Chaque semaine d’été retrouvez une nouvelle courte et crue qui se lit en moins de 7 minutes.
Avec La livraison, vous découvrirez les difficultés d’un métier au contact d’une clientèle de plus en plus particulière…
La livraison
Ça faisait deux jours que Lukas avait été affecté aux livraisons alimentaires. Livrer des plateaux repas n’était pas une mince affaire. Il fallait enchaîner sur un tempo soutenu, surtout ne pas se tromper entre les boites et lui avait-on dit, résister notamment aux vieux toujours enclins à bavarder, offrir un café ou même un coup à boire.
C’est à cause de ça que le précédent livreur avait été éconduit. Trop bavard, trop buveur, il avait fini avec le triporteur dans les buissons et sa cargaison fichue. Le téléphone avait beaucoup sonné, les clients rouspétaient du retard. Le manager lui-même avait dû s’y coller dans l’urgence.
Donc en pédalant fièrement sur sa machine à assistance électrique, le GPS bien fixé sur le guidon, Lukas se remémorait les consignes du chef. La veille on l’avait breffé comme on dit au Québec. On n’était pas au Québec mais son manager en venait avec ce bel accent pas toujours facile à comprendre. Lukas souriait en y pensant, mais il avait à cœur de ne pas décevoir. Surtout qu’un contrat comme ça, près de chez lui, il n’en trouverait pas tous les matins. Avec l’augmentation des prix sur les denrées alimentaires, il fallait en plus qu’il n’oublie pas de faire signer les nouvelles conditions des contrats et laisse une facture. L’idée c’était d’obtenir la signature rapidement, que les clients ne regardent pas trop les détails.
Lukas avait pour lui son grand sourire éclatant et cette bonne énergie qui entraînait tout de suite l’adhésion du plus récalcitrant. C’est ce qui avait convaincu le manager de le recruter. Cette allure sportive, cette bonne humeur communicative. Apparemment, il n’avait pas de casier et ne se droguait pas ce qui était un plus. Trop de gars marchaient à la cocaïne pour tenir le rythme. Ça pouvait les rendre nerveux.
Malgré l’assistance électrique, le triporteur chargé au départ demandait de bons mollets. Mais il était sportif. Il avait trois grandes avenues à desservir et un certain nombre de rues perpendiculaires avec parfois plusieurs clients dans le même immeuble. Il avait tout bien repéré et même appris les premiers noms par cœur.
Il faisait frais mais le ciel était bleu. Toutes les conditions étaient réunies pour réussir au mieux sa première tournée et malgré le petit pincement qu’il éprouvait, tel un acteur qui a le trac avant de monter en scène, il savait son texte, il connaissait son affaire et se montrait résolu à faire preuve de cette intelligence et de ce pragmatisme qu’on lui connaissait.
Il parvint au premier immeuble où il enchaîna les trois premiers clients comme un chef. Des petites dames, la plupart en tenues d’intérieur et chaussons. Il résista aux propositions de café, su convaincre de signer, obtint même un pourboire.
Bien qu’impersonnelle avec ses petits immeubles standardisés et ses lotissements soumis à la symétrie la plus régulière qui soit, la ville avait presque un petit air pimpant sous le soleil qui brillait.
Il livra la première puis la deuxième avenue. Les plateaux étaient délivrés sans erreur. Les étiquettes étaient scannées aisément et Lukas faisait déjà montre d’une certaine dextérité. Il prenait de l’assurance, échappait avec la grâce de son sourire aux tentatives de bavardage, se montrait concentré et précis. Il aurait certainement pas mal de bonne étoiles aux évaluations.
Il classait avec efficacité les factures signées au fur et à mesure de la collecte et avait déjà pris le réflexe de mémoriser les trois noms suivants pour optimiser son temps.
Dans l’une des rues parallèles, il parvint à la maison la plus éloignée, presque en retrait. Il craignit d’abord l’absence de la personne, car tous les volets étaient descendus. Il s’approcha du perron en tendant l’oreille. Pas un signe de vie. Par acquit de conscience, il sonna à l’interphone. Une voix grave l’interrogea.
— La livraison Monsieur Gravel !
Lukas avait mis tout son sourire dans la voix quand il comprit de surcroît qu’une caméra à l’objectif mobile s’ajustait pour le fixer.
— Veuillez déposer le plateau sur le petit support prévu à cet effet contre le mur, je vous remercie, bonne journée.
— C’est que je dois vous faire signer le nouveau contrat monsieur…
— Faites-le envoyer par messagerie électronique s’il vous plaît.
— C’est une consigne de mon supérieur, je dois récupérer les signatures manuscrites aujourd’hui, sinon les livraisons risquent d’être interrompues !
— Mais vous n’y songez pas ! De plus je vois bien à la caméra que vous n’êtes ni masqué ni ganté.
— Ah, pardonnez m’sieur, mais c’est pas demandé dans notre protocole !
— Mais vous êtes devenus fous à la Gocepro ? Que vous vouliez mourir c’est votre problème. Mais la sécurité des clients ?
— Je peux vous montrer la carte professionnelle monsieur, c’est vrai, je suis nouveau livreur, mais désolé, personne n’a rien demandé, aucun autre client ne m’a signalé ce que vous dites… Si je puis me permettre d’insister, j’ai un horaire à tenir et je ne vais pas pouvoir vous laisser le plateau sans signature…
La voix lui demanda de patienter quelques instants.
Ces moments parurent une éternité au pauvre Lukas qui commençait à suer en pensant au retard qu’il devrait rattraper. Il lui restait encore cinq plateaux. Il faudrait changer de rue. Il avait peur qu’on ne lui fasse des reproches surtout qu’il savait qu’il ne pouvait pas mentir. Son manager pouvait le géolocaliser à tout instant et au mètre près depuis son application. Il ne manquerait pas de lui demander pourquoi il avait mis au temps de temps à la livraison 789B-813-8496KLM .
La porte finit par s’ouvrir interrompant ses cogitations. Il vit dans l’encadrement, une silhouette vêtue d’une combinaison complète du type de celles qu’il avait vues à la télévision quand des équipes devaient intervenir en cas d’urgence chimique ou radioactive. On ne voyait pas le visage du client, entièrement casqué. Le gars avait les mains recouvertes de gants épais. On aurait dit une espèce de cosmonaute qui s’avançait devant lui.
Gravel intima l’ordre de reculer à Lukas. Celui-ci tendit le contrat et un stylo. Gravel rejeta d’un geste le stylo et rentra chercher un crayon. Il revint puis sous les yeux de Lukas, médusé, pulvérisa un produit sur le stylo pour le désinfecter. Il lut rapidement et signa. Lukas s’avança pour déposer le plateau. Ce fut Gravel qui recula.
— Profiter ainsi de l’épidémie pour augmenter les prix, ce n’est pas très correct, nous sommes vos otages, vous le direz à vos responsables.
Lukas avait en tête la réponse toute prête pour justifier de l’augmentation. C’était à cause de la guerre. Les matières premières. La répercussion des prix avait été limitée… Il s’excusait.
Gravel faisait de grands gestes scandalisés. Il n’était pas au courant pour la guerre. Il ne regardait plus les nouvelles. Une guerre en pleine épidémie. Pour lui les hommes étaient devenus fous.
Lukas se trouvait alors partagé entre la course contre la montre qu’il devait mener et ce qu’il venait de comprendre soudainement. Lui fallait-il expliquer ?
— C’est-à-dire, vous n’avez pas les journaux mais au moins vous regardez les informations à la télévision ?
— Non, les journaux, vu le nombre de contaminants possibles, rien de plus dangereux. Ça passe de mains en mains. Il n’est pas question d’en faire entrer chez moi. Et de toutes façons, cela fait un moment que je ne regarde plus la télévision, je trouve ça trop déprimant…
— Oui c’est certain, alors du coup, vous n’avez pas suivi les dernières actualités, vous ne saviez pas pour la guerre ?
— Non, elle doit être loin encore. Tout est calme par ici. Je me contente d’appliquer les consignes et je prends toutes mes précautions.
— Mais, vous ne sortez pas trop du coup ?
— Surtout pas ! Quelle folie. Je vous remercie, vous les livreurs qui nous permettez de nous alimenter ou recevoir ce dont nous avons besoin. C’est pour cela que j’ai accepté de descendre. Néanmoins après votre départ, je pense que je vais désinfecter correctement le perron et le hall d’entrée, on n’est jamais trop prudent…
— Vous ne vous ennuyez pas ? Vous êtes seul ici ?
— J’écris mes mémoires, sans savoir si jamais quelqu’un pourra les lire. Cela occupe le plus clair de mes journées. Sinon, je gère les commandes via internet et je fais les comptes. Ma pension est versée avec régularité, ma banque m’adresse ses relevés, je fais un peu de sport dans ma cave aménagée, je ne me plains pas. J’ai de l’espace dans cette maison.
— Oui, c’est sûr, vous êtes bien. Pardon de vous avoir dérangé m’sieur pour la signature ! Je pense que le prochain contrat ça sera dans un an. Si vous voulez je le glisserai sous la porte et vous n’aurez qu’à le signer de votre côté et me le passer ensuite.
— Oui, très bien ça limitera les risques, c’est plus raisonnable.
— À demain pour le plateau m’sieur et l’an prochain pour le contrat !
Gravel était déjà rentré à l’intérieur. Lukas entendit le déclenchement d’un pulvérisateur électrique utilisé pour désinfecter les grosses surfaces.
Ça ne faisait que trois ans que l’épidémie était terminée et que les gens avaient repris une vie normale.