard pour un étrange enterrement sans cérémonie ni cloches, Gaston-Gustave entra dans la maison. Nous ne voulions pas faire nos curieux, mais il avait ouvert la fenêtre côté rocking-chair. C’est comme ça que nous avons pu le voir, lisant les cahiers d’Ursule ouverts sur la table de bois massif.

Le lendemain vers dix-sept heures, on nous apprit par un coup de téléphone qu’il s’était suicidé.

Ursule lit

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Par Vincent Breton

Vincent Breton auteur ou écriveur de ce blogue, a exercé différentes fonctions au sein de l'école publique française. Il publie également de la fiction, de la poésie ou partage même des chansons !

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