à découvrir au fil de l’été
Chaque semaine d’été retrouvez une nouvelle courte et crue qui se lit en moins de 7 minutes.
Cette semaine, percevrez-vous les secrets d’Odette et comprendrez-vous qu’il ne faut jamais lire le journal intime d’une autre personne ?
Nouvelle crue : Le journal intime
Lorsqu’Odette mourut des suites d’une pneumonie, ses enfants se répartirent les rôles : Lucie se chargea des formalités avec l’hôpital, Jeanne de contacter le maire et Joseph l’aîné, organisa les funérailles.
Il n’avait pas lésiné sur les moyens. Dès le rapatriement du corps de l’hôpital, il avait envoyé la bonne préparer la défunte. Tout l’étage de la maison d’Odette sentait l’essence de lavande. On avait écarté ses chiens pour qu’ils n’entrent pas dans la chambre. Lucie avait accepté de les prendre chez elle, il y avait un grand terrain.
Le temps avait passé. Peu de monde au village avait eu connaissance des frasques d’Odette et comment jeune femme, elle avait quitté son mari du jour au lendemain. Elle était partie subitement pour un voyage en Italie dont elle ne revint que huit mois plus tard. Les deux aînés avaient été confiés à sa mère. Elle accoucha de la troisième à son retour. Odette demanda le divorce, reprit ses enfants et s’installa seule avec eux à la campagne. Elle consacra sa vie à la lecture, à l’écriture et vécut disait-elle de la traduction d’œuvres philosophiques anglo-saxonnes.
Les enfants eurent une vie simple, mais confortable. Ils voyaient peu leur mère occupée à ses livres ou à recevoir de temps à autre la visite de messieurs mystérieux, qui arrivaient en voiture depuis Paris, portant des costumes sombres. Ils occupaient la chambre d’amis deux ou trois jours puis disparaissaient discrètement au petit matin. Les petits ne faisaient que les croiser au moment du repas. C’était en dehors de ces visites, une vie assez calme, campagnarde et bourgeoise, rythmée par les jeux et les études. Le garçon fut interne dès le collège. Les filles cessèrent l’école après le certificat d’études primaires élémentaires, mais on ne les pressa pas de prendre un travail. Elles s’occupaient autour de la maison.
Odette n’était pas une mère démonstrative. Elle veillait à ce que le cadre général fut défini. Personne ne manquait de rien. Elle restait le plus souvent dans une sorte de boudoir dont elle avait fait ce qu’elle appelait son bureau. Elle y restait en fumant beaucoup. On la voyait de temps à autre descendre à la cuisine se chercher du café ou un verre de vin rouge. Toute cette bonne organisation roulait tranquillement, les enfants étaient raisonnables et sérieux.
En dehors des visites épisodiques des messieurs, seule la Grand-mère venait tous les trois ou quatre mois passer quelques jours. Ses séjours se terminaient immanquablement après un entretien qu’elle avait avec sa fille dans le boudoir. La vieille femme en sortait les yeux rougis et prétendait devoir sa tristesse au fait de quitter ses petits enfants pour rentrer chez elle. Plus affectueuse qu’Odette, elle avait cependant quelque chose de faux, une mollesse compassée qui indisposait les enfants.
La vieille mourut, les enfants grandirent et devinrent de jeunes personnes. Comme ils restaient relativement coupés de leur mère dans la maison, ils faisaient corps et se soutenaient.
Puis, les filles présentèrent des garçons du village à leur mère. C’étaient de braves jeunes gens, travailleurs, qui reprenaient l’un l’affaire de son père, une minoterie et l’autre travaillait auprès du sien dans une belle exploitation. Odette les accueillit sans réprobation ni intérêt particulier. Elles se marièrent rapidement l’une et l’autre et quittèrent la maison dans la foulée. Joseph, lui resta plus longtemps. On ne lui connaissait pas d’amie même si l’on subodorait qu’en ville, il avait quelque relation. Il prit une garçonnière d’abord pour y parachever ses études puis lorsqu’il entra pour le seconder dans le cabinet d’un notaire. Peu à peu, il transféra ses affaires et ses livres en ville et vint moins souvent à la maison.
Lucie et Jeanne qui habitaient dans les environs, passaient pour des visites de courtoisie. Leur mère les recevait sans effusion particulière, avec affabilité. Les rencontres étaient pourtant brèves, surtout lorsqu’il y eut des bébés. Odette trouvait prétexte dans son travail pour s’éclipser dans son boudoir.
Elle semblait immuable dans ses habitudes. On la voyait très peu sortir. Les visites des messieurs s’espaçaient mais c’est à peine si on le remarquait.
Chacun des enfants, restant en relation avec les deux autres, faisait maintenant sa vie. Une sorte de tranquillité et de routine dans les habitudes paisibles du village rythmait un quotidien serein, sans questions.
Ce n’est que très progressivement qu’Odette montra des signes de fatigue. Des pneumonies apparurent d’abord aux changements de saison puis se firent plus fréquentes. Odette ostensiblement commença à préférer le vin rouge au café et les visites se firent plus rares. Odette avait peu de besoins disait-elle. Elle avait touché un pécule de sa mère qui permettait de compenser les pertes. Sa seule extravagance était son tabac qu’elle faisait venir de Paris. Elle le roulait en cigarettes ou même le fumait dans une petite pipe. Le médecin avait émis quelques réserves qui furent repoussées négligemment.
Plus tard, de brefs séjours à l’hôpital s’imposèrent. Odette montrait des signes de fatigue. Elle toussait beaucoup. On parla d’un séjour à la montagne qu’elle refusa. En réalité, elle n’en avait guère les moyens. Elle maigrissait et son visage beau autrefois paraissait plus crispé.
Tout cela se fit si progressivement que le village et les enfants eux-mêmes, commentèrent peu. L’existence déroulait son fil, chacun vaquant à ses affaires et ses devoirs. Joseph seul poursuivait une vie de célibataire. Il aimait l’anonymat de la ville où il résidait à présent à plein temps. Secondant le vieux notaire, il prenait peu à peu les rênes de l’étude. L’essentiel des écritures confié aux greffiers faisait que son travail le mobilisait peu et il pouvait s’évader discrètement.
Le temps avait passé. L’enterrement s’était déroulé comme il devait. L’église avait fait le plein. Odette avait rejoint sa mère dans le petit caveau familial. Les enfants avaient été très convenables, affectés sans excès, les petits enfants qui connaissaient peu leur Grand-mère étaient restés sages et en retrait.
Ce n’est que plus tard qu’il fut convenu de vendre la maison et de régler les affaires liées à l’héritage. L’étude de Joseph s’occuperait de tout. Les filles se partagèrent les plus beaux meubles, on donna le reste à des gens du village. On était raisonnablement triste, mais sans épanchements. Le village regardait les enfants sans qu’aucune commère ne trouve rien à critiquer. Les enfants étaient très dignes. Joseph sérieux gérait la question des papiers. Tout au plus parfois, une insinuation vite repoussée évoquait sa vie de vieux garçon, ses escapades en pleine journée dans les quartiers louches. Mais on l’avait connu petit, il était si sérieux et ses sœurs maintenant mariées à des garçons du pays faisaient partie du paysage.
Tout se fit donc progressivement, en prenant le temps, avec une certaine délicatesse et une discrétion de bon aloi.
La maison avait été débarrassée pièce par pièce. La cave, le grenier, le salon, la cuisine, les chambres… Il ne resta plus étrangement que le boudoir.
Les enfants n’étaient jamais entrés dans cette pièce. Lucie et Jeanne n’osaient pas s’y rendre. Elles déléguèrent à l’aîné la mission de s’occuper de cette petite chambre où leur mère ne les avait jamais conviés. Il n’y avait eu besoin d’aucune sorte d’interdit pour qu’aucun des trois enfants ne songe jamais à en pousser la porte. C’était ainsi, le territoire exclusif de leur mère. Son petit « bureau » disaient-ils, où travaillant, elle avait seule gagné l’argent utile à leurs besoins. De cela, ils étaient reconnaissants. Ils avaient bien compris qu’elle avait passé son temps à travailler pour leur éducation.
Quand Joseph pénétra dans la pièce, ce qui le dérouta, c’est qu’excepté une petite bibliothèque, il y avait peu de livres. Le mobilier se limitait à un canapé rose usé, une coiffeuse, un pouf, un tapis, quelques décorations orientales, des rideaux à pompons.
Ce qui affecta Joseph c’était l’odeur de tabac et de vin rouge. Il restait sur une commode un verre à moitié plein, une bouteille et quelques taches sur le meuble montraient qu’on s’était servi souvent sans précautions.
Faisant le tour de la petite pièce, ce qui étonna Joseph, c’est qu’il n’y avait la trace d’aucun manuscrit ou de ces ouvrages de philosophie qu’Odette disait avoir traduits. Il fouilla un peu. C’était une sensation gênante. Comme s’il pénétrait dans l’intimité de sa mère, inconnue pour lui.
Il découvrit que la coiffeuse possédait un tiroir, presque secret, sans serrure, il ne l’aurait pas vu s’il n’avait pas laissé glisser ses doigts sur le meuble en bois de cerisier. Ce tiroir contenait serrés, des cahiers d’écolier rouges et d’innombrables petites photographies en noir et blanc, présentant des visages d’hommes de tous âges avec ou sans chapeau. Il ne les reconnut pas tous mais certains lui étaient familiers. Il se souvenait qu’ils avaient été les visiteurs de sa mère autrefois.
Joseph sortit les petits cahiers rouges et les posa sur la coiffeuse. Ce premier jour là, il n’osa ni les emporter, ni les ouvrir.
Ce n’est que quelques jours plus tard, qu’il revint s’asseoir devant le miroir de la coiffeuse comme le faisait autrefois sa mère. Il resta un long moment à contempler la pile de ces petits cahiers rouges identiques.
Il entrouvrit le premier. L’écriture était fine et serrée. Elle était régulière, mais non exempte de ratures. Joseph contemplait cette première page sans la lire vraiment. Il referma le cahier. Il se leva du pouf où il s’était assis. Il fut effrayé par son propre regard dans la glace.
C’était comme si une voix intérieure mais ferme, lui intimait l’ordre absolu de ne pas lire ces cahiers, de les jeter, mieux de les brûler. Il y avait dans ces cahiers, ce journal intime, une par une, jour après jour, toutes les réponses aux questions que lui et ses sœurs s’étaient posées sans les formuler toujours vraiment. Ces cahiers contenaient la vérité. Mais une vérité destructrice dont il sentait que pour son équilibre, sa vie et celle de ses sœurs, il ne fallait pas prendre connaissance au risque de voir tout leur univers basculer. Ne pas lire. Jamais. À aucun prix.
Joseph se rassit et commença la lecture.