Une nouvelle crue
Chaque semaine d’été retrouvez une nouvelle courte et crue qui se lit en moins de 7 minutes.
Avec « Les allumettes » vous découvrirez un nouveau souvenir d’enfance…
Nouvelle crue : Les allumettes
Quand on entrait dans la maison, il fallait passer par un vestibule. Cette petite entrée ne comptait qu’un seul meuble, une console étroite en merisier avec son tiroir. Le téléphone en bakélite noire trônait royal en son centre. Au sol, on trouvait un long tapis rouge comme dans les hôtels qui invitait à pénétrer à l’intérieur.
Au visiteur qu’on aurait introduit ici, tout inspirait l’ordre et même une certaine rigueur.
Sauf s’il avait ouvert le tiroir étroit de la console. Il y aurait trouvé sur le côté, sagement alignées, plusieurs piles de petites boites d’allumettes. Mais surtout, il aurait été frappé par la quantité d’allumettes en vrac, dispersées dans le tiroir qu’elles emplissaient presque.
Chaque soir vers seize heures cinquante, le chien s’agitait dehors à la grille. C’était le retour d’Aurélien qui rentrait de l’école avec son cartable sur le dos. Repoussant les démonstrations affectueuses du chien, il poussait la porte et pénétrait dans le vestibule. Aurélien ouvrait son cartable, en sortait une page de cahier qu’il avait arrachée et recouverte de son écriture fine à l’encre violette. Il posait la page sur la console puis laissait son cartable sous le meuble.
Alors, il ouvrait le tiroir aux allumettes, s’emparait de l’une des petites boites sur le côté et vidait tout son contenu au milieu du tas déjà conséquent. Il refermait le tiroir sans bruit. Pliant la feuille qu’il avait sortie de son cartable jusqu’à ce qu’elle puisse tenir dans la boite, il fermait ensuite celle-ci et la glissait dans la poche de son anorak qu’il avait gardé sur lui.
Aurélien n’entrait pas dans la maison comme l’aurait fait tout autre enfant impatient de goûter. Il sortait à la grande joie du chien prêt à jouer avec lui. S’il lui donnait une caresse, c’était aussi pour l’inviter à rester sagement, car il devait sortir de nouveau.
La grille refermée avec soin, Aurélien remontait la rue à contre courant du trajet qu’il venait d’effectuer en rentrant de l’école. Parvenu au niveau du porche d’une grande maison bourgeoise, il s’y glissait comme pour s’y cacher serrant de sa main droite dans la poche, la petite boite d’allumettes qu’il avait emportée avec lui.
Il attendait quelques minutes. Puis, il les voyait arriver en haut de la côte.
À cette époque, il y avait l’école des filles et l’école des garçons. L’une à côté de l’autre, mais bien séparées. Pour d’obscures raisons, les filles sortaient un peu après les garçons.
Elles arrivaient dans une petite troupe d’âges mêlés. Toutes sages dans leurs robes bleues ou roses, portant de grands cartables. Les unes coiffées en nattes, les autres en couettes. La plus grande au centre veillait sur les trois autres. La deuxième en âge, c’était Isabelle.
Isabelle avait les cheveux retenus par un seul bandeau. Ils étaient blonds très clairs et retombaient sur ses épaules. Elle avait les yeux bleus. Un regard intense.
En ce temps-là la radio diffusait en boucle la chanson d’Azanavour : « Isabelle ». Le chanteur soliloquait des « Isabelle » à l’infini, « Isabelle, Isabelle, Isabelle… Isabelle mon amour… » « Tu vis dans la lumière et moi dans les coins sombres… » « Je me contenterais de caresser ton ombre… ». « Isabelle, Isabelle, Isabelle… » et le chanteur au comble du romantisme exacerbé riait étrangement emporté par le chœur des violons « Isabelle, Isabelle, Isabelle… » Ce prénom résonnait à l’infini.
Il avait beau avoir à peine plus de huit ans, Aurélien connaissait la chanson par cœur. Elle semblait faite pour lui cette chanson. Et Isabelle comme l’incarnation vivante de l’Isabelle rêvée de la chanson. Isabelle avec cette grâce de princesse qui parmi le groupe des petites filles rentrant de l’école semblait seule prendre la lumière.
Le souffle coupé, le cœur battant, caché dans l’ombre du grand porche, Aurélien ne voyait qu’elle, ne pensait qu’à elle, ne respirait que pour elle.
C’est dans un coin de la cour, lors de la récréation de l’après-midi qu’il se calait pour écrire ses longs mots d’amour qu’il allait glisser ensuite dans une boite d’allumettes chaque soir.
Laurent son copain se moquait de lui. « — Tu ne l’auras jamais cette fille ! Elle ne veut d’aucun garçon. Même Lucien, il a beau être le plus fort, sa grande sœur l’a éjecté vite fait. »
Mais résolu et convaincu, Aurélien repoussait son ami qui l’abandonnait à ses écrits pour une partie de ballon. « Isabelle, Isabelle… Isabelle, Isabelle… »
Aurélien était tout à son amour pour sa belle blonde. Il en vibrait comme la corde des violons de la chanson, tout au long de la journée.
Le groupe des filles se rapprochait. Alors il entendait son propre cœur battre à ses tempes de plus en plus fort. Il avait chaud, une goutte de sueur perlait immanquablement. Le groupe des filles lui passait devant sans le voir, en devisant aimablement.
Il les laissait avancer puis, entreprenait de les suivre, la petite boite dans la poche de l’anorak.
Elles descendaient la rue marchant au milieu, indifférentes à sa présence. Lui les suivait comme s’il buvait dans l’air les effluves d’Isabelle. « Je me contenterais de caresser ton ombre… » Cela durait un long moment, puis, prenant son courage à deux mains, juste avant que la descente ne devienne virage, il doublait le groupe de filles sans les regarder surtout, mais se plaçant dans la ligne juste devant Isabelle, il laissait tomber la petite boite d’allumettes avec son mot d’amour dans l’espoir qu’elle chute devant les pieds d’Isabelle.
Comme il arrivait devant chez lui, il rentrait brutalement dans le jardin familial, sans se retourner, comme si de rien n’était.
Et ce fut ainsi chaque soir et il ne vit jamais si Isabelle ramassait bien la boite.
Lorsqu’il repassait le lendemain matin, dans l’autre sens, pour se rendre à l’école, la seule chose qu’il constatait c’est que la boite avait bel et bien disparu.
Alors, il nourrissait l’espoir que sa déclaration avait été lue et son amour redoublait d’intensité. L’après-midi, il écrirait un nouveau mot et renouvellerait son manège.
Cela dura un mois, peut-être deux. Le tiroir du vestibule était plein à craquer d’allumettes. Jusqu’au jour où il entendit dire à la maison : « Mais enfin ? Qui prend ces boites d’allumettes ? Pour en faire quoi ? C’est pas possible ! »
Cette remarque qui risquait de mettre à mal toute son organisation rodée, le décida. Il fallait cette fois agir. Et ne plus se contenter de laisser le petit mot dans la boite en le jetant aux pieds d’Isabelle. Les fiançailles devaient se concrétiser. Il l’aimait. Il en était sûr. Et la chanson continuait de passer chaque jour à la radio dès qu’il allumait le poste.
Pétri de tous les contes et histoires de princes et chevaliers qu’il avait pu lire, Aurélien ne doutait pas un seul instant de la force de conviction de son amour déclaré par tous ces mots et lettres. Il avait fait sa cour, la belle Isabelle ne saurait résister et comprendrait que leur bonheur était devant eux. Elle serait sa princesse pour toujours, sa belle aux yeux bleus.
Ainsi, vint le fameux jour où il se décida. Il fit comme d’habitude. Le mot. La boite. Se cacher. Se laisser dépasser. Jeter la boite aux pieds d’Isabelle avec le mot…
Sauf que cette fois, au moment de franchir le portail du jardin, il se laissa dépasser par le petit groupe qui continuait de marcher en devisant gaiement.
Il ne doutait pas qu’Isabelle avait trouvé la boite et son mot plié à l’intérieur. Un peu plus intense. Parlant d’avenir. « Un jour nous nous marierons… »
Il entreprit de suivre le groupe à distance. Une petite fille s’en détacha pour rejoindre sa maison, puis une autre. Enfin, ils arrivèrent au bout d’une allée qui menait droit à la maison d’Isabelle et de sa sœur. C’était une de ces façades droites, une maison comme en dessinent les enfants avec son toit pointu et quatre fenêtres réparties symétriquement autour de la porte d’entrée placée bien au centre.
Isabelle et sa sœur entrèrent sans se retourner dans la maison. Comme si elles ne l’avaient pas vu.
Un peu désemparé, Aurélien resta un moment devant la façade. Il n’y avait aucun bruit, aucun mouvement perceptible de la maison. Tout le quartier était d’un grand calme. Mais il s’était un peu rapproché.
Un reflet de la fenêtre du haut à droite attira son attention. Celle-ci commençait à s’ouvrir. Le cœur battant mais résolu, il s’approcha. Sans surprise, il découvrit Isabelle qui parut à la fenêtre, le soleil illuminant ses longs cheveux. Elle était superbe. Elle était Juliette à son balcon et lui Roméo. Pour un peu, s’il avait su, il aurait chanté. Ils ne s’étaient jamais parlé mais enfin elle venait à lui. Elle avait ouvert la fenêtre comme on ouvre son cœur et ils allaient pouvoir enfin vivre leur doux et merveilleux amour. Aurélien avait le sentiment de vivre le plus délicieux, le plus beau, le plus merveilleux jour de sa vie. Elle était si belle !
« — Maintenant tu vas arrêter de nous suivre et nous laisser tranquilles ou j’appelle mon père ! Il est gendarme ! »
Elle referma la fenêtre brutalement.
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