Une nouvelle crue
Chaque semaine d’été retrouvez une nouvelle courte et crue qui se lit en moins de 7 minutes.
Avec la « Bibliothèque de Paolo » découvrez comment Rosa et Paolo s’aimaient et comment il se laissera happer par un vieux polar.
Nouvelle crue : La bibliothèque de Paolo
Depuis la mort de Rosa, Paolo avait laissé passer beaucoup de temps. Le voisinage s’était doucement habitué à son veuvage. La grosse maison autrefois si bien entretenue semblait s’avachir sur elle-même. La rouille commençait à prendre prise sur les hautes grilles, les roses si chères à Rosa, avaient depuis un moment pris des libertés et redevenaient des ronces qui s’enchevêtraient et envahissaient le jardin, grimpaient au mur, verrouillaient le grand portail, s’accrochaient partout. La villa à présent silencieuse, avait perdu de sa stature bourgeoise d’antan mais devenait pour les petites filles éprises de contes qui passaient par là, le château mystérieux, probablement hanté, cachant son mystère.
Elles entrevoyaient parfois la figure sombre de Paolo derrière une haute fenêtre, sa barbe et ses cheveux hirsutes, son grand corps dégingandé, ses longues mains fines prolongées par ce qu’elles imaginaient être de longs ongles griffus et ses grands yeux, immenses et lavés de tristesse qui regardaient vers le jardin avant de disparaître dans la pénombre profonde de la maison. Pour elles, il était la Bête du conte. Elles avaient entendu parler de sa Belle qu’elles imaginaient recluse au fond d’une cave ou cachée dans le grenier.
Mais Paolo n’aurait jamais enfermé Rosa. Il l’aimait trop. Il l’aimait presque autant que ses livres. D’ailleurs, il avait passé les derniers jours à lui faire la lecture, lui relisant tout ce qu’elle aimait, pensant comme Shéhérazade se sauvait de la mort avec ses contes, la maintenir en vie à force de lectures. Mais si palpitantes fussent les aventures qu’il lui lisait, elle mourut entre deux répliques des « Trois mousquetaires ». Le plus terrible c’est qu’elle mourut alors qu’il lisait « — Je ne tiens pas assez à la vie pour craindre la mort ». Il comprit qu’elle était morte en lisant la réponse du Cardinal.Il la savait par cœur, mais il lut jusqu’au point : « — Oui, je le sais, vous êtes homme de cœur, monsieur, dit le cardinal avec une voix presque affectueuse : je puis donc vous dire d’avance que vous serez jugé, condamné même. » Elle, c’était le crabe qui l’avait condamnée, elle était beaucoup plus jeune que lui, très belle et son chagrin fut immense. Il posa le livre sur la petite table près du lit. L’enterrement fut discret, Paolo resta seul avec sa bibliothèque et ne sortit pratiquement plus de chez lui.
Puis un matin, comme une évidence, il se réveilla décidé à changer de vie et il appela une agence pour vendre la maison et partir vivre ailleurs, dans une région lointaine et inconnue. Si l’agent immobilier n’avait aucun doute sur la possibilité de trouver rapidement preneur, l’inspecteur des déménageurs fut effrayé devant la quantité de meubles et surtout de livres qu’il faudrait transporter. Mais Paolo l’étonna en montrant sa résolution de s’alléger au maximum. Il garderait peu de meubles et se débarrasserait de l’essentiel de la bibliothèque.
On le vit alors déborder d’une énergie inhabituelle. Tandis qu’il vendait ou cédait sur le trottoir le petit mobilier, beaucoup firent des affaires, il se fit livrer des cartons neufs et prépara lui-même des collections entières qu’il avait pu accumuler tout au long de sa vie. Le restaurateur reçut une immense bibliothèque culinaire avec des ouvrages du monde entier, la bibliothèque de l’école fut dotée d’un fonds de bibliothèque rose datant du dix-neuvième siècle. En réalité, ce fut la directrice de l’école qui se l’accapara discrètement. Le vieux libraire du centre reçut contre trois sous une inénarrable collection de polars dans leurs versions américaines et celles traduites et allégées pour la série noire, l’école de théâtre eut sa dotation, tout comme la bibliothèque universitaire. Le fonds de Paolo semblait inépuisable et il reprenait des couleurs en distribuant les livres aux uns et aux autres.
Lui, connu pour être attaché à ses livres comme à la prunelle de ses yeux, semblait soulagé de s’en défaire. Il aimait trouver une destination nouvelle à chaque collection, trouver et rencontrer des lecteurs potentiels qui ne manqueraient jamais de s’émerveiller devant la richesse et la qualité de ce qu’il distribuait.
La rumeur commença à circuler dans la ville. C’était comme si chacun, en fonction de son activité ou de son métier, s’attendait à recevoir des ouvrages propres à sa thématique de prédilection. «— Vous connaissiez donc ma passion pour les papillons ? » s’émerveilla leur vieux médecin en recevant une collection incroyable d’ouvrages sur les lépidoptères. Oui, Rosa en avait parlé à Paolo. Et pour les ouvrages de médecine, Paolo savait au contraire que c’était le jeune curé qui en serait passionné.
Chaque livre trouvait son destinataire. Il y en eut de trop sombres ou de trop idiots que Paolo préféra envoyer au recyclage. De ces romans mièvres sans surprise où l’on s’affaiblit les sens et l’âme, de cette littérature d’usurpateurs âpres au gain qui ne flattent que les bas instincts. Il n’hésita pas à contrario à donner à son amie Jeanne toute une collection d’ouvrages libertins et parfois scandaleux dont il savait qu’elle ferait bon usage en femme libre et avertie qu’elle était.
Cela dura un bon moment et la bibliothèque semblait s’être à peine allégée de ces dons. Comment pouvait-il avoir accumulé autant de livres en tant d’années et combien de bibliothèques se cachaient dans chacune des pièces ? Car s’il y avait une vaste bibliothèque qui accueillait aussi son bureau, on trouvait en réalité des livres à tous les étages, dans toutes les chambres, jusqu’aux toilettes.
Mais Paolo vaillant, retrouvant même de la vigueur, s’acharna et sut accélérer la cadence. Peut-être mettait-il alors un peu moins d’exigence dans le choix des destinataires. Quelques marchands en profitèrent pour sous estimer sciemment le prix d’inestimables tirages rares. En réalité, Paolo n’ignorait rien du prix de ces livres. Il les avait aimés et comme d’autres se ruinaient pour de belles cavalières, il avait dépensé sans compter pour ses livres.
En réalité, il ne souffrait pas de ces séparations. D’abord parce que la véritable séparation, profonde, irréparable était tout de même celle d’avec Rosa, sa meilleure complice en lectures, celle avec qui il pouvait échanger à propos des livres mais surtout, avec laquelle il pouvait lire, bras dessus, bras dessous, entremêlés… Parfois ils se lisaient les livres à voix haute, presque murmurée, parfois leurs yeux couraient silencieux sur la page, sachant lire ensemble, attendant l’autre pour tourner la page, car, fait très rare, ils savaient accorder leur tempo de lecture. Il n’y a pas de plus merveilleuse preuve d’amour ou plutôt d’irréfutable signe d’alliance parfaite entre deux êtres.
Ils s’étaient aimés toutes ces années dans les livres et la bibliothèque avait été le fleuve large et profond de leur amour et de leurs rêves partagés. Ils s’étaient aimés au travers des livres. Il leur était même arrivé de faire l’amour au détour d’une lecture, émus par une page de « Belle du Seigneur » ou emportés par l’émotion des « Années Lula ». « C’est ainsi qu’un jour des milliers de couples quitteront les villes, c’est ainsi qu’ils s’envoleront plus légers que des spores, plus légers que des bulles de savon vers les paradis qu’ils portaient en eux… ».
Si jeune homme, et à dire vrai, déjà enfant, Paolo avait accumulé tant et tant de livres, sa bibliothèque était devenue riche, étendue et profonde au contact de Rosa qui en quelque sorte l’avait sublimée, avait permis à Paolo d’en faire un objet vivant, multiforme et poétique. Elle était l’expression même de leur amour et maintenant que Rosa était partie, ce n’était pas que Paolo n’aimait plus ses livres, il s’en souviendrait pour toujours, il savait qu’il ne les relirait plus, qu’il aurait envie d’aller en chercher d’autres, de nouveaux, des sages ou des poétiques, sans toutefois forcément les conserver. L’idée de posséder de nouveaux livres ne s’imposait plus à lui. Il voulait s’alléger, comme il l’avait fait des meubles, comme il l’avait fait de sa collection de costumes.
D’ailleurs, plus tard, il ne se voyait plus dans une grande maison. Il lui suffirait de vivre dans l’une de ces petites habitations désormais à la mode chez les plus jeunes. Ces maisons d’une pièce, presque des cabanes, ouvertes sur la nature avec peu de choses. Non pas pour s’enfermer, mais pour marcher au contraire et se relier à la nature.
Si c’était un véritable travail de se débarrasser des objets et des livres, si la fatigue se faisait sentir, car il n’était plus jeune, non seulement il ne ressentait aucune tristesse, mais la sérénité l’emplissait. Il semblait s’adoucir et se déployer. Plus il s’allégeait de ses livres, plus il concevait de s’alléger encore. Des livres qu’il aurait certainement prétendu vouloir conserver dans un premier temps, il finit par se convaincre de les donner aussi.
Au fil des semaines, le résultat de ce travail de dons et distributions commençait tout de même à se faire sentir, la bibliothèque se faisait plus légère, les rayons vides ne laissaient plus de place qu’à cette étrange poussière un peu douce et âcre qui tombe des pages. Il restait quelque chose de l’odeur des livres. Paolo n’avait rien oublié d’eux. Il les voyait. Il avait distribué les livres comme il aurait semé, disséminé son amour pour eux et pour Rosa… comme une semence fécondant les cerveaux des futurs lectrices et lecteurs qui tourneraient à leur tour les pages de ces romans aimés.
Il pensait à tout cela, dans une fin de journée. Non, il n’avait aucun remords au contraire. Il se sentait tellement mieux. Quand il trouva sur le sol, comme oublié dans un coin, tombé d’un carton peut-être, un petit bouquin presque insignifiant, un polar qui devait dater de 1951, acheté probablement dans une gare à l’occasion d’un voyage. La quatrième montrait le visage glabre de Frédéric Dard. Le roman se passait aux États-Unis. Une histoire de meurtre dont le héros craignait qu’on ne l’accuse à tort. Un rythme, un tempo. Une Gloria dont le héros était tombé amoureux. La fille d’un savant qui avait fui les nazis. Les mots bien sonnés. Une enquête qui commençait où il fallait que Russel Moor prouve son innocence. Ce n’était pas gagné d’avance. Il y avait si peu d’indices. Paolo se dit qu’il s’était retrouvé piégé bêtement. Surtout que les flics n’allaient pas tarder à vouloir lui faire porter le chapeau. Un frisson lui parcourut l’échine. Comment avait-il fait pour se laisser aller à ouvrir le roman et se laisser ainsi piéger ? C’en était fait. Il était à présent dans de beaux draps !