Cette semaine de fêtes avec Noël, est l’occasion d’offrir un conte qui sera proposé en plusieurs épisodes avant d’être donné en version complète. Il s’intitule « les 3 pommes ». Je le raconte depuis … presque cinquante ans sous différentes versions qui se sont enrichies au fil du temps. Je le racontais à mes jeunes cousins, à mes élèves… Il devrait pouvoir plaire à des enfants à partir de 8 ans peut-être… « Le grand père » est le premier épisode qui « pose le cadre », vous permettra de découvrir Aurélien et la jument… À côté du texte, une version enregistrée est proposée.
Les 3 pommes – épisode 1 : le grand-père
Cette histoire je la connais depuis toujours. On me la racontait quand j’étais petit. Pas tout petit, j’aurais eu trop peur. On la racontait sûrement à mon père. Je crois bien à mon grand-père, mon arrière-grand-père… De quand date-t-elle ? Je ne peux le dire exactement. Très loin. Longtemps avant l’électricité. Encore plus longtemps avant l’automobile et même avant les machines à vapeur. Il faut remonter des siècles en arrière…
Je sais qu’elle se passait en Bretagne. Pas la Bretagne des bords de mer. Pas le pays des cartes postales avec les jolies plages et les côtes découpées. Mais du côté du pays d’Argoat. C’est dans les terres, la Bretagne profonde où encore aujourd’hui on peut se perdre facilement par de petites routes entre les collines. Là-bas, l’océan c’est la lande. C’est un paysage toujours vert. Mais ce n’est jamais le même vert. La lumière y est douce et peine à traverser les branches. Les bois y sont épais, touffus. Comme des points saillants où la mousse s’accroche, des rocs noirs émergent et prennent des formes étranges. La pierre est humide, glissante et froide. En hiver la brume peut rester toute la journée. On entend juste le cri des corbeaux. Si on marche, il est possible de découvrir des sources sous les feuilles, des mares où viennent boire les sangliers et les biches. Des insectes et des vers fouillent l’humus. Couleuvres et salamandres glissent silencieusement entre les pierres. Cachés sous les arbres, on peut découvrir à l’improviste des dolmens encore solides ou de petits menhirs isolés en pleine nature. On dirait que certains, debout dans l’ombre, vous regardent. Ces lieux sont toujours sombres. Quand vient le printemps on peut admirer le rose des bruyères et y entendre le chant extraordinaire d’oiseaux qu’on ne voit que rarement.
Des petits villages ont été édifiés, les uns sur une plaine, les autres dans un creux entre deux collines. On est au bout du monde et rares sont les voyageurs à passer par là, aujourd’hui encore. C’est tout juste si ces villages sont sur les cartes. Au moment où notre histoire se déroulait, ils étaient très pauvres, très isolés. On y parlait un vieux breton incompréhensible aux Français.
Dans les fermes, le sol était de terre battue. Pour avoir moins froid l’hiver, on rentrait les bêtes dans la maison. Avec la paille. L’odeur forte des animaux se mêlait à celle de la soupe de légumes qui chauffait dans l’âtre. Le pain était tenu au grenier pour éviter qu’il ne prenne l’humidité. Seul le chat était autorisé à monter là-haut pour chasser les souris qui auraient eu l’idée de se présenter. On dormait dans de grands lits fermés comme des armoires pour ceux qui avaient les moyens et en général à plusieurs pour se tenir chaud. Il fallait aller chercher l’eau au puits quand ce n’était pas au ruisseau et des branches tombées dans la forêt pour le feu. L’eau que l’on buvait avait le goût fade de la mousse sur les pierres. Le bois humide fumait beaucoup en brûlant.
Dans les petits villages on ne trouvait pas de commerce. Pas d’école. Juste une petite église, étroite, noire, un peu sale où il faisait toujours froid même en été. Le presbytère était collé à l’église. La bonne du curé préparait une soupe avec ce que les gens lui donnaient. Un manoir, énorme et lourde bâtisse avec une tour ou deux, abritait le seigneur du village qui partait la moitié du temps à la guerre au loin et consacrait le reste des jours à la chasse quand il ne ripaillait pas avec d’autres seigneurs venus d’on ne sait où et qui se comportaient mal avec les jeunes filles qu’ils croisaient.
Les gens étaient pauvres. Ils n’étaient pas très propres à force de vivre avec les bêtes sans voir beaucoup de monde. Dans les collines, dans de vieilles cabanes laissant passer la pluie et le vent, vivaient des sorcières. Un peu sauvages, vivant à l’écart, elles avaient en général un vieux chien rempli de puces comme garde, un chat noir qui soufflait, quand ce n’était pas une chouette sur l’épaule.
Elles savaient guérir les maladies, elles faisaient peur aux enfants et aux jeunes mères. On disait qu’elles prenaient le sang des nourrissons pour leurs potions en perçant leur peau avec leurs dents. Le curé interdisait leur venue. Elles ne craignaient pourtant pas d’emprunter la rue principale. Si elles croisaient l’abbé, elles crachaient sur son passage en marmonnant des blasphèmes et des formules magiques dans une langue que personne ne comprenait.
Le village où vivait Aurélien était à cette image. Un village pauvre parmi les pauvres. Lui, avait perdu ses parents depuis fort longtemps et se souvenait à peine des yeux de sa mère, très sombres et profonds comme les siens. Il était interdit de parler d’elle. Enfant, il avait entendu qu’après la mort de son père tombé d’une échelle, elle avait disparu. Brusquement. En pleine journée. Certains prétendaient qu’elle s’était enfuie, d’autres qu’elle s’était jetée dans le grand trou noir qui prolongeait la rivière après une sorte de cascade. Le grand-père d’Aurélien s’était occupé de lui naturellement. Mais on ne parlait jamais des parents. La mère du garçon était sa fille unique. Aurélien ressentait qu’on parlait dans leur dos quand ils croisaient des villageois. Mais le grand-père ne disait rien, faisait mine de rien entendre et ne relevait jamais les rumeurs qui pourtant couraient insidieusement comme des serpents. C’était un vieil homme taciturne, de petite taille au regard à la fois fier et triste. Aurélien le dépassa rapidement en hauteur mais jamais en force. Leur maison était petite et propre. Elle était reconnaissable de loin à ses volets rouges de chaque côté de la porte et au petit banc de pierre sur lequel le vieux venait goûter le soleil et fumer la pipe dès qu’un rayon bienfaisant se présentait.
Si le vieux n’était pas riche, il possédait une richesse inestimable pour le village : une jument. Cette jument allait devenir naturellement celle d’Aurélien. Ce n’était pas un cheval ordinaire comme on en voyait tant dans les fermes. C’était une énorme bête, immense, impressionnante par sa carrure, haute, sans âge. Elle était blanche avec des jambes et des sabots énormes. Ce qui frappait les gens, c’est qu’elle était plus haute qu’un étalon, d’allure robuste, vraiment imposante. Ses flancs étaient larges. Elle donnait une sensation de solidité, de force. Ce n’était pas une bête de course évidemment, mais elle aurait été assez puissante pour tirer une lourde charrue ou une roulotte. Quand elle renâclait c’était impressionnant. Elle pouvait effrayer celles et ceux qui ne la connaissaient pas et craignaient un coup de sabot. En réalité elle était brave. Elle se montrait protectrice à l’égard de son jeune maître, presque maternelle. D’ailleurs, petit, l’enfant avait bu le lait de la jument.
Ce qui étonnait les gens, c’est qu’elle avait le même regard profond et doux qu’Aurélien. Elle semblait toujours le regarder avec bonté, une douceur bienveillante. Aurélien lui rendait son affection. Dès qu’il avait su s’en occuper, il avait appris à prendre soin d’elle. Il lui parlait doucement, il aimait son odeur, elle bruissait de joie dès qu’il venait vers elle. Dès l’âge de sept ans il avait appris à la monter à cru en agrippant sa crinière. En culotte, ses cuisses rougissaient au crin rude de l’animal. Enfant il se tenait haut enserrant son col pour les longues promenades où elle l’emmenait autour du village.
Peu à peu, en vieillissant, le grand-père avait enseigné à son petit fils comment prendre soin d’elle. Mais surtout, il lui avait enseigné le métier de colporteur qu’il avait pratiqué toute sa vie avant progressivement de confier l’affaire à son petit fils.
Oui, il n’y avait pas de commerce dans les villages. On avait besoin de peu de choses. Mais tout de même. Il y avait des petits objets utiles qui manquaient.
Alors, les colporteurs passaient de hameau en clocher apportant de la ficelle, du fil, des aiguilles, de la laine ou des tissus, de la vaisselle en bois, des lames, des rubans, des friandises pour les fêtes. C’était selon les arrivages et les demandes.
Chose très rare même parmi les colporteurs, Aurélien avait appris à lire et à écrire auprès de son grand-père. Il arrivait qu’il vende un ou deux livres. En général seul le curé de la paroisse savait lire et parfois le seigneur du village ou sa dame. Il savait aussi compter et à l’aide d’un boulier pouvait aider les paysans qui ne savaient pas calculer leur impôt au seigneur.
Quand son grand-père mourut un soir de Noël, il s’éteignit doucement. Sans gémir malgré la souffrance. On aurait dit la flamme d’une bougie qui vacille, hésite, et s’éteint finalement sans bruit dans un maigre souffle.
Aurélien l’aimait beaucoup. Il avait été préparé à ce moment. Il avait la jument, son petit fonds de commerce et son métier qu’il avait commencé à pratiquer. Sa tristesse avait été infinie, pourtant il n’avait pas eu peur. Il savait ce qu’il devait faire, son grand-père lui avait tout expliqué, longtemps avant de ne plus pouvoir parler.
L’enterrement s’était déroulé dans un grand silence à peine dérangé par le bruit du cercueil que l’on porte dans l’église. Le frottement des sabots avait résonné sous la voûte. Même lors de la messe, le discours du curé avait été bref. Le grand-père avait été un homme respecté, mais il avait sa personnalité. C’était un petit homme droit. Dur et rude. Bon avec son petit fils mais taillé à la serpe par la souffrance d’une vie qui n’avait pas été qu’amusements. Le curé en avait toujours eu un peu peur de cet homme qui semblait lire en lui avec son regard perçant. Le curé avait des choses à se reprocher. Il sentait que le vieux savait. Après la messe, ils étaient allés au petit cimetière, la jument tirant le cercueil sur un chariot dont les roues avaient grincé comme si elles pleuraient. Aurélien avait dignement guidé la jument et le village avait marché derrière le curé suivi d’enfants de chœur qui chantaient, des vieilles avec leur coiffe, des femmes en tablier, des vieux appuyés sur leur canne, des quelques hommes et du petit groupe d’enfants déguenillés et intimidés.
Depuis le manoir en retrait sur la route, derrière ses hautes fenêtres, la dame les avait regardés passer se gardant de se mêler aux paysans. Elle s’était signée dans l’ombre murmurant des paroles que personne n’entendit.
à suivre !