La brume

Publié le Catégorisé comme Les trois pommes - conte
trois pommes

Voici le deuxième épisode du conte, « Les trois pommes ». Dans la Bretagne profonde, Aurélien, un jeune orphelin, vivait avec son grand-père et leur belle jument blanche. Le vieil homme mourut après avoir confié l’animal à son petit fils, mais surtout, lui avoir enseigné le métier de colporteur.

Le conte est à lire ou à écouter.

Les 3 pommes – épisode 2 : la brume.

Bretagne sous la brume

Le soir même, Aurélien avait décidé qu’il prendrait la route dès le lendemain matin. Pour se libérer de l’ambiance pesante du village et parce que de toute façon, il fallait bien vivre, faire tourner le commerce en faisant son travail de colporteur. C’était une nécessité, plus qu’un devoir, une évidence.

Le jeune homme nettoya la petite maison de fond en comble, prépara ses sacs, fixa solidement les volets. En guise de provisions, il ne lui restait plus qu’une miche de pain entamée et trois pommes un peu ridées. Il se dit qu’il achèterait de quoi manger en chemin. Les gens avaient peu de sous, alors ils troquaient avec lui du fil contre des œufs, des aiguilles contre des légumes, des noix… Il trouvait s’il avait de la chance un peu de lard ou du fromage.

En pensant à tout cela il saliva quelque peu et ajouta à son équipement une petite marmite, un briquet d’amadou et une grosse cuiller en bois.

Habituellement, surtout à la fin lorsqu’il savait son grand-père fragile et malade, quitter la maison et le village emplissait son cœur de nostalgie. À présent, il était triste de n’avoir plus son grand-père, mais soulagé de le savoir en paix. Il se sentait libre et rassuré de la compagnie de sa jument. Quand il la montait, il percevait la chaleur de l’animal le réchauffer au travers de ses vêtements. Une fois hissé là-haut, il éprouvait un sentiment de sécurité dominant le village puis le chemin.

Il partit ainsi sans bruit dès l’aube, juste avant que l’aurore ne rosisse les prés.

Seul un mince filet de fumée sortait d’une cheminée. Le coq n’avait pas encore chanté. Personne ne le vit partir.

Les routes, il les avait apprises avec son grand-père puis seul. Il n’avait pas de cartes. Il prenait pour repères certaines croix aux embranchements de routes et de chemins. Là un calvaire, ailleurs une chapelle, une pierre. Une ancienne borne romaine pouvait persister ici et là, mais elles étaient illisibles. Pour s’orienter, Aurélien ne disposait que de peu d’indications. Il devait aller de village en hameau. Certains d’entre eux pouvaient ne compter que deux à quatre maisons ou des fermes isolées. Quelques maisons étaient cachées dans des replis de collines, dans un sous-bois à proximité d’un ruisseau. Il fallait le savoir… Les passants étaient rares. Les habitants ne connaissaient en général que les environs de leur propre village. Les chemins étaient eux-mêmes souvent difficiles, chaotiques, boueux, envahis de flaques d’eau. La jument s’y salissait vite. Elle n’avait pas peur mais parfois la boue était telle qu’il fallait prendre garde à ne pas s’enfoncer. La jument était chargée. Il fallait éviter à tout prix qu’elle tombe au risque d’entraîner dans sa chute les sacs de marchandise, de tout salir et de tout perdre.

Aurélien achetait au bourg ce dont il avait besoin avec le peu de monnaie dont il disposait. Il ne pouvait pas se permettre de perdre ce qu’il avait à vendre s’il voulait poursuivre son activité. Sa petite bourse était bien serrée sous sa ceinture et il vérifiait machinalement sa présence.

Malgré les difficultés, il aimait voyager, il appréciait la liberté de son travail et le préférait aux travaux des fermes souvent très durs. Il en connaissait les risques, les dangers. Les maraudeurs étaient rares, mais on n’était pas à l’abri non plus d’un brigand. Il était une fois tombé sur un concurrent malhonnête qui avait tenté de jeter sa marchandise à la rivière. La prudence était de mise. La vigilance de rigueur.

Le garçon pensait à tout cela et alors que le jour se levait, il réfléchissait mentalement aux différentes étapes de sa journée qui le mèneraient de maison en village, de ferme en hameau, jusqu’à une petite auberge où il savait pouvoir dormir pour pas cher et trouver du foin pour la jument.

Il n’avait pas de montre. Il lui fallait prendre ses repères comme il pouvait à la lumière du soleil, au son des cloches des églises ou aux rares horloges des maisons riches.

C’est ainsi qu’il cheminait avec sa jument, avec peu d’indices, sa mémoire, au rythme lent du cheval.

Il commença par des ventes modestes dans deux fermes où on lui parla à peine. Un peu de fil. Deux petites pièces. Il fallait être patient, rester aimable. À la troisième des maisons, la fermière était bavarde et voulait l’interroger sur les événements du village. Il n’avait que la mort de son grand-père à raconter. La fermière devint soupçonneuse. Le vieux n’était-il pas mort de maladie ? N’y avait-il pas le risque d’une affection grave et d’une quelconque épidémie ? Elle vint voir sous le nez du garçon s’il n’avait pas la fièvre. Il ne l’avait pas. Aurélien n’était pas un gaillard musclé, mais il était robuste, jamais malade. Les questions insistantes l’attristèrent pourtant en lui faisant penser à son grand-père disparu auquel il ne pourrait plus raconter son périple, ses rencontres, comme il aimait à le faire devant un bon feu de cheminée.

En reprenant la route, préoccupé de ses mauvaises ventes, Aurélien ne perçut pas immédiatement la brume qui commençait à envahir la lande. C’était une de ces brumes épaisses qui peut s’imposer en toute saison. Plus qu’un brouillard qui va se dissoudre aux premiers rayons du soleil, c’était une purée blanche, épaisse et collante. Une sorte de fumée sans odeur mais poisseuse qui semblait s’agripper à tout ce qu’elle trouvait : les arbres, les bâtiments, les buissons même.

Non seulement cette brume était pénible, car elle était humide et froide, mais surtout il devenait beaucoup plus difficile de s’orienter. Le garçon en prit conscience quand il réalisa que l’on ne voyait plus à vingt mètres, puis à dix, puis à cinq…

Les yeux rivés au sol, il lui fallait prendre garde à ne pas se perdre. La situation devint si difficile qu’il décida de sauter à terre afin de guider la jument sans quitter le chemin des yeux.

C’est à peine s’il voyait ses propres pieds et à ses côtés la masse blanche de l’animal peinait à se détacher.

Il se cogna brutalement au tronc d’un gros chêne. Il comprit qu’il était sorti du chemin et tenta de reculer pour le retrouver. Mais il se prit alors dans les buissons et des ronces vinrent griffer son visage tout en agrippant son manteau. On aurait dit une bête griffue qui ne voulait pas le laisser partir. Il entendit le tissu crisser en se détachant. Ne pouvant plus avancer la jument renâcla. Il tenta de la rassurer mais en réalité, il n’en menait pas large. Rien pour le guider. On aurait dit que la forêt s’était refermée sur lui, et l’enserrait comme un piège. Il serra la longe de la jument et entoura la lanière de cuir autour de sa main. Il s’agissait de ne surtout pas perdre la bête. Où était passé ce fichu chemin ? S’il n’était pas très large, il était tout de même tracé pour laisser passer une charrette. Aurélien eut la sensation de tourner sur lui-même. Il s’accroupit, il ne voyait plus ses pieds. Il voulait voir le sol. Il manqua de perdre la longe. Il put heureusement s’accrocher à la jambe de la jument. Il croyait être près de son museau, il était à l’envers. Comment était-ce possible ? À tâtons il progressa jusqu’aux naseaux. La jument marqua son contentement. Il tenta de la rassurer en la caressant mais sa voix tremblait. Ils avancèrent de quelques pas. Il y avait une sorte de passage étroit même si cela ne semblait pas être le chemin. C’était assez large pour lui et la jument. Il fallait se dégager de là, trouver un peu de lumière, espérer retomber sur la bonne piste. Il buta soudain sur quelque chose. Mais ce n’était ni un buisson, ni un tronc, ni une pierre… c’était… vivant !

— Hé ! Regardez où vous marchez, vous êtes aveugle ou quoi ?

Aurélien devinait à peine les contours d’une personne qu’il prit pour un enfant bien que la voix fut déjà grave. Peut-être était-ce un petit adolescent ?

— Pardon, mais avec la brume je ne vois rien. Je cherche mon chemin avec ma jument.

— Ah, ah ! C’est que vous n’êtes pas habitué ! Ici la brume a ses habitudes hiver comme été. Il faut poser son regard sans chercher à entrer en elle pour voir le contour des choses…

— C’est que, je suis colporteur, je suis parti ce matin, je connais un peu les chemins, mais là c’est plus épais que d’habitude, nous avons dû nous perdre.

Le petit être tournait autour de lui comme pour l’examiner. Il devinait vaguement une silhouette mince. Impossible de discerner les traits du visage. Il crut un moment percevoir l’éclair vif d’un regard. Il sentit son souffle sur sa poitrine. C’était une haleine peu agréable mélangée de lait fermenté et d’ail cru.

— Je peux vous aider à trouver votre chemin. Mais je voudrais bien quelque chose à manger en échange.

— Je n’ai pas grand-chose. Un peu de pain, trois pommes…

— Une pomme ! Ce sera très bien ! Donnez-moi une pomme !

Aurélien chercha à tâtons dans ses sacs. Il offrit une pomme au petit être qui se pressait contre lui. En lui donnant le fruit, il sentit des doigts froids et secs contre les siens. C’était rêche. On aurait dit du petit bois pour le feu.

Il se passa une chose étrange. La pomme sembla s’éclairer comme une sorte de lumignon dans la main du petit personnage qui tendait le fruit en avant. Ils étaient en réalité bien au milieu du chemin. Aurélien entendit le petit personnage émettre un étrange rire de crécelle.

— Tu n’étais pas si perdu que ça ! Mais j’ai gagné une belle pomme, quoiqu’un peu ridée !

C’est alors qu’Aurélien découvrit les yeux rouges du petit personnage s’éclairer dans l’obscurité. Puis celui-ci disparut comme il était arrivé laissant seulement entrevoir une étrange face grimaçante, sans âge, avec des traits creusés et un nez qui semblait exagérément pointu.

Aurélien était un peu amer d’avoir perdu l’une de ses pommes alors qu’il était déjà au milieu du chemin. Il n’en voulut pas vraiment au petit personnage.

— Je me suis affolé pour rien ma belle, dit-il en flattant le col de la jument. J’ai perdu une pomme. Mais je crois bien que nous avons rencontré un korrigan.

Par Vincent Breton

Vincent Breton auteur ou écriveur de ce blogue, a exercé différentes fonctions au sein de l'école publique française. Il publie également de la fiction, de la poésie ou partage même des chansons !

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