Chemins – le feuilleton

Publié le Catégorisé comme Fiction
Chemins

Comme une sorte de défi, il s’agit ici d’improviser un feuilleton et de proposer un nouvel épisode chaque semaine.

Ce feuilleton débuté à la fin de l’hiver 2024 devrait nous conduire jusqu’à l’été.

Pour retrouver l’épisode voulu, il vous suffira de cliquer ci-dessous.

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Épisode 1 – Le miroir

Le chemin sur le causse

À force d’approcher son nez du miroir, Vadim se heurta à la glace froide. Il louchait presque pour tenter d’examiner ce fichu bouton né dans la nuit. Sa journée commençait mal. Ce n’était pas un bubon, juste une rougeur à peine visible mais le garçon ne voyait que lui. Horrible bouton. Il se sentait défiguré. Il désespérait.

La seule chose qui le consolait provisoirement était qu’hormis ses grands-parents, il n’aurait personne à rencontrer aujourd’hui. Il pourrait se cacher avec sa difformité infamante.

— Tu sais bien que tu seras toujours le plus beau pour moi !

C’est ce qu’affirmait sa grand-mère pensant le réconforter. Ce « pour moi » l’enfonçait encore plus. Il savait qu’elle disait ça par gentillesse. Il recevait ces mots comme de la pitié, une pitié confirmant sa disgrâce. Beau pour elle, mais pour les autres, juste un monstre !

— Ce n’est qu’une disgrâce passagère propre à tout adolescent en période de croissance !

C’était le type de commentaire que son grand-père croyait bon devoir formuler. Professeur d’Histoire à la retraite, il disait « professeur honoraire », il avait l’art de tout pontifier à coup de sentences définitives. C’était un humaniste. Il tentait de rationaliser pour minimiser le problème. Sa pédagogie restait magistrale et descendante. La psychologie n’était pas son fort. Il était rasoir et ne pouvait jamais s’exprimer sans longues phrases, sans références, avec ce souci permanent et épuisant pour un adolescent, d’enseigner, de transmettre, d’argumenter en évoquant le passé, les dates, la science et les grands auteurs. De sa formule, Vadim ne retenait que le mot de disgrâce comme un poids supplémentaire à la fatalité et la cruauté de son destin. Vadim le « disgracieux » aurait tellement voulu être « normal » et non pas condamné à subir ces boutons comme si la nature voulait empêcher sa beauté d’apparaître en le condamnant à l’injustice du ridicule. En le rendant dégoutant. Ce bouton et ceux qui suivraient, constituait l’obstacle premier à son bonheur, à la rencontre, à l’amour, à la possibilité même de faire enfin sa vie… Et chaque matin, il se désespérait d’impatience devant le miroir de la chambre.

Vadim aimait bien ses grands-parents, mais pour lui c’était des vieillards qui ne pouvaient comprendre sa vie. Il avait treize ans et mélangeait une maturité surprenante à des réactions disproportionnées. Son intelligence était vive. C’était peu de le dire. Il comprenait vite, lisait beaucoup et souvent en puisant dans la bibliothèque des adultes. Ses connaissances pas forcément scolaires étaient multiples. Il s’exprimait dans une langue précise qui ne ressemblait en rien à celle de ses congénères. Il aimait argumenter, débattre. Il avait même déjà des préoccupations politiques et un côté presque militant. Mais au verbe qui pouvait enfler, succédaient trop souvent de vives colères dont le chambranle des portes se souvenait et des effondrements dans de longs moments à pleurer silencieusement la tête dans l’oreiller. Il était alors inaccessible pour de longues heures et revenait plus tard, le visage apaisé, doux comme un agneau, proposant son aide pour les tâches de la maison.

Les grands-parents lui pardonnaient. Il était le fils unique de leur fille unique. S’il poussait comme une asperge, si ses coupes de cheveux restaient improbables, il se démarquait par une sorte de beauté « farouche » disait son grand-père. Ses mains fines et longues, son visage transparent, ses grands yeux aux cils recourbés, sa façon d’habiter l’espace, presque dansante, ses moues, son regard profond et doux, ses sourires, pouvaient faire fondre le plus revêche des professeurs… Plusieurs d’entre eux dans les appréciations portées sur les bulletins de notes avaient noté son charisme. « Le charisme indéniable de Vadim, ne doit pas l’exonérer d’approfondir son travail personnel et d’aborder la discipline avec moins de dilettantisme. » C’était ce qu’avait écrit son professeur d’Histoire-Géographie et qui avait eu le don d’exaspérer le grand-père. Vadim avait alors eu droit à un long exposé sur la façon d’aborder le programme et de réviser ses cours. Le grand-père lui avait préparé des fiches « mémo » dont un candidat à l’agrégation aurait bien voulu.

Mais ces temps-ci Vadim ne pensait pas au collège et ne le fréquentait plus. Ordinairement, quand il se rendait chez ses grands-parents c’était pour les vacances. Il venait en été, quand le causse était sec et la rivière tiède. En général il venait avec sa mère et passait une bonne partie de la journée dans les arbres derrière la maison avec des livres ou au plan d’eau. Il y retrouvait des amis parisiens. On nageait joyeusement. C’était pour lui des moments de liberté et surtout une façon d’échapper à la ville, à l’appartement, à son père.

Si Vadim était chez ses grands-parents en plein mois de février, ce n’était pas pour les vacances. Son père venait de mourir et sa mère devait régler tant d’aspects matériels qu’il avait été convenu qu’il irait souffler à la campagne. Vadim avait été inscrit à des cours par correspondance. Le grand-père pourrait superviser. Il aurait le gîte et le couvert garanti tandis que sa mère devait se démener avec les dettes, la vente de l’appartement, la recherche d’un travail.

Le père de Vadim venait de mourir. Cela avait été brutal et imprévu. Si l’on n’osait pas s’en réjouir ouvertement, sa disparition était en réalité un soulagement pour tout le monde. Vadim ne l’avait jamais aimé et pour cause. Il ne l’avait vu que soûl ou indifférent. Violent ou éteint. Depuis l’âge de quatre ans, Vadim avait vu son père tabasser copieusement sa mère. Souvent, il avait été réveillé la nuit par des cris venant du fond de l’appartement. Le gamin avait par miracle échappé aux coups du père, sauvé peut-être par ce regard à la fois droit, fixe, intense et profond avec lequel il osait le dévisager sans peur comme s’il perçait son âme à vif. Cela désarçonnait son géniteur même îvre. Il tournait casaque. Mais un jour, Vadim l’avait surpris titubant, dévaster méthodiquement tous les jouets de sa chambre. L’enfant était resté debout à la porte, il n’avait pas huit ans. Il n’avait rien dit, pas bougé, pas crié, n’avait pas tenté de sauver la moindre petite voiture, le moindre jouet, pas même sa peluche préférée, écartelée et crevée à coups de poings. Mais ce jour-là, le torrent de haine déversé contre ses jouets avait été comme le point de non-retour. Sa mère venue constater le désastre, avait tout rangé sans rien dire, promit de réparer ou remplacer les jouets, les albums, les peluches comme si elle avait été responsable de quoi que ce soit. Il l’avait vue pleurer empilant les sacs poubelles de tous ses joujoux accumulés depuis la petite enfance.

Aux copains médusés qui l’interrogeaient à l’école, il avait avoué froidement mais sans trembler détester son père. Pour ses camarades, c’était un impensé, impossible, « on doit » aimer ses parents et les respecter. Pour nombre d’entre eux, Vadim en osant dire qu’il n’aimait pas son père était cependant le porte-drapeau de leur cause perdue. Deux sur trois subissaient des pères violents, des petits dictateurs domestiques régnant par la crainte. Il avait étrangement gagné bien des amitiés à cet aveu.

Son père avait réussi l’exploit de tomber d’un pont avec sa voiture. Tout seul. Totalement ivre. Le choc avait été brutal. Il était mort sur le coup. Les grands-parents avaient payé les obsèques. La famille du père était restée muette et n’avait envoyé qu’une vieille tante à l’enterrement. Celui-ci s’était déroulé dans une petite église froide. Une sorte de service minimum. On l’avait enterré comme une formalité ultime. Vadim avait découvert des prénoms de son père qu’il ignorait, parmi lesquels le sien, ce qui l’aurait presque dégoûté de lui-même. Heureusement ses amis l’appelaient Vad, Vadioucha – pour les filles – ou Vaddy.

Tout cela avait été si rapide, comme dans un film en accéléré. Alors voilà, Vadim s’était retrouvé chez les grands-parents à examiner les affreux boutons poussés sur son nez ou ses épaules dans la nuit qui le perturbaient bien plus que le reste.

Sa grand-mère avait été étonnée. Vadim avait choisi cette vieille chambre, un peu ancienne, fanée, avec son énorme armoire à glace, son grand lit de style Louis XV. De style mais pas d’époque. Le matelas était mou, le sommier grinçait, le papier peint fleuri était passé, mais il y avait ce grand miroir ce qui n’était pas le cas de l’autre chambre beaucoup plus moderne qui lui avait été proposée.

Le miroir, la grande armoire, c’est ce qui avait décidé Vadim à s’installer dans ce lieu habituellement occupé par sa mère quand elle venait.

Focalisé sur son nez y guettant l’éclosion des pustules à venir, ce fut pourtant une bonne odeur de pain grillé qui sortit Vadim de ses sombres pensées. L’odeur montait du rez-de-chaussée. Ici, il y avait ce bon pain au levain dont la grand-mère grillait de large tartines épaisses. Thé, café, chocolat… chacun avait sa boisson préférée. Les tartines croustillantes étaient enduites d’un excellent beurre frais venu de la ferme voisine. On ajoutait toutes sortes de confitures, toutes faites maison. Si Vadim n’était pas un fervent adepte des autres repas, les petits déjeuners de sa grand-mère le faisaient sortir immanquablement de sa chambre. C’était un des meilleurs moments de la journée pour lui. Le grand-père accoudé à la table, lisait Le Monde et absorbé par sa lecture ne commentait pas encore l’actualité. Ce qui était reposant. La grand-mère veillait à ce que personne ne manque de rien. Les chiens venaient sous la table se frotter aux jambes du garçon qui leur glissait en douce des morceaux de pain chaud.

— Ne leur en donne pas trop tu sais que la chienne prend beaucoup de poids ces temps-ci !

— Je leur ferai faire un tour si tu veux bien.

Le grand-père rappela qu’il fallait prendre garde aux chasseurs. Ceux-si s’approchaient parfois dangereusement des chemins et des maisons. La chienne, de couleur fauve pouvait être confondue avec un renard ou du gibier. Vadim lui fut reconnaissant de ne pas aborder tout de suite la question des devoirs. Ils avaient reçu la veille par la Poste une grosse pochette bleue contenant les cours de la semaine. La présentation était austère et rébarbative. Il fallait produire des devoirs et les retourner à temps. Pour travailler, le grand-père avait installé pour Vadim une petite table dans son propre bureau. Le jeune homme s’étonnait à chaque fois de voir que tout retraité qu’il était, son grand-père travaillait encore de longues heures chaque jour. Il le voyait lire, prendre des notes, parfois écrire sur sa petite machine Olivetti où il insérait des pages avec un carbone. Ça ne loupait jamais, le vieux professeur tachait ses doigts à l’encre du carbone ou du ruban et arborait sans qu’il s’en rende compte de larges traces violettes sur son docte front. Vadim guettait ce moment avec délectation et s’amusait plus encore lorsque la grand-mère reprenait son mari comme un enfant.

— Mais enfin Robert, comment fais-tu pour te salir ainsi ?

Et Robert pris en faute bredouillait perdant alors toute contenance. Son petit fils s’en amusait, sans aucune méchanceté mais plutôt touché de voir la fragilité du vieil homme. Ce qui le touchait encore plus c’est qu’après les reproches, la grand-mère embrassait toujours son vieux mari sur le front au risque de bleuir ses propres lèvres à l’encre du carbone. Ces deux-là s’aimaient encore, des années après leur mariage. Ils avaient cultivé une tendresse qui survivait aux habitudes, aux rites et aux petits défauts de chacun. C’était pour ces moments de vie, cette paix, cette tendresse entre eux, qu’il aimait se retrouver chez ses grands-parents. Il était fier d’eux.

Il avait pour sa mère une tendresse contrariée, elle était accaparée par les contraintes. Il mesurait qu’elle n’avait pas eu une vie heureuse ni facile. Une petite voix insidieuse lui en voulait tout de même de n’avoir pas su quitter le père à temps, de ne pas s’être émancipée de ce sale type, pour elle surtout. Il comprenait ses difficultés mais à cause de ça, il n’avait pu comme ses copains inviter du monde à la maison. Ils avaient vécu constamment avec la peur de ne pas savoir dans quel état le père rentrerait, quelles seraient ses réactions… Avec sa mère, ils avaient appris à masquer les aspérités, éviter les sujets qui fâchent, à se faire discrets… Ils pouvaient compter l’un sur l’autre et réciproquement. Leur proximité, leur complicité dans l’adversité devait cependant être mise sous le boisseau quand le père rentrait. C’était comme si la censure, l’inquisition, instauraient leur dictature dans l’appartement.

Ils avaient vécu cela des années. Alors, les leçons un rien pompeuses du vieux professeur paraissaient bien douces. La grand-mère savait pour Vadim être une oreille attentive. L’été, alors que la maison était encore endormie, très tôt le matin, on recevait souvent de nombreux amis, il la rejoignait toujours au moment où elle arrosait ses fleurs. Il faisait encore frais. C’était leur moment à eux deux. La grand-mère aimait bien d’habitude rester seule. Quand Vadim venait elle se surprenait à se trouver des ressemblances avec lui dans son côté passionné, sa fougue, son sens de la justice, sa générosité. Elle retrouvait sa propre jeunesse. Surtout à ces moments, c’est elle qui lui racontait l’enfance de sa fille, la mère de Vadim, ses années heureuses d’étudiante. Il était toujours étonné d’entendre que sa mère avait pu être une enfant puis une jeune fille joyeuse, pleine de projets, qui mordait la vie à pleines dents. « Jusqu’à ce qu’elle rencontre ton père… » ne pouvait s’empêcher d’avouer la vieille dame avec une tristesse contenue. Ce portrait d’une jeune fille heureuse rassurait l’enfant. Il s’imaginait qu’un jour, elle pourrait peut-être retrouver le bonheur, faire ce qu’elle aimait… Même si, après les derniers évènements et tous les problèmes qui leur tombaient aujourd’hui dessus, il réalisait que la vie restait difficile et angoissante pour elle. Encore de l’injustice en vue. Payer pour les dettes de ce type.

Maintenant, les choses restaient confuses pour Vadim. Il avait bien du mal à se projeter. Certains de ses amis lui manquaient, mais il appréciait de pouvoir se réfugier à la campagne dans cet espace protégé. Il appréciait de redécouvrir les lieux familiers en habits d’hiver. Les noyers étaient nus. Les quelques palmiers désséchés. Au village, nombre de maisons gardaient leurs volets clos. Le château lui-même n’accueillerait pas de visiteurs avant le mois d’avril. Seuls quelques retraités se perdaient dans la région, cherchant un hôtel ouvert. La plupart des commerces pour touristes prenaient leurs vacances en hiver. On était au bout du monde mais l’exil était doux.

Vadim aimait vraiment ces petits déjeuners. On prenait le temps de savourer. Les chiens eux-mêmes tout à leur gourmandise, ne réclamaient pas encore de sortir. Par la fenêtre, puisque c’était l’hiver, on voyait la brume s’accrocher encore aux falaises du causse. Vadim rêvassait. Puis il chipa une page du journal que lisait son grand-père.

— Attends donc que je l’aie terminé, je te le donnerai à lire si ça t’intéresse, sans souci.

— Ton grand-père conserve tous les exemplaires du Monde dans le garage depuis des années. Ils sont classés par année et par mois, si ça te dit, tu pourras retrouver celui de ta naissance…

— Je ne sais pas si je fêterai mon anniversaire cette année.

— Pourquoi dis-tu cela ? Nous le fêterons avec ton grand-père, nous pourrons inviter des amis et ta maman pourra peut-être descendre…

— Non justement, elle a d’autres soucis, je préfère ne pas l’embêter avec ça.

— Tu aurais préféré avec tes amis sûrement…

— Ils sont trop loin.

Le grand-père replia son journal.

— Hélène, puisque ce sera pendant les vacances de printemps, en toute logique les Grumards seront là. Ils ont des enfants de ton âge Vadim. Nous pourrions les inviter. Qu’en dites-vous ?

— Paul et Virginie ? Non ! mais tu me vois sincèrement Grand-père fêter mon anniversaire avec ces deux jumeaux aux prénoms ringards ?

— Leurs prénoms viennent du roman de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, je ne sais pas si tu sais, publié pas loin de la Révolution, en 1788…

— Oui, Grand-Père je sais ! Et donner ces prénoms à un frère et une sœur… quand on connaît l’histoire…

— Tu as lu ce roman ?

— Des bouts. Ça finit mal. Et puis non, je ne serai pas présentable de toute façon…

— Pas présentable ? Tu nous annonces ça plusieurs mois à l’avance ?

— Oui Grand-mère, je ne te fais pas de dessin, tu as vu mon visage, ravagé par les boutons !

— C’est vrai maintenant que tu le dis Vadim, je me demandais si tu n’aurais pas la petite vérole, qu’en penses-tu Hélène ?

— Oui c’est sûrement ça, tu as raison, il va falloir t’isoler Vadim, c’est très contagieux !

— La… quoi ? Arrêtez ! Vous êtes méchants, vous vous moquez de moi ! Je vous parle sérieusement ! Je sais pas si je serai présentable à mon anniversaire à cause de tous mes boutons.

— Le beurre !

— Quoi Grand-Père ? Comment ça le beurre ?

— C’est l’abus de beurre qui nourrit tes boutons, va falloir renoncer aux tartines…

Vadim se leva précipitamment, alla ranger son bol dans l’évier, nettoya les miettes de ses tartines en foudroyant son grand-père du regard. Il prit le beurre et le rangea dans le réfrigérateur. Robert protesta.

— Ne me prends pas le beurre ! Je n’ai pas terminé !

— Non, c’est mauvais pour ton cholestérol.

Vadim sortit brusquement de la cuisine, suivi des chiens. Il était visiblement vexé et fâché.

Épisode 2 – Le bouquin

S’étant jeté dans le chemin devant la maison comme un diable surgi de sa boite, il fallut plus de cent mètres à Vadim pour reprendre le dessus et maîtriser sa colère.

Les chiens qui n’avaient pas hésité à le suivre l’y aidèrent. La vieille chienne furetait, le jeune épagneul tout heureux venait chercher sa main avec sa truffe pour le remercier. Ils avaient pour s’ébattre un grand jardin mais sortir pour les chiens, c’était toujours une fête. Pour eux cette escapade inhabituelle et imprévue de si bon matin était une heureuse surprise. Leur joie exubérante, était forcément contagieuse au plus revêche des humains. Elle aida le garçon à sortir de sa rage. Il finit par sourire et se moquer de lui-même en percevant vite le contraste entre son état de tristesse et d’énervement et la joie des animaux connectés eux d’emblée à l’instant présent. Il les caressa reconnaissant et ils avancèrent.

Le chemin étroit déroulait son fil devant eux comme une invitation.

C’était toujours des riens, des broutilles qui mettaient le feu. Il le savait. Ses grands-parents connaissaient ces accès de colère, le plus souvent brefs. Avec eux, quitte à claquer une porte, il savait prendre la tangente. Souvent, il se réfugiait dans sa chambre pendant des heures et revenait honteux. Ce matin, il s’était échappé brusquement, sans réfléchir et les chiens l’avaient suivi instinctivement.

Son grand-père avait pointé sans le préméditer, le point sensible, cette idiote histoire de bouton. Mais au fond de lui, Vadim n’avait pas besoin de gratter longtemps pour percevoir que la cause de sa colère était plus profonde, plus sourde, enfouie en lui. Rien à voir avec la remarque vexante de son grand-père qu’il savait maladroit mais sans une once de méchanceté. Non, sa colère, celle en lui, il y pensait souvent. Il l’imaginait, la visualisait sous la forme d’un lourd caillou tranchant, noir et brûlant qu’il portait dans son ventre et dont il ne pouvait se débarrasser au risque de se trancher ou se brûler les doigts. Ou bien, lorsqu’il éructait, au moment même où cette démence le dominait, lorsque les mots surgissaient en flots incendiaires et démesurés, il ressentait physiquement que sa bouche était devenue le cratère d’un volcan lançant par jets puissants une lave brûlante et dévastatrice. Ces colères-là, plus rares, il les réservait à la maison, face à sa mère, jamais quand son père était encore présent. C’était les plus épuisantes. La cause de sa colère était profonde, enlisée dans ses tréfonds, dans ses entrailles plus que dans son cœur. Il en avait peur tant elle faisait partie de lui. Sourdement, dans cette prescience cynique et glaçante, cette lucidité d’adolescent souvent niée ou minimisée par les adultes, il se disait que pour se débarrasser de cette colère, de cette peine, le risque ultime était de ne pouvoir le faire sans se débarrasser de lui-même.

Dans le chemin, attrapé par la joie contagieuse des bêtes, il ne pensait plus à ça. Mais il se dit assez vite qu’il aurait dû prendre autre chose que ce blouson trop léger pour la campagne en hiver. Trop orgueilleux pour rebrousser chemin, il poursuivit frissonnant un peu. Le froid humide enserrait ses épaules maigres.

Mille fois aux vacances d’été ou de printemps, il était venu voir ses grands-parents. Cette maison était un refuge pour sa mère et lui. Ils y passaient toujours de bons moments. De mai à octobre la campagne autour était parfumée et colorée. Les arbres étaient verts. Le chemin sec qui montait sur le causse était souvent bordé de fleurs. En hiver c’était autre chose. La vallée étroite, enserrée par de hautes falaises, accueillait une rivière qui roulait des eaux lourdes, épaisses, terreuses avec des reflets ocre. Personne n’aurait songé s’y baigner comme en été. Les falaises émergeaient mystérieuses d’une brume accrochée aux rochers. Parfois, un rapace pressé traçait une ligne droite dans le ciel.

Il restait un peu de verdure, mais la plupart des arbres, les chênes comme les noyers nombreux par ici, avaient perdu leurs feuilles. Le paysage se montrait autrement. Les distances même semblaient bousculées. Le chemin était creusé d’ornières, de flaques et de boue. Les arbres nus découvraient des pierres, des trous, des rochers insoupçonnés. La mousse mettait son costume aux murets de pierre sèche. Vadim se dit que ses chaussures de sport allaient vite être salies. Le bas de son pantalon était déjà rougi par la terre. La pente se raidissait vite. Au moins l’effort demandé le réchauffait.

Une fois passées les quelques maisons du hameau, la plupart closes et silencieuses, il n’avait sous les yeux que la nature sauvage du chemin montant vers le causse. Il devenait plus étroit, moins carrossable. Il fallait prendre garde. Les chiens savaient y faire. Il les suivait. Après les champs cultivés, les quelques prairies pour les chevaux, c’était un paysage de buissons, de ronces, d’enchevêtrements. Sur sa gauche, il devinait la vallée s’élargissant entre les deux plateaux. S’il avait fait beau on aurait vu bien plus loin qu’au mois d’août. Vadim fut presque saisi de ne pas vraiment reconnaître les lieux. Il se dit que voir le coin en hiver était une expérience nouvelle. Il pensa fugitivement à sa mère, il aurait aimé lui montrer. Il fut interrompu dans ses pensées : les chiens s’étaient mis à l’arrêt simultanément le petit comme la vieille chienne, patte levée, museau à l’horizontale, aux aguets.

Sans mot dire, en symbiose, Vadim ne bougea plus.

À mi-hauteur de la côte un lièvre était assis, immobile, de profil, mâchonnant quelque chose. Un lièvre énorme. Absolument gigantesque. Imposant. Le garçon en avait déjà vu, mais jamais de cette taille. Un animal impressionnant avec des oreilles immenses, un ventre rebondi. Il retint sa respiration imitant les chiens imperturbables. Il y avait de quoi être surpris et subjugué. Comment était-il possible qu’un lièvre puisse atteindre une telle taille ? Il lui sembla que l’animal était plus gros que l’épagneul. Le lièvre semblait indifférent et ne pas les voir, mâchonnant tranquillement quelque brin d’herbe, d’un air presque méditatif. Si calme. L’adolescent n’avait qu’une crainte, que le lièvre n’entende les battements de son propre cœur qui cognait à tout rompre. Tout était suspendu. Il avait chaud cette fois. La sueur perlait à son front.

Combien de temps les deux chiens, le lièvre et le garçon restèrent-ils ainsi figés dans ce chemin ? Certains n’auraient dit qu’un instant. Quelque chose de fugace. Forcément.

La réalité était que présents à ce moment, ils le vivaient avec une telle intensité, ils habitaient si paisiblement, profondément et pleinement ce temps infini qu’ils l’emplissaient et s’en emplissaient touchant la grâce d’une éternité. Unis dans ce moment mystique, les chiens et le garçon contemplaient le lièvre géant mâchonnant lentement son brin d’herbe.

Un lièvre philosophe ?

À aucun moment les chiens qui n’étaient aucunement des bêtes de chasse, n’auraient cherché à rompre ce calme pour se précipiter sur le lièvre et tenter de s’en emparer. D’ailleurs, il aurait été trop gros pour eux. Le garçon buvait ce moment tendu de toutes les pores de sa peau dans une émotion retenue.

Alors, ce fut le lièvre qui très doucement tourna la tête vers eux, sur la droite. Il les regarda à son tour. Presque indifférent, il ne parut ni surpris, ni effrayé. Ni les chiens, ni le garçon n’avaient frémi. Tourné vers eux, le lièvre paraissait plus immense encore. Ses gros yeux globuleux reflétaient le ciel. C’était un bouquin certainement déjà âgé. « Il est énorme, vraiment énorme… » se murmura Vadim subjugué, presque effrayé, impressionné par la sage puissance qui se dégageait de l’animal. Il n’y eut pas un cri, pas un mot, pas un bruit. Le lièvre disparut en quatre enjambées dans le fouillis des buissons.

Les chiens ne se précipitèrent pas mais montèrent seulement humer le fumet laissé par l’animal au milieu du sentier, là où il s’était assis.

Le garçon les regarda faire. Il n’y avait aucune trace visible de son passage. Le flair des chiens en savait plus long que lui ne pouvait voir. Les chiens humaient intensément mais sans s’énerver. Ils buvaient les effluves du lièvre.

Vadim ne cessait de se dire que cette rencontre était incroyable et justement qu’on ne le croirait jamais. Les chiens ne pouvaient témoigner. Une bestiole si énorme. Il ne pourrait pas dire la vérité sans que l’on se moque de lui. Il se promit de vérifier quelle taille pouvait atteindre un lièvre dans l’encyclopédie de son grand-père. Il voulait mener des recherches. Il se demanda si au village, on avait déjà vu ou entendu parler d’un tel animal, aussi gros. Mais comment aborder la question sans paraître idiot ou que l’on se moque de lui ?

Ses yeux cherchaient dans les buissons, mais il ne voyait aucune trace de vie animale. Il continua de grimper, il commençait à sentir de nouveau le froid dans ses épaules. Les chiens furetaient indifférents aux questions qui l’assaillaient. La pente se faisait plus rude encore. Guère sportif, le garçon commençait à s’essouffler.

Sa colère était loin, si loin. L’apparition du lièvre avait eu un effet magique. Vadim se sentait apaisé. Il mettait tous ses sens à goûter ce que le chemin lui offrait. L’odeur forte d’humus lui lavait le cerveau. Il se surprit à être content, à se promettre de revenir dans le chemin, de l’explorer. Il encouragea la vieille chienne, rappela l’épagneul qui fouillait dans le talus. On entendait un âne braire au loin dans une ferme plus bas. Il fit mine de l’imiter. Les chiens avaient le sens de l’humour et jappèrent amusés.

C’est après un virage plus haut encore, qu’ils furent surpris de nouveau. Il fallut un dixième de seconde au garçon pour saisir que le frottement dans l’air qu’il venait de percevoir, était le saut superbe d’un chevreuil le frôlant presque en franchissant le chemin… C’est à peine s’il vit le pelage fauve. À peine s’il entendit claquer les sabots sur le rocher. Un chevreuil ? Une biche ? Autre chose ? Il l’avait plus ressenti que vu et les chiens eux-mêmes avaient été surpris.

Hélène, la grand-mère, avait coutume de dire que si l’on voyait un chevreuil à la promenade c’était bon signe pour la journée, que si l’on en voyait deux, il était garanti qu’on serait heureux. Robert sentencieux, répliquait toujours qu’elle disait des balivernes. De jolies balivernes, mais des balivernes.

Ils étaient presque arrivés sur le plateau. Vadim s’avança. De là-haut on devinait d’autres montagnes, une autre vallée. Plusieurs larges chemins prenaient des directions opposées sur le causse encore froid et embrumé. L’adolescent tenta de percer du regard. Il ne connaissait pas assez les lieux, surtout en cette saison, pour s’orienter. On entendit dans le lointain le coup de fusil de quelque chasseur.

Vadim savait la prudence qu’il fallait avoir. Deux ans auparavant un jeune homme, le fils d’un conseiller municipal, avait pris une balle perdue en pleine tête. L’histoire avait déchiré le pays. Ses grands-parents lui avaient expliqué afin d’éviter certains sujets quand ils iraient au village. Ne pas vexer. Ne pas remuer le couteau dans la plaie. Sa grand-mère avait pour philosophie absolue de se faire discrète et de ne jamais prendre le risque de heurter personne. Ce qui faisait que d’aucuns la trouvaient un peu fière. Mais comme elle était douce, avait un bon regard empathique et tendre, ne manquait jamais de faire ses courses au village, on lui pardonnait.

Le coup de fusil décida Vadim à rebrousser chemin. Il siffla les chiens et s’épata lui-même de les voir si obéissants. La chienne avait quasiment le même âge que lui, ce qui est vieux pour un gros chien. Elle souffrait un peu d’arthrose mais était vaillante. Surtout, il ne voyait pas que c’était elle qui en réalité veillait sur lui. Il n’aurait pas été question qu’un intrus agresse Vadim. Elle n’était jamais loin. Y compris l’été lorsqu’il se baladait au village ou quand il se baignait au plan d’eau avec ses camarades. Elle adorait nager, mais lorsque Vadim était à l’eau, elle s’asseyait au bord et veillait sur lui depuis la rive, le fixant sans relâche.

Parce que Vadim était de ces êtres purs qui gagnent d’instinct l’amitié des animaux. Et que les animaux protègent mus par une mystique indicible.

Les chiens de la maison, les chats des amis, le lièvre dans le chemin mais aussi le gorille du zoo, les vaches de la ferme voisine, les chevaux d’à côté l’été… Peu importait la circonstance, le lieu, le moment, l’animal… il y avait entre les animaux et Vadim une sorte d’apprivoisement automatique, de reconnaissance, d’intérêt et de confiance mutuels qui depuis toujours étonnaient les adultes admiratifs, parfois craintifs… Le plus agressif des chiens de berger lui donnait la patte – ce qui vexait en général le propriétaire –, la chatte la plus rétive aux caresses se frottait à lui énamourée. Les chevaux galopaient vers lui dès qu’ils le reconnaissaient de loin, arrivant vers le pré…

Vadim avait son caractère, ses énervements. Jamais à l’adresse d’un animal. Et il avait toujours regretté que ses parents lui refusent la possibilité d’adopter un chien ou un chat, même le moindre hamster.

Cette amitié avec les animaux, Vadim la ressentait d’instinct, sans savoir la nommer. C’était une sorte de conviction intime, cela faisait partie de lui. Ce lien, il l’avait toujours éprouvé. Il se sentait en sécurité avec les animaux mais ce n’était pas conscient.

Pas plus qu’il n’avait conscience encore de la force de la nature à le consoler et le protéger. Ses premières rares escapades ne lui avaient pas permis de mesurer combien l’océan était vigilant à son égard, la rivière attentive et maintenant comment ce chemin et les autres chemins qu’il allait découvrir, traverser et parcourir, allaient le protéger affectueusement pour le réparer en quelque sorte et surtout l’enseigner. Lui apprendre.

Bien mieux que le cours par correspondance auquel il venait d’être inscrit. Bien mieux que les cours de ses professeurs qu’il appréciait plus ou moins, bien mieux que ses livres qu’il aimait par-dessus tout. Vadim était le lecteur insatiable de tout ce qui lui tombait sous les yeux, les romans, les encyclopédies, les journaux. À treize ans il avait bien plus lu que nombre d’adultes… Il en savait des choses. Il avait soif de connaissances et la langue bien pendue. Il était déterminé et rationnel mais idéaliste. De son grand-père il tenait déjà le goût de la science, de la preuve, de l’objectivité. Lui qui avait vu son père mentir tant de fois pour tenter de masquer ses turpitudes, était profondément attaché à la vérité. Apprendre et comprendre avait toujours été son projet. Il voulait des explications sur tout et dès l’âge de quatre ans avait harcelé les grands pour comprendre. Le Père Noël fut vite démasqué. Ce côté surdoué volubile en désarçonnait plus d’un.

Ce qu’il ne savait pas, c’est que venant ici en hiver, dans ce chemin, la nature allait se pencher sur lui, en faire son élève et qu’il allait apprendre à ce moment de sa vie bien des choses aussi importantes qu’inattendues.

En redescendant le chemin, veillant à éviter de glisser sur les pierres, il ne savait pas tout cela. Il ressentait un mélange de paix et de joie, de contentement malgré la fraîcheur et l’humidité. Heureux d’être avec les chiens qui le lui rendaient bien, il leur dit qu’il chercherait dans l’encyclopédie quelle pouvait être cette espèce étrange de lièvre qu’ils avaient vu. Mais il n’en dirait rien à ses grands-parents. Ils douteraient, le grand-père minimiserait peut-être, voudrait rationaliser en parlant d’illusion d’optique ou d’impossibilité…

— Ce sera notre secret hein ? Je sais que vous le garderez bien, que vous ne direz rien…

Vadim riait doucement et descendait tout souriant ce qu’il restait de pente jusqu’à la maison. Il jubilait même. Il salua d’une belle voix un voisin qui poussait sa brouette. Les chiens se pressaient déjà devant le portail de la maison.

— Il rentre enfin ! Je suis rassurée ! Il est parti à peine couvert, tu vas voir que demain il va nous faire de la fièvre. Je vais lui proposer un bon bol de chocolat. Ça lui a fait du bien de partir. Ils sont bien restés presque deux heures… La chienne va être crevée. Il a l’air tout content. Il est parti sans même se peigner dis donc, avec ses grands cheveux il a dû faire peur à la voisine. Qu’est-ce qu’il ressemble à ta fille, en plus fin… Il arrive ! Robert, je t’en supplie tu ne remets pas une pièce. Il a l’air calmé. Je n’ai pas envie de le voir en crise tous les jours… Tu sais qu’à son âge un rien énerve…

— Qu’est-ce qui énerve mamie ?

Vadim venait de rentrer. Hélène était encore à la fenêtre. Il défit son blouson tandis qu’elle lui versait un grand bol de chocolat fumant.

— C’était bien !

— Tu as vu de belles choses ? En cette saison avec la brume, on ne devait pas voir loin dehors.

— Trop bien ! Oui on a vu de très belles choses ! Mais avec les chiens on a promis de garder le secret. De toutes façons vous ne nous croiriez pas. Vous diriez que je suis un menteur, un affabulateur ou que j’ai des troubles visuels…

Le grand-père assis dans le fauteuil en retrait, abaissa son journal en souriant…

— Tu nous prends vraiment pour des personnes obtuses, incapables de compréhension… si ça se trouve, tu as rencontré le fameux lièvre géant de la colline !

— N’importe quoi grand-père, je n’ai pas quatre ans tout de même !

— Ne recommencez pas tous les deux. J’aurai des courses à faire Robert. Et tu n’es même pas préparé !

Épisode 3 – L’appel

Les appels de sa mère. C’était le rituel auquel il avait droit chaque jour depuis qu’il était chez les grands-parents.

Vadim ne savait jamais si ce serait un appel en début de matinée avant que sa mère ne se rende à ses rendez-vous ou le soir juste après le repas. Mais le moment était fixe. Tout le monde devinait que c’était elle qui appelait et le garçon se dirigeait sans attendre vers le vestibule pour interrompre la sonnerie et répondre.

Depuis peu, chez ses grands-parents, ce n’était plus les demoiselles du téléphone qui vous passaient la communication. Ils disposaient d’un lourd appareil noir à cadran qui trônait majestueux sur une petite colonne de faux stuc dans le vestibule de la maison. Le timbre métallique de la sonnerie était fixé au-dessus de la porte. La sonnerie stridente faisait toujours aboyer les chiens et immanquablement râler Robert.

Robert avait décidé qu’il était déshonorant pour lui de venir quand on le sonnait et refusait de répondre au téléphone. Il répétait qu’il n’était pas un domestique. Hélène lui répondait invariablement qu’il n’y avait pas de sot métier et « qu’accessoirement » elle n’était pas non plus sa domestique ni sa secrétaire. Il affirmait que si les gens avaient des choses importantes à lui dire, il leur suffisait d’écrire. D’ailleurs il se désespérait d’entendre son épouse égrener des futilités alors que le compteur tournait. Car Robert était généreux sur les grandes dépenses et d’une radinerie sans nom sur les petites.

C’est pourquoi ce n’était jamais Vadim qui appelait sa mère, mais elle qui le contactait. Pour elle chaque centime comptait pourtant. Appeler la province n’était pas le plus économique. Elle téléphonait depuis la Poste, une cabine, un bistrot où elle prenait un café ou un sandwich debout au comptoir. L’appartement étant en vente, la ligne avait été coupée peu de temps après que la plupart des meubles ne soient partis pour payer des dettes.

Les appels avaient quelque chose de curieux. Vadim s’évertuait à rassurer sa mère mais se montrait peu disert. Raconter le détail des journées était une épreuve. Lui d’habitude bavard répondait par borborygmes ou des phrases tronquées. Il fallait souvent qu’Hélène complète. La mère du garçon restait de son côté toute aussi évasive avec lui, ne voulant pas ajouter de tracas à son fils et se sentant lasse peut-être de devoir faire l’inventaire de toutes les difficultés qu’elle devait à présent assumer. Ce matin-là, elle avait appelé un peu plus tard et si elle ne pouvait encore rien confirmer, il avait semblé au garçon que sa voix était plus enjouée, plus assurée. La recherche d’un travail pour une femme bachelière mais n’ayant jamais réellement travaillé, était une gageure. Les employeurs se méfiaient. Ils associaient volontiers la guigne à ces destins de veuves précipitées par l’urgence sur le marché du travail. Elle présentait bien, s’exprimait bien, avait des connaissances assez solides en anglais. La dame paraissait sérieuse mais encore un peu triste pour susciter l’enthousiasme d’un patron. Mais là, elle venait de rencontrer une femme, la rédactrice en chef d’un magazine féminin qui cherchait une assistante capable de répondre au téléphone, évaluer les urgences et filtrer les rendez-vous tout en gérant son agenda. Ce monde-là était inhabituel pour la mère de Vadim, mais elle voyait comme un espoir dans ce dépaysement vers un univers à la fois dynamique, enjoué, moderne et féministe. Le garçon avait clairement perçu quelque chose de neuf dans sa voix. De vibrant dans les intonations. Il laissa le téléphone en souriant à sa grand-mère.

Tout de même, il se sentait à chaque fois un peu étourdi en pensant à sa mère, ce qu’elle avait dû affronter ces dernières années, à la mort de son père survenue dans des circonstances aussi violentes, dramatiques et rapides. En parlant d’elle, il ne disait pas « ma mère » et encore moins « maman ». Comme ses grands-parents il l’appelait Isabelle. Il aimait prononcer ce prénom qui lui allait bien se disait-il.

Mais parler à sa mère le renvoyait à leur vie passée difficile encore récente, à la mort du père, à l’accident. Le père, il ne voulait pas dire son prénom. Il disait « ce sale type », ou « ce personnage » pour être poli devant les grands-parents. Une ombre toujours s’emparait de son visage à ce moment-là. C’était le sentiment mélangé de la joie d’être enfin libérés de ce sale type, et un arrière-goût tenace de culpabilité.

Car si son père avait été le pire des salauds, depuis plusieurs mois et même des années avant sa mort, Vadim avait passé son temps à l’imaginer dans des accidents où il perdrait la vie. Plus d’une fois, il avait vu le scénario se dérouler dans sa tête, il le déclenchait même volontairement comme on se projette un film et souhaitait explicitement à mi-voix une mauvaise chute dans l’escalier, ou que les freins de sa voiture lâchent, qu’un échafaudage lui tombe dessus, ou l’effondrement d’un pan de mur d’une maison en travaux… Il visualisait tout avec une précision extrême. Il voyait son père descendre l’escalier, il murmurait : « Dérape ! Vas-y maintenant à la troisième marche ! ». Il l’observait parfois traverser la rue du haut de l’appartement et souhaitait le voir passer au feu rouge, qu’il se fasse renverser par un bus. Il y eut cette fois où le chauffeur pila dans un concert de klaxons. Vadim avait fermé les yeux. En les ouvrant de nouveau, il avait vu son père au sol, sur le passage piéton, ramasser son chapeau sale en gesticulant tout en lançant des bordées d’injures au chauffeur de bus. D’en haut le garçon avait honte pour lui. Il le dégoûtait.

Il avait souhaité que le père s’électrocute les doigts mouillés sur l’interrupteur de la salle de bains, qu’une crise cardiaque l’achève un jour de colère, qu’il confonde la bouteille de pastis avec celle d’acide chlorhydrique posée sciemment juste à côté. Vadim avait passé des heures, des jours, à accompagner son père de pensées meurtrières, à souhaiter ardemment sa mort accidentelle. Longtemps il mâchonnait de sombres paroles contre son père comme on jette un mauvais sort.

C’était pour lui, c’était pour sa mère, c’était contre l’odeur insoutenable de cette saleté de pastis qui semblait imbiber jusqu’au papier peint du salon. C’était pour se libérer de ce manteau jeté souvent n’importe où. Sur le plancher, un meuble ou sur le sol et qui était signe qu’il était là, peut-être endormi, peut-être assis ivre à la table en formica de la cuisine, peut-être déjà en train de s’en prendre à sa mère, de l’injurier, de beugler des insanités, de la tirer par les cheveux, de l’humilier, de renverser sur elle un verre, de réclamer une bouteille, de renverser les assiettes sur la table ou de briser un objet qu’elle aimait, quand ce n’était pas la cogner contre le mur avant d’aller sombrer à plat ventre pour s’endormir en ronflant au travers du lit.

Vadim, le dégoût aux lèvres, ne pouvait que tenter de consoler sa mère. Il n’était pas assez fort pour s’opposer à la masse de graisse et de muscles de son père qui sentait la sueur, le tabac et l’anis fermenté.

Tout au plus en grandissant, le cœur au bord des lèvres, se donnait-il assez de courage pour aller chercher la bassine sous l’évier et la serpillière dédiée au ramassage du vomi. Car son père ne manquerait pas de vomir depuis le lit, à même le plancher de la chambre. Il en fallait du courage pour nettoyer et de la ténacité pour gommer l’odeur.

Alors l’essentiel de sa vengeance se tenait dans ces pensées sombres, ces sorts jetés, ces souhaits ardents et brûlants que l’autre se tue et crève. Sa détestation était entière, augmentée chaque jour, désespérée un peu plus chaque jour. La haine le submergeait et le vidait tout à la fois dans une étrange aspiration morbide qui le détruisait de l’intérieur et le fermait à ses propres amis. Loin de toute enfance. Mortifiant son adolescence. Barrant l’avenir.

Quand il raccrochait le téléphone après avoir parlé avec sa mère, il était soulagé de sentir qu’elle allait mieux, se montrait prête à refaire sa vie, rebondir… mais il restait avec à l’esprit l’accident de son père. Parce qu’il avait imaginé cet accident. Exactement sur ce pont. Ce jour-là. Aussi brutalement. La chute de la voiture. La mort immédiate. Il aurait voulu pouvoir effacer ce film qui repassait en boucle dans sa tête sans qu’il le demande jamais.

C’était comme si son énergie avait précipité la voiture par-dessus la rambarde. Il avait guidé la voiture, il avait téléguidé l’accident mentalement et son père était mort. Le garçon ne pouvait s’empêcher d’y penser et avait fini par croire qu’il n’était pas pour rien dans l’accident même s’il savait bien qu’une fois de plus son père avait bu comme un trou.

Lorsqu’ils étaient venus raconter le malheur qui venait de survenir, Vadim avait pratiquement terminé seul la phrase des policiers : il le savait. Son père était tombé du pont avec la voiture. C’était arrivé.

Personne ne serait venu le mettre en cause. Il était à l’appartement, il n’y était évidemment pour rien. Les analyses sanguines parleraient et tout le monde dans le quartier savait depuis longtemps. Mais lui, tellement soulagé, ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait si bien imaginé cet accident, qu’il l’avait non seulement suggéré, mais causé.

Alors que les voisins, la famille, les policiers, pensaient même à un suicide plus ou moins volontaire, le jeune homme ne pouvait que se convaincre d’être responsable de la mort de son père. C’était une sorte de pensée collante et envahissante. Un trouble obsédant. Même la distance, même les jours qui étaient déjà passés depuis l’accident et l’enterrement n’effaçaient rien.

Il se le disait chaque jour. Mais il ne pouvait le dire à personne. Pas même aux chiens…

C’était comme si cela entachait la joie, l’empêchait lui-même d’avancer. Il était l’otage de ces pensées sombres.

Personne n’aurait pu l’en alléger. Tout au plus l’activité, les leçons dans le bureau avec le grand-père, permettaient de passer un temps cette obsession au second plan.

Après s’être lavé, préparé, il rejoignit Robert dans son bureau. Travailler ne le réjouissait pas mais oui, décidément, ce serait une façon de penser à autre chose.

Ce qui était pour lui assez motivant c’est qu’il avait la liberté de choisir par quelle matière commencer. Il lui arrivait de se débarrasser d’abord des mathématiques avant de se plonger avec délices dans des pages d’Histoire ou de littérature. Il prenait toujours beaucoup de temps à s’installer à sa petite table, déployer son matériel, choisir ses stylos et crayons, ouvrir ses cahiers…

Alors que d’habitude Robert était déjà plongé dans ses propres études, écrivant, corrigeant des notes ou reprenant la lecture d’un texte, ce matin, le professeur honoraire était debout devant les portes de la bibliothèque en merisier. Il y avait les étagères ployant sous les livres et puis cette partie fermée par deux portes lourdes qui avait toujours été un peu mystérieuse pour Vadim. Le grand-père y rangeait sa machine à écrire, des feuilles, des tampons, une réserve de carbone, un vieux magnétophone à bandes avec son gros micro et sur le côté dans sa housse, le garçon devina un objet étrange pour lui…

— Tu as une guitare grand-père ?

— Une guitare ? Bien sûr que non… ah, tu parles de la mandoline ?

Avec la même délicatesse qu’il aurait eue pour dévêtir Hélène quand ils se connurent, Robert prit l’instrument entre ses mains, tira la fermeture à glissière de la housse de tissu bleu et dévoila en effet les courbes blondes d’une jolie mandoline. Il la déposa sur la table sous les yeux médusés de son petit fils.

Les gros doigts de Robert commencèrent à égrener les six cordes doubles. Il s’attela à accorder l’instrument qui en avait besoin.

— Tu sais en jouer ?

— Pas très bien, ça fait longtemps…

Le grand-père s’assit derrière son bureau. Il essaya un premier air. C’était une chanson douce, une musique ancienne, venue d’Italie. Au début, les doigts du vieux se prenaient dans les cordes mais la mélodie emplit la pièce et dès lors qu’il fut plus assuré retrouvant ses gestes, elle prit de l’ampleur et baigna la maison. Surtout, en jouant, les paupières mi-closes, Robert affichait un sourire doux, une sorte de félicité contagieuse que Vadim ne lui avait jamais vue.

— Mais tu joues très bien ! Tu ne me l’avais jamais dit !

— Tu ne me l’avais jamais demandé.

— En réalité, grand-père tu es beaucoup plus secret qu’on croit. Il y a des choses dont tu ne parles pas.

— J’aurais bien aimé être musicien et même chanteur !

— Tu aurais pu !

Vadim était enthousiaste, aussi surpris qu’admiratif. Il se sentait à la fois fier et ému. Sous ses dehors un peu austères, Robert aimait donc la musique et savait jouer de la mandoline. Cela ouvrait soudainement pour Vadim un tout autre regard sur le père de la mère. Il éprouva comme s’il était la septième corde, un petit pincement d’émotion et d’attachement.

— Incroyable, quelle découverte ! Quelle surprise ! Oui, vraiment, tu es secret Grand-père !

— Pas plus que toi je crois, n’est-ce pas ?

Vadim se crut percé dans ses secrets les plus inavouables et rougit. Il se pencha vers ses livres faisant mine d’être pressé d’étudier.

— Tu vas travailler un peu et puis je te montrerai, si ça t’intéresse. Il faudra faire attention, mais si l’idée te plaît tu pourras jouer de la mandoline. J’ai même une vieille méthode quelque part et de toutes façons, je pourrais te montrer des accords, ça me ferait plaisir, si ça te dit…

— Oui ça me ferait plaisir.

Vadim avait répondu les yeux baissés sur sa page, rosissant presque de plaisir. Touché par cette perspective inattendue. Apprendre à jouer de la mandoline avec son grand-père.

Il n’était pas possible au garçon de montrer d’autre signe d’affection. Ça ne se faisait pas. Il était devenu grand. Robert n’était que rarement démonstratif de toute façon et Vadim conservait toujours une petite retenue vis-à-vis des hommes.

Cette proposition incroyable lui tournait dans la tête. Il fit son travail avec une efficacité indéniable mais manquait de concentration. Il jetait de temps à autre des regards vers son grand-père plongé dans une correction de manuscrit, le crayon aux lèvres. La mandoline posée sur sa housse l’attendait comme une promesse sur le bureau.

Il se dit qu’il en parlerait à sa mère au prochain appel. Savait-elle que son père jouait d’un instrument ? Elle n’en avait jamais parlé.

À la petite pause qu’ils faisaient toujours dans la matinée, Hélène apporta un plateau avec du thé, du café et des biscuits. Les chiens suivaient dans l’espoir d’obtenir quelques miettes. Elle posa le plateau de l’autre côté du bureau.

— Tu as sorti ta mandoline ?

— Tu savais que Grand-père jouait de la mandoline ? Il a joué un air ce matin, c’est un musicien.

— Je sais cela. Et que cela faisait bien longtemps que ton grand-père ne l’avait sortie. Sa mandoline je veux dire… Et t’a-t-il raconté ou fait entendre une de ses merveilleuses chansons ?

Vadim n’en revenait pas.

— Tu écris des chansons Grand-père ?

— C’était il y a longtemps. N’écoute pas ta grand-mère, elles n’étaient pas si merveilleuses ces chansons…

Hélène raconta alors à Vadim ébaubi que c’était avec une de ses chansons, tel Roméo sous le balcon de Juliette, que Robert, jeune homme était venu un soir, interpréter avec sa mandoline une chanson spécialement composée pour elle. Elle avait été surprise, séduite et émue. Elle avait connu Robert dans un cours commun à la faculté, elle avait découvert un poète, un homme délicat.

Cette image douce de l’amour était comme une sorte de conte de fées improbable pour le garçon. Il n’avait jamais rien vu de romantique ni l’ombre d’une tendresse ou d’une simple marque d’affection entre ses parents. Il n’avait connu qu’un dictateur domestique la plupart du temps éméché et vulgaire. Cette évocation toucha le jeune homme plus qu’il ne l’aurait imaginé lui-même. La tendresse qui passait dans les yeux bleus fanés d’Hélène le fit frissonner.

— Tu oublies tout de même de préciser ma chère Hélène, que ce soir-là, alors que j’en étais au troisième couplet, la porte-fenêtre à côté de la tienne s’est brutalement ouverte, que ton père est sorti sur son balcon en chemise, fou de rage et surtout brandissant un fusil en ma direction ! J’ai senti ma fin venir !

— Il n’a pas tiré, répliqua Vadim en riant…

— Pas tiré ? Bien sûr que si mon ami ! Du petit plomb qui a percé la manche de ma veste ! J’eus la frayeur de ma vie !

— J’étais la promise d’un autre garçon à l’époque, ton arrière-grand-père, très à cheval sur les conventions, croyait défendre ma vertu ! Mais grâce à ce coup de fusil, j’ai vite compris à qui je tenais. La preuve ! Je suis toujours là ! Et votre thé va refroidir messieurs !

Épisode 4 – Vertige

Juste après le repas de midi, la maison connaissait un moment de calme. Une fois la table débarrassée, Hélène et Robert prenaient le café dans le salon devant la télévision. Vadim trempait ses lèvres dans une tasse. Il rajoutait beaucoup de sucre. Le café était pour lui une façon de se rapprocher des adultes, mais il n’aimait pas tellement. Ce jour-là, il rajouta trois sucres. C’était écœurant. Il reposa la tasse.

Les deux chiens se répartirent l’espace sur le petit tapis devant la cheminée où rougeoyait une grosse bûche. De l’autre côté, l’énorme télévision trônait royale. C’était l’heure du journal télévisé qui serait suivi par le feuilleton américain. Les grands-parents voulaient s’informer, ne rien manquer des grands événements qui agitaient la planète. C’était leur façon de montrer qu’ils restaient en connexion avec le monde, même à la retraite, même dans leur petit village perdu dans la campagne. Robert mit le son un peu fort comme d’habitude. Hélène le lui reprocha comme chaque jour. Robert écoutait le présentateur en cravate tout en déployant sur ses genoux le dernier numéro du journal Le Monde qui lui arrivait chaque matin par la Poste. Il y avait toujours ce décalage entre les derniers développements de l’actualité apportés par la télévision et les longs articles du Monde, journal du soir qui parvenait à Robert avec parfois un jour ou deux de retard. Cela créait une étrange distorsion.

Du coin de l’œil, Vadim guettait affectueusement ses vieux, chacune et chacun dans son grand fauteuil de velours vert. Il se fit intérieurement le pari de deviner si c’était elle ou lui qui allait s’endormir en premier. Il s’amusait chaque jour de voir la tête de l’une dodeliner doucement, ou la tasse de café dangereusement pencher dans la main de l’autre. Cela ne manqua pas, il rattrapa lestement la tasse qui glissait de la main d’Hélène sombrant dans le sommeil. Deux minutes après, ce fut le journal qui chutait brusquement des genoux de Robert. Vadim s’en empara pour le reposer sur la table basse. Les feuilles se froissèrent dans ce bruit reconnaissable, les pages étaient fines, immenses et sèches sous les doigts. Vadim en aimait l’odeur d’encre. L’une d’elle parfois lui restait entre les mains. Il accrocha ses yeux au gros titre et entama la lecture. Mais le texte était rude et austère. Il reconnut le nom de ministres, comprit une histoire de guerres lointaines, mais fut rebuté par des graphiques économiques absconts. Le garçon reposa vite la page sur la table. Les deux aïeuls s’étaient totalement endormis. Les ronflements n’allaient pas tarder en stéréophonie. Il arrivait qu’une tête tombe en avant ou sur le côté. Vadim n’en revenait pas. Hélène lui avait parlé à peine cinq minutes avant. À présent, elle était partie, ne répondant plus, comme si on l’avait anesthésiée ou simplement hypnotisée ou débranchée. Robert dormait encore plus profondément. Pour Vadim cette faculté à s’endormir si vite et si ardemment restait un mystère. Comment faisaient-ils pour plonger si rapidement dans le sommeil profond ? Farceur insolent, ce n’était pas nouveau, il posa un morceau de sucre sur le nez de Robert et son mouchoir sur la tête d’Hélène. Il ne se passa rien. Jusqu’au moment où le sucre tomba parce que Robert avait respiré un peu fort. Au bruit que le morceau de sucre avait fait en chutant sur le plancher, le plus jeune des chiens bondit pour le croquer. Mais les grands-parents partis dans leurs rêves ne bronchèrent pas. Les chiens se rendormirent pleinement. La vieille chienne surtout ronfla puissamment en écho au vieux couple. Le son de la télévision ne parvenait pas à couvrir cette fanfare. « La Belle au Bois dormant a de la concurrence » marmonna le jeune homme en souriant devant le spectacle de la maison endormie. Il resta à fixer l’écran, mais il peina vite à se concentrer sur les déboires de la riche américaine alcoolique dont les lèvres pulpeuses semblaient s’écraser sur l’écran de la télévision.

Affalé sur le canapé, Vadim amusé d’abord par le spectacle des vieux cédant à l’appel de la sieste, commença à s’ennuyer fermement. Les disputes bavardes des riches américains dans leur villa de luxe ne l’intéressaient guère. Vadim avait du mal à accrocher. Pour lui c’était des trucs de vieux. Ce fut le moment où comme les autres jours, il trouva que le salon sentait le chien, que la déco était vraiment ringarde avec les fauteuils à franges et le canapé démodé bien que confortable. Il joua à suivre avec les doigts le motif à grosses fleurs de coton orange brodées en relief sur les coussins. Il trouvait la pièce laide et il se sentit seul. Ses jambes s’agitaient. Ce n’était pas la colère mais une sorte de bouffée de tristesse qui l’envahissait. Il se sentit pris au piège dans cette maison coupée de tout, loin de ses amis, loin de l’appartement où il y avait sa chambre avec ses affaires. Il se demanda ce que sa mère en avait fait.

Il savait qu’il ne reverrait pas cet appartement, il s’en réjouissait tout en ressentant une forme de désarroi. Sa mère avait dû vendre la plupart des meubles pour éponger les dettes. Il n’avait plus de chez lui. Il se demanda de quoi serait fait l’avenir. Où iraient-ils ? L’idée de perdre ses repères même associés à de tristes moments lui était douloureuse. Il faudrait sûrement changer de collège. Se referait-il des amis ? Idiotement, il envia son père d’être mort, de n’avoir plus de problèmes à régler lui et il lui en voulut de les avoir laissés dans la merde. Vadim sentit son cœur s’accélérer, il pensa à la mort avec une faim de suicide. Cela l’effraya lui-même. Il avait envie de mourir. Il ne savait pas comment. Oui, il pourrait mourir, mais il y avait plus forte que cette attraction morbide la peur de retrouver son père dans la mort. L’image de son père mort l’effraya tellement qu’il grimaça. Il ne voulait pas risquer de se retrouver seul face au monstre, cette espèce de diable. Il tenta de repousser ces visions qui le dégoûtaient.

Avisant que les vieux et les chiens dormaient toujours profondément, il se glissa hors de la pièce et monta dans sa chambre.

Il poussa la porte et ajouta une chaise pour la bloquer. Les chiens savaient ouvrir les portes de la maison et il ne voulait pas être surpris. Comme aspiré ou aimanté par l’armoire, il revint vers le grand miroir où il s’était déjà examiné au réveil. Il retira les chaussons bleus prêtés par Hélène. Il contempla longuement ses cheveux, ses yeux. Il retira son pull, son polo et entama l’examen précis de son corps. Il en guettait chaque détail, chaque changement. Son torse encore étroit laissait apparaître un fin duvet. Les poils de ses aisselles étaient à présent fournis mais très fins et soyeux. Il avait un grain de beauté sous l’aisselle droite qu’il examina une nouvelle fois. Il perçut l’odeur chaude de sa propre peau. Il contempla dans la glace le reflet de son nombril légèrement ombré. Son dessin l’étonnait. C’était pour lui le lieu le plus mystérieux de son corps. L’histoire du cordon ombilical lui semblait lointaine et étrange. Il ne comprenait pas où menait cet orifice noué. Il savait qu’il était grand pour son âge. Il n’était pas musclé. Il avait poussé trop vite. Il se dit, « je suis une plante qu’on a trop arrosée ». En réalité, son corps tentait de s’accorder à la maturité forcée dans laquelle l’alcoolisme de son père l’avait tiré. Trop proche de sa mère, il avait pris sur ses épaules des problèmes d’adulte. Le spectacle et la violence de son père lui avaient arrachés des bouts d’enfance comme si on lui avait pris des morceaux entiers de sa peau d’enfant pour le forcer à muer. Il avait poussé trop vite et restait une plante à la tige fragile. Sa peau était claire. Presque translucide. La pièce était chauffée, mais il frissonna devant le miroir. Il passa les deux mains le long de sa tête, ses cheveux commençaient à être longs. Vadim les caressa se donnant à lui-même une tendresse qu’il ne recevait de personne. Il effleura le duvet qui poussait sur sa lèvre supérieure, de temps à autre il rasait cette moustache, mais il aimait ce qu’elle disait de son entrée chez les adolescents. Devenir un homme lui plaisait. Puis presque malgré lui, il laissa ses mains parcourir son torse, il se prit dans ses propres bras, se serra, si seul, intensément, en se fixant dans le miroir, le cœur battant de plus en plus fort. Il décrocha de ses longs doigts fins la boucle de la ceinture de son pantalon, une large ceinture de cuir à l’odeur forte et il ouvrit celui-ci.

À moitié dévêtu, troublé par sa propre image, il laissa soudain tomber le pantalon à ses pieds, se glissa hors de lui, l’abandonnant sur le plancher, puis défit le lit et se réfugia sous les draps. Là, en deux gestes, il se débarrassa de ses chaussettes qui allèrent se perdre au fond du lit puis de son slip et étreignit l’énorme oreiller de toute son âme. Une avalanche d’images le submergeaient. Il pensait au collège. Des filles ou des garçons d’une classe ou d’une autre, il ne les connaissait pas tous… Dans un demi rêve, ses pensées se fixèrent comme toujours sur Anne Laurence. Elle était très belle, grande, mince, en troisième. Sa beauté rappelait celle des actrices suédoises sans la froideur. Elle avait d’immenses yeux bleus et des épaules rondes. Elle lui semblait si douce. Inaccessible. Une sorte de princesse raffinée, toujours souriante et avenante sans l’once de la vulgarité de ces filles qui voulaient se maquiller trop tôt et en rajoutaient pour masquer leurs boutons. Anne-Laurence avait une peau parfaite, une chevelure parfaite. Vadim la voyait comme un être d’exception. Il savait qu’elle troublait jusqu’au professeur de mathématiques. Il commença à l’imaginer mais ses pensées dérivèrent sur son frère Rémi. Rémi était dans sa classe, aussi blond que sa sœur. Rémi et Vadim s’entendaient très bien. Inséparables au collège. Rémi avait les yeux de sa sœur, un peu plus arrondi, il paraissait très doux. Il parlait toujours presque en chuchotant. On l’entendait à peine. Rémi parlait souvent de sa sœur, répondait sans ambage ni pudeur aux questions les plus intimes, sur ce qu’il avait pu voir ou deviner… mais si Vadim appréciait Rémi c’est qu’il voyait arriver chez lui les mêmes signes de changement… La pilosité, la voix qui commençait à érailler… Il avait ressenti inexplicablement un trouble fort le jour où il avait entraperçu que Rémi comme lui avait du poil aux aisselles… C’était idiot, malgré lui, sa pensée dérivait de la sœur au frère, il ressentit une excitation qui s’emparait de son être et qu’il ne maîtrisait pas, ne comprenait pas, ne refoulait pas. Ce n’était pas la première fois. L’oreiller c’était Rémi. Ils pouvaient tout se dire. Ils étaient pareils. Des amis, des frères, des doubles. Vadim s’échauffa dans ses pensées. Il rêvait qu’il avait fait venir Rémi chez ses grands-parents, qu’il faudrait que son ami dorme avec lui dans le grand lit. Et il se consolait dans les bras de Rémi, le seul qu’il voyait capable de le comprendre. Vadim écrasa l’oreiller puis le sommier envahi de Rémi qui lui manquait. Il voyait Rémi en détails et s’il n’avait pas toutes les images, il les complétait mentalement à partir des bribes de ce qu’il avait entraperçu au sport, à la piscine, en classe quand ils étaient assis ensemble, dans le bus… Il avait mille images de Rémi. C’était irrésistible et brûlant et il n’y avait qu’un moyen de se débarrasser de cette brûlure qui l’envahissait.

À son tour, Vadim s’endormit, achevé, dans les draps qui garderaient malgré eux le souvenir de ce moment d’égarement.

Le réveil eut quelque chose de comateux. C’était le plus jeune des chiens qui vint gratter à la porte réclamant de le rejoindre et l’arracha du sommeil où il avait plongé à son tour. Combien de temps avait-il dormi ? Vadim bondit hors du lit nu comme un vers, ouvrit au chien et le gronda. Celui-ci joyeux se frottait au garçon qui se précipita pour se rhabiller, retrouver ses chaussettes, son slip, refaire le lit. En se levant trop vite, la tête lui tourna. Vadim ressentit des vertiges. Le chien prompt à jouer sautait partout sur le lit lui compliquant la tache. Le garçon n’avait qu’une peur, c’était que la grand-mère débarque attirée par le bruit. Avec précipitation il remit un semblant d’ordre. Il paniquait. Le chien le flaira de façon presque indécente ayant perçu les fragrances inavouables qui exhalaient du corps du jeune homme. Vadim n’avait qu’une peur, celle d’être démasqué dans ce qu’il venait de faire. Comme un coupable il fallait dissimuler les preuves, s’assurer que rien ne serait visible, ni perceptible… Il restait cette tache suspecte sur les draps. Vadim espéra que personne ne verrait rien. Il se promit le moment venu de changer les draps lui-même. Hélène apprécierait qu’il donne un coup de mains.

En remettant l’oreiller droit, il le tapota affectueusement. « Je reviendrai, mais je dois y aller mon Rémi, repose-toi… » Il savait en lui-même que l’oreiller n’était pas Rémi. Vadim était comme ces enfants qui jouent à être quelqu’un. On joue au marchand, à la dînette, à être le personnage d’une histoire, le héros du roman qu’on lit… Là, il jouait à être avec son ami Rémi. Il ne se disait pas vraiment qu’il était amoureux de Rémi… Vadim n’avait aucune vision de l’élan amoureux lié au sexe, mais il s’accrochait à l’idée d’un Rémi qui puisse être son allié, son complice, son ami. Rémi était comme son frère, son double, une sorte de jumeau même s’il voyait bien leurs différences. Pour lui, Rémi le comprenait parce qu’ils étaient pareils, du même âge, vivaient le même changement. Plus que tout, il aimait la douceur et la confiance dont Rémi savait faire preuve à son égard. Il tenait dans sa solitude grâce à l’évocation de Rémi. Il était certain que Rémi serait toujours de son côté. Avant de sortir de la chambre, pris comme d’un remords soudain, Vadim remonta prestement sur le lit, serra l’oreiller comme il aurait serré Rémi en le caressant et le couvrant de baisers et lui promettant de revenir le plus vite possible. Une vraie scène de cinéma.

Il fit une escale rapide par la salle de bains, descendit l’escalier en sautant les marches quatre à quatre… au risque d’un nouveau vertige.

— Je me suis un peu endormi je crois moi aussi, je vais aller faire un tour aux chiens pour m’aérer et je reviens juste après pour mes lectures.

Hélène debout aux pieds de l’escalier, avait le plateau des tasses à café en mains. Robert avait filé sans qu’on ne sache où. Probablement vers son bureau ou l’atelier du jardin.

— Sois prudent avec les chiens si tu montes sur le causse, il peut y avoir des chasseurs et Jasper oublie parfois la falaise.

— J’ai l’habitude ! T’inquiète !

Et Vadim se dit en poussant le portail qu’il avait en effet déjà ses habitudes ici. L’air frais le ramena à la réalité. Les animaux appréciaient de pouvoir sortir plus souvent et l’énergie du garçon. Ils dirigèrent d’eux-mêmes Vadim vers le chemin qui grimpait derrière la maison.

Cette fois, aucune colère. Vadim se demanda s’il reverrait le lièvre géant. Les chiens furetaient partout et grimpaient vite. Ils bifurquèrent sur le sentier qui montait sur le causse. Les pierres étaient glissantes. Quelques buissons tendaient leurs branches et il fallait prendre garde de ne pas s’y griffer. La beauté du paysage prenait le dessus sur les pensées troublées du garçon qui se laissait entraîner par les bêtes.

Vadim ne put une nouvelle fois s’empêcher de penser que le paysage transformé par l’hiver était beau, presque magique. L’odeur d’humus pénétra ses poumons. La pente était rude. Ils grimpèrent rapidement sur le causse. Le garçon se dit qu’il allait se muscler avec ces ballades, que cela devait faire du bien à son corps.

Au sommet, Jasper, le plus vif, les entraîna hors du chemin. Il ne se souvenait pas vraiment être jamais allé par là. Quittant le grand axe, il y avait de nombreux sentiers empruntés par les chasseurs mais aussi des passages probablement tracés par les animaux sauvages. Quelques buissons bas lui mordirent les mollets au travers du pantalon. Il fallait s’en extirper. Pour les chiens ce n’était pas un problème.

Vadim se souvint soudain des recommandations d’Hélène. La falaise. Et brusquement il comprit que le vide n’était pas loin. Sous ses yeux il découvrait à perte de vue l’autre versant de la vallée, la forêt à l’infini et il devinait les contreforts de la montagne lointaine dont il ne connaissait pas le nom. Toute cette beauté ouverte sur une nature sauvage le submergea. On ne devinait comme trace des hommes que les lacets sinueux d’une route lointaine. De là où il se trouvait avec les chiens, pas une construction n’était visible, pas un poteau électrique. Il était au bout du monde. Il n’entendait que le halètement des chiens et les battements de son propre cœur.

Il comprit qu’ils étaient beaucoup plus proches du bord de la falaise qu’il ne le croyait. Jasper jappait joyeusement pour jouer. Vadim le chercha du regard. Le chien était juste au bord du vide, tourné vers lui, voulant jouer peut-être, inconscient du danger. Trop près du bord. Effrayé, le dos de Vadim s’inonda soudainement de sueur. Il fallait calmer le chien. De façon inexplicable non seulement celui-ci montrait des signes d’excitation mais commençait à sauter sur place au risque de déraper et de chuter mortellement. Il fallait le ramener à la raison, les sortir de là. Au lieu de s’éloigner du bord pour que le chien le suive, Vadim voulut s’approcher pour le tirer par le collier et l’éloigner du danger. Pour éviter qu’il ne recule, Vadim décida de contourner l’animal en suivant le bord de la falaise par la droite. Des cailloux glissèrent sous son pied qui manqua déraper. Un morceau du sol se détacha et chuta dans un vacarme assourdissant qui résonna au loin. Vadim réalisa qu’il était lui-même beaucoup trop au bord de la falaise. Il pensa à sa propre mort, se dit que ça pourrait résoudre ses problèmes. Il ressentit le vertige et plus encore, la terrible attraction du vide. Ce paysage magnifique sous ses pieds, quel beau lieu pour mourir ! On mettrait du temps pour récupérer son corps mais les chiens sauraient sûrement retrouver leur chemin et la maison. La tête lui tournait.

Un promeneur qui serait passé par là, n’aurait rien compris à cette scène offrant à la vue la silhouette d’un jeune chien aboyant joyeusement et celle d’un jeune homme vacillant au bord de la falaise. Il y avait quelque chose d’incompréhensible entre la joie inconsciente de l’épagneul et la frousse qui visiblement saisissait le garçon qui semblait lui-même en mauvaise posture.

Un aboiement sourd, comme un ordre auquel on ne saurait se soustraire se fit entendre. Jasper s’interrompit immédiatement. C’était la chienne qui l’avait rappelé à l’ordre. Elle était prudemment restée en retrait. Il courut joyeusement vers elle.

Vadim se ressaisit à son tour et les rejoignit éloignant le groupe de la falaise.

— Tu nous as sauvé la vie !

Le garçon tapota la tête de la bonne vieille chienne qui était restée placide tout ce temps.

— Laïka a sauvé Jasper en l’empêchant d’aller trop près au bord de la falaise ! Elle est incroyable !

C’est que le jeune homme raconta enthousiaste à sa grand-mère une fois rentré à la maison, éludant la partie la moins flatteuse du récit.

Hélène qui avait ressenti quelque chose de trouble dans la voix de son petit fils le regarda perplexe.

— J’ai profité de votre promenade pour changer tes draps dit-elle, ils en avaient besoin.

Épisode 5 – La lettre

Vadim aimait lire depuis toujours. Plus que ça. Être lecteur était dans sa nature. Une sorte de besoin aussi vital que respirer ou s’alimenter. Il ne pouvait s’empêcher de lire. C’était indissociable de sa vie. À la différence de certains de ses amis de collège qui se contentaient du service minimum qui consistait à lire les extraits prescrits ou les romans obligatoires, si on lui donnait un extrait, il voulait le roman. Si le professeur demandait qu’on lise l’Avare, il voulait tout Molière et se débrouillait toujours entre la bibliothèque municipale, celle de ses grands-parents, de sa mère ou les librairies pour trouver de quoi se nourrir.

Depuis tout petit, il avait été attiré par les livres. Tous, ceux pour les petits, les albums, les documentaires pour les plus grands, les revues comme les bandes dessinées, les livres de recette de sa mère, les romans, le théâtre ou les récits historiques… Il avait accès libre aux livres et de toutes les façons, il aurait été inutile de tenter de l’empêcher de lire. À sept ans, les livres indiqués « de son âge », soit il les avait déjà lus, soit il les dévorait à grande vitesse. Les grands-parents avaient d’abord douté qu’il lise aussi vite et comprenne… Quelques questions avaient suffi à les convaincre du contraire, tout comme l’éloquence du garçon.

Vadim avait appris la lecture entre trois et quatre ans, juché sur les genoux de sa mère. D’abord il l’avait écoutée lui lire des histoires chaque jour. Puis il avait redemandé à entendre des histoires qu’il aimait. Tout particulièrement, il y avait cet album qui reprenait l’histoire de « Blanche Neige » dans une version simplifiée mais qui le fascinait. L’horrible marâtre, la maison des sept – nains, la pomme… tout cela lui plaisait presque plus que le baiser du prince. Au fil des lectures redemandées à l’infini, sa mère en avait la patience, il la reprenait si elle se trompait sur un mot puis l’interrompant souvent, il lui avait demandé désignant tout à tour les mots sur la page : « c’est quoi ça ? »… « c’est quoi ça ? ». Isabelle lui désignait les mots et il faut bien dire que Vadim apprit à lire globalement par ce jeu de questions, désignations, vérifications jusqu’à se montrer capable de reconnaître non seulement les mots, mais les similitudes dans les mots, les sons… puis délaissant ce support, il s’amusa à déchiffrer d’autres albums avec cette méthode improvisée, sa mère se contentant de répondre aux questions et le laissant, dire, questionner, lire, reprendre… C’était un jeu pour l’enfant, un apaisement pour la mère déjà fatiguée de son mari pénible, un moment d’intimité entre eux deux. À quatre ans, l’enfant s’était emparé de la lecture, il savait lire et son appétit s’avéra vite insatiable.

La maîtresse de l’école maternelle s’en était rendu compte et s’en était étonnée. « Il ne fallait pas le forcer », avait-elle dit d’abord inquiète. Mais elle comprit vite que c’était l’enfant tout seul qui s’était engagé dans cet apprentissage. Elle l’avait surpris lisant un album au fond de la classe. Il avait été parfaitement capable de lui en parler. Il n’était pas possible d’envisager qu’il fasse ensuite un cours préparatoire. Il se serait ennuyé. Pour préparer le saut de classe, elle prêta pour Vadim une méthode de lecture syllabique. Après une page de syllabes, on trouvait des dessins, un petit texte et même de petits calculs. Les histoires étaient assez idiotes mais l’enfant s’en amusait. Ce fut pour lui juste une formalité et il expédia le manuel en peu de temps. Il préférait tout de même déjà des textes plus consistants. Très tôt, il avait lu tous les livres d’enfant de sa mère et tel un petit rat, s’en était allé ronger des livres de grands plus résistants. Il ne comprenait pas exactement tout mais on l’avait surpris à huit ans lisant « Les mains sales » de Sartre. Il plongeait dans les Pagnol ou les Clavel avec une vraie gourmandise. Il avait adoré Jules Renard et s’était ému pour le Petit Chose comme David Copperfield. Hector Malot n’avait aucun secret pour lui, même s’il trouvait quelque chose de convenu à ces histoires édifiantes.

Rien ne lui était interdit, rien ne lui aurait résisté. Quand les premiers heurts entre ses parents se firent entendre, il se cachait dans sa chambre, faisant rempart de son livre et s’y réfugiait s’y échappant comme on s’évade dans un autre monde jusqu’à ne pratiquement plus les entendre… du moins au début.

Alors, quand son grand-père avait exigé qu’il complète ses cours par correspondance de lectures régulières afin d’approfondir ses connaissances que ce soit en littérature, en Histoire ou même en sciences, Vadim y avait vu comme une récompense. Avec les livres, il oubliait ses soucis et ne se sentait jamais seul. Il n’avait pas peur qu’un livre soit un peu difficile. Il enjambait le lexique trop complexe ou au contraire y revenait avec le dictionnaire pour une digression pleine de curiosité. Lorsqu’il était assis à la petite table, il parvenait à prendre des postures improbables sur le petit bureau que lui avait octroyé son grand-père. Arc-bouté au risque du déséquilibre, il donnait l’impression qu’il allait glisser… Inquiet de le voir torturer sa jeune colonne vertébrale, son grand-père l’invitait à prendre le petit fauteuil du bureau. Lui aussi lisait mais à sa table, allumant une petite lampe au-dessus de son texte ce qui conférait un étrange relief à son visage. Il prenait des notes et jetait de temps à autre un regard vers ce petit fils dont il se sentait fier en réalité, mais il ne voulait pas trop le montrer de peur de flatter l’orgueil du jeune adolescent. Robert venait d’un milieu modeste. Il n’avait pas eu de bibliothèque chez lui. Et ses études n’avaient pas été faciles, surtout au début. Il avait étudié comme on débroussaille un jardin herbu s’y griffant les mains, butant sur les mots comme il se serait cogné à des cailloux. Apprendre avait été rude. Secrètement mais affectueusement, sans le jalouser, il s’étonnait des facilités de son petit fils, convaincu qu’elles ne devaient rien au père. Il était désarmant de voir comment Vadim s’emparait de livres savants que lui, professeur, n’aurait jamais songé proposer à un collégien.

Alors que le matin les passages d’Hélène avec un plateau de thé signifiaient la récréation, l’après-midi, quand le jour commençait à baisser un peu, elle avait le sentiment de les déranger tant ils se montraient chacun concentré sur son livre. Elle était venue avec un bol de chocolat fumant pour Vadim et de la chicorée pour son époux.

— J’aurais aimé du chocolat, moi aussi

Il ronchonnait mais c’était pour plaisanter.

Hélène chuchotait.

— Tu n’auras qu’à monter t’en faire un si tu veux. Il y avait une lettre d’Isabelle. Tu me la rendras.

Vadim avait fait mine de ne rien entendre et continua discrètement sa lecture. Cela n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Isabelle avait écrit aux grands-parents. Pas à lui. Il en était un peu désarçonné, décontenancé, un rien jaloux. Il s’étonna en lui-même. Pourquoi sa mère écrivait-elle à ses propres parents alors qu’elle parlait chaque jour à Hélène au téléphone ? Les lettres, il n’aimait pas tellement. Les dernières qu’il avait pu voir avant de quitter l’appartement, étaient des missives administratives souvent comminatoires avec des tampons officiels. Le plus souvent c’était des lettres tapées à la machine avec des sommes à payer, des dates à respecter, des ennuis en perspective.

Il se demandait ce que pouvait contenir une telle lettre. Il craignait que cela ne le concerne. Ça l’agaçait de ne pas être consulté, au moins mis dans la boucle, qu’on parle de lui comme s’il était un gamin alors que plus que jamais il se ressentait même comme l’homme de la famille. Il avait beau tenter de se concentrer sur son livre d’Histoire, d’ailleurs passionnant, il n’y parvenait pas.

Le temps lui paru interminable, jusqu’au moment où son grand-père avoua :

— Ce chocolat, je crois que je vais aller m’en faire un comme ta grand-mère me l’a proposé, et je redescends. En voudrais-tu un deuxième ?

— Non, non je te remercie… après… ça donne des boutons n’est-ce pas ? souffla-t-il dans un demi-sourire narquois.

Son grand-père cligna de l’œil, puis muni de sa tasse, se dirigea vers l’étage.

Vadim resta d’abord le nez en l’air, songeur, tenant son livre… Puis il se ressaisit. L’occasion était trop belle, le temps que son grand-père monte et redescende, il aurait le temps de la lire cette lettre.

Robert ne l’avait même pas dépliée. L’enveloppe ouverte avec coupe papier, reposait à côté de la grosse encyclopédie que consultait Robert. L’oreille aux aguets, Vadim se glissa derrière le bureau. Il reconnaissait l’écriture un peu penchée de sa mère, toujours la même encre violette et toujours un timbre de collection, quoi qu’il advienne. Sa mère avait toujours des attentions. Il resta un moment à contempler l’enveloppe sans oser l’ouvrir.

— Tu peux la lire si ça te chante, de toute façon, nous t’en aurions parlé, j’ai oublié mes lunettes…

Comment avait-il pu être aussi inattentif pour ne pas entendre que le grand-père était redescendu ? Son agilité était étonnante. Vadim bredouilla comme un gosse pris en faute…

— Non, non, tu crois ? Enfin…

Mais Robert était déjà ressorti, il l’avait autorisé, alors il pouvait bien la lire cette lettre même si elle n’était pas vraiment pour lui.

Il prit l’enveloppe. Il éprouva des difficultés à en extraire la feuille et la déplier. La lettre commençait par des remerciements adressés à Hélène et Robert. Elle évoquait des choses que Vadim savait déjà. Il apprit avec bonheur que ses jouets d’enfant et ses livres avaient été placés dans un garde-meubles, cela engendrait des frais. Suivait un long paragraphe où Isabelle expliquait sa recherche d’emploi qui avait été longue, la nécessité d’un stage, d’une formation après la confirmation quasi sûre de son recrutement comme assistante au service de la rédactrice en chef d’un grand journal féminin.

Elle devait apprendre la sténo. Elle le ferait en cours du soir tout en débutant son travail. Dans le même temps, elle devait finir d’éponger les dettes et parachever la vente de l’appartement. Vadim découvrit que son père avait laissé des ardoises un peu partout. Le mariage, même aussi dramatiquement raté, supposait que les dettes devaient être régularisées si l’on voulait débloquer les comptes… Isabelle avait consulté un notaire. Vadim comprit malgré les formulations pudiques de sa mère que le vieux type avait tenté d’abuser de la situation. Une femme seule, démunie, ayant plus que du charme malgré les moments difficiles et la fatigue, cela avait de quoi attiser la libido de ce vieux barbon replet et frustré. Vadim comprit que sa mère avait dû faire appel à l’une amie, Anne. On avait frôlé la plainte. Le notaire rancunier de s’être vu refuser des privautés, avait tenté de se venger. La succession avait manqué être gelée. Sombre histoire. L’amie d’Isabelle, que connaissaient Hélène et Vadim, était avocate. Pas du genre à se laisser intimider par ce vieux maquilleur d’entifles. Le patochard avait fini par céder mais Isabelle avait eu peur. Lisant cela mais ne pouvant agir à distance, son fils passa successivement par la rage, l’indignation et le rire. Il fut rassuré qu’Anne soit intervenue pour épauler sa mère. Il appréciait depuis petit, l’allure assurée de la jeune femme. Elle était du genre émancipé, elle fumait, jurait gentiment. Elle portait toujours des robes un peu trop serrées ce que semblait réprouver Isabelle. En pensant à la belle Anne, Vadim avait en tête son parfum. Un parfum cher sûrement. Il n’en connaissait pas la marque mais se dit qu’un jour, s’il osait, il lui demanderait le nom de ce parfum pour l’offrir à Isabelle… puis il se ravisa, non, il faudrait un parfum spécial pour sa mère, ne pas les confondre…

Il divaguait un peu à cette évocation mais le paragraphe suivant de la lettre lui apprit qu’Hélène demandait à ses parents s’il serait possible que Vadim reste un peu plus longtemps que prévu chez eux. Elle avait tous ces soucis à régler, il fallait qu’elle réussisse sa formation pour pérenniser son contrat, le travail lui prenait beaucoup de temps. À la rédaction l’ambiance était joyeuse et dynamique, mais les réunions pouvaient s’éterniser ou évoluer au fil de nouvelles qui tombaient sur le téléscripteur, d’interviews obtenues ou refusées. Quelques célébrités passaient à la rédaction mais Isabelle avait loupé de peu le passage inopiné de Jeanne Moreau. Bref, il ne serait pas facile avait-elle écrit de « gérer Vadim » en plus…

« Gérer Vadim ». Dans un premier temps, il sentit la moutarde lui monter au nez.

— Je n’ai pas quatre ans ! Je sais très bien me gérer tout seul et je suis assez bon en classe. Je n’ai pas besoin d’une nounou pour me surveiller…

Il était vexé comme un pou qu’on le considère comme un enfant. Ça lui était insupportable. Il se sentait nié, méprisé. Des pensées noires le submergeaient…

Puis il lut que sa mère préférait lui éviter la pension, surtout en cours d’année, sachant qu’on ne sait pas toujours sur quel genre d’établissement on tombe. Elle ajouta que compte tenu de sa maturité, cela lui aurait semblé une épreuve trop difficile pour son garçon adoré.

Il passa en un éclair de la colère à l’émotion. Les larmes lui montaient aux yeux. Elle aurait pu c’est vrai, comme tant d’autres l’envoyer dans la première pension venue. Ses sentiments étaient pourtant contrastés. C’était l’hiver, il n’y avait pas grand monde dans le secteur. Il ne connaissait aucun jeune. Ils étaient tous à la ville et reviendraient aux vacances. Vadim se sentait à la fois soulagé d’avoir échappé à la pension, il comprenait les difficultés de sa mère, pourtant il craignait de s’ennuyer avec les deux vieux. Même s’ils étaient adorables…

— Ton grand-père vient de me dire qu’il t’avait laissé lire la lettre. Il a bien fait. Cela n’a pas été trop dur pour toi ?

Hélène était descendue aussi silencieusement que Robert tout à l’heure. « Décidément ce sont des chats » se dit le garçon.

— Non, non, je savais déjà à peu près tout ce qu’elle dit… C’est bien, elle va avoir un travail. Son journal à l’air important.

— Oui, elle a beaucoup de chance. J’achète de temps en temps cet hebdomadaire. Ce sont des histoires de bonnes femmes mais peut-être que ça t’amusera. Tu n’es pas trop déçu de devoir rester avec nous plus longtemps que prévu ?

— Déçu, non, mais j’ai peur de vous ennuyer, vous devez avoir envie de rester entre vous à votre âge.

— À notre âge ? Tu penses qu’on n’a pas envie de voir du monde ? On ne s’ennuie jamais avec ton grand-père, mais nous n’aimons pas rester enfermés comme de vieux ours dans leur caverne…

— Alors Vadim ? Je vais avoir le temps de t’apprendre la mandoline d’après ce que m’a dit ta grand-mère ?

Robert était descendu lui aussi, Vadim ne put s’empêcher de laisser éclater un rire presque enfantin. Le grand-père s’étonna en souriant et se tournant vers Hélène qui avait compris.

— Mais à la fin, qu’est-ce que j’ai dit de si drôle que tu ries comme ça ? Je préfère te voir rire que pleurer mais tout de même !

— Il y a mon cher et tendre ami, monsieur le distingué professeur honoraire que vous arborez une magnifique moustache au-dessus de votre lèvre supérieure qui confirme que vous aimez bien le chocolat.

Robert se passa la langue sur la lèvre tentant d’atteindre la moustache.

— Tu n’y parviendras pas. On se demande lequel de vous deux est le plus enfant.

— Je suis pas un enfant, je suis quasiment un homme maintenant !

— Oui, c’est vrai, un beau jeune homme aux cheveux longs, aux grands yeux, un jeune homme qui va faire des ravages…

— N’importe quoi grand-mère, comme dit grand-père j’ai plein de boutons, je suis répugnant

— Pas répugnant, non, non ! juste un peu pustuleux mon cher petit fils préféré…

— Tu n’en as pas d’autre grand-père !

— C’est bien pour ça que tu es mon préféré, à coup sûr et pour toujours !

— Des enfants ! J’ai deux enfants à la maison ! La chienne et l’épagneul sont plus censés et sages que vous ! Mais plus sérieusement Vadim, vraiment, on ne te l’a pas dit assez, avec tous ces évènements, tout ce qui s’est précipité, les problèmes, les inquiétudes, toutes ces sortes de choses, ton grand-père et moi nous sommes sincèrement contents et heureux de t’avoir à la maison et tu pourras rester aussi longtemps que tu le voudras…

— Sauf si nous refaisons un petit bien sûr… ajouta malicieusement Robert en clignant encore une fois de l’œil. Mais sa voix s’embrouilla soudainement et devint rauque comme s’il était à son tour submergé par l’émotion… Je pense comme ta grand-mère bien sûr, on ne te l’a pas dit assez, moi comme elle, nous sommes très heureux de ta présence, je dirais même qu’elle nous ravigote, nous redonne de la jeunesse et de la joie, je peux même te le dire devant ta grand-mère, elle le sait, nous sommes très fiers de toi, admiratifs même de tes connaissances, de ta force de caractère, tu es quelqu’un de bien, notre petit fils !

— Vous voulez me faire chialer ou quoi ?

Vadim ne retenant plus ses larmes traversa la pièce en courant presque, claquant la porte du bureau derrière lui.

— J’ai encore gaffé, j’en ai trop dit. Je suis un vieux con.

— Non mon cœur, je crois que c’est le contraire. Tu as eu les mots justes. Et moi aussi je suis fière de toi. Allez ouste ! Assez d’émotions pour ce soir !

Épisode 6 – La chambre

Lorsque les émotions le submergeaient, Vadim n’avait comme recours que de se réfugier dans sa chambre. C’était depuis longtemps devenu un réflexe chez lui, surtout quand il vivait avec ses parents.

Hélène et Robert ne réalisèrent pas immédiatement qu’il était monté, avait fermé la porte et s’était jeté sur son lit, se réfugiant sous l’édredon.

Au moment du repas du soir Hélène, constata que Vadim ne répondait pas à ses appels. Elle l’appela plusieurs fois depuis le bas de l’escalier, un torchon entre les mains, les chiens furetant dans ses jambes. D’une voix douce d’abord, puis plus claire, presque forte, au risque de faire japper les chiens. Une légère inquiétude la traversa. Elle envoya Robert chercher le garçon. Robert avait lu l’inquiétude dans les yeux de sa belle, alors il ne chercha pas à rechigner. Il posa son journal et monta faisant grincer sciemment les marches de l’escalier de bois. Il traversa le couloir sans allumer, resta dans la semi-obscurité et posa l’oreille à la porte avant de frapper deux coups discrets. Seul le silence lui répondit. La pièce semblait être plongée dans l’ombre, aucun rai de lumière ne passait sous la porte. Désarçonné, le grand-père redescendit vers la cuisine où Hélène s’affairait.

— Il ne répond pas, il doit bouder ou dormir…

— Tu as vérifié qu’il était bien dans sa chambre au moins ? Il aurait été capable de sortir…

— Dans la nuit ? Sans les chiens ?

Agacée, Hélène lança son torchon sur la table, donna quelques consignes à Robert qui se sentait coupable et restait les bras ballants, contaminé d’inquiétude. « Surveiller les casseroles, nourrir les chiens… ». Il se répétait ce qu’il devait faire en boucle, mais il n’était guère efficace à la tâche. Sa femme avait fini par l’inquiéter. Il n’était pas toujours facile de comprendre les réactions du gamin. « Trop sensible », se dit-il. Pour lui, ce serait une fragilité dans la vie du garçon. Son impulsivité, ses colères, sa façon de réagir trop fort à la moindre remarque. Le vieux professeur en voulait à son père qui avant de mal finir avait fait bien des ravages dans la famille. « Celui-là, on ne le regrettera pas, il est mieux là où il est » se répéta-t-il en donnant par mégarde double dose de nourriture aux deux chiens ravis d’une telle aubaine.

Pendant ce temps, malgré tout préoccupée, Hélène était déjà à l’étage, traversant le couloir qu’elle éclaira vivement. Arrivée à la porte elle appela Vadim à plusieurs reprises, sans obtenir plus de réponse que son mari.

Elle tenta d’ouvrir. La porte était en partie coincée par une chaise. Elle ne put en la poussant que l’entrebâiller et apercevoir la silhouette de son petit-fils qui se dessinait dans l’ombre sous l’édredon. Elle n’osa cependant pas lui parler. À moitié rassurée, elle redescendit.

— Il ne veut pas dîner ?

— Il dort. Il n’a pas bougé quand je l’ai appelé. Malgré tout, les évènements lui ont tapé sur les nerfs, il a besoin de repos

— Tu ne trouves pas qu’il est trop sensible ?

— Avec tout ce qu’il a vécu… As-tu sorti les chiens ?

En réalité, Vadim avait parfaitement entendu Robert puis Hélène. Il avait feint de dormir, les paupières closes, aussi immobile que possible. Son cœur battait à ses tempes à tout rompre. Comme un petit enfant il avait peur qu’on ne l’entende. Il retint sa respiration dans les oreillers. Puis il se dit que c’était idiot. Il fallait se montrer endormi, pas mort. Il ne fallait pas bouger. Se montrer endormi profondément. Maîtriser la respiration comme quelqu’un qui rêve profondément. Il n’était pas en état d’expliquer pourquoi il était au lit juste avant le repas. Il tenta de s’apaiser. Le contraste était saisissant entre le calme apparent de la chambre, sa posture dans le lit et le tourbillon qui l’assaillait dans son cerveau. Une fois passée la vague d’émotions, il se sentit ridicule sous l’édredon. Il avait un peu faim. Il n’était pourtant pas possible d’imaginer descendre les rejoindre dans la cuisine. Il fallait oublier ça. S’enfermer dans la chambre était la seule façon de se réfugier dans son désarroi, de se punir aussi de ses réactions exagérées. Soutenir le regard de ses grands-parents, fournir des explications, il n’aurait pas pu. Il lui arrivait de penser que peut-être il était fou comme son père. Il se fit la promesse de ne jamais boire d’alcool. Il pensa à sa mère, à l’appartement, à ce qui lui manquait, à l’ennui d’être là… Il se dit même que cela ferait du bien à ses grands-parents de rester un peu tranquilles et seuls pour le dîner. Ils avaient bien le droit d’oublier ses problèmes. Il pensa qu’il n’était qu’un poids. Il encombrait sa mère. Il pesait ici où il était coupé de tout. Mille pensées le traversaient. Il finit par s’endormir sans se déshabiller ni entrer dans les draps. Il avait chaud sous les plumes du lourd édredon qui le protégeait comme une bulle de douceur. Il sombra anesthésié…

Avec ses parents, c’était souvent lorsque le père était rentré ivre, hagard, que le ton montait. Sa mère tentait de le calmer, de répondre aussi stoïquement que possible à ses critiques, ses injures, ses exigences sans queue ni tête mais plus elle cherchait à l’apaiser, plus il s’énervait. Il avait ce regard flottant absolument effrayant. Dans le brouillard exécrable de l’ivrogne, l’absence d’inhibition lui faisait trouver les pires ignominies à prononcer. Les lèvres gonflées, humides et rouges où perlait souvent une écume répugnante il ne cessait de rabaisser Isabelle. Il trouvait dans son histoire de quoi accrocher son fiel. Il faisait d’elle une incapable, il lui reprochait de n’avoir jamais su le soutenir, il lui reprochait même de n’être qu’une ménagère idiote et de n’avoir pas terminé ses diplômes… Isabelle avait interrompu ses études pour l’épouser. Tout était sujet de reproches. Jusqu’aux amis qui avaient fui la maison, osait-il dire, en raison de sa bouffe exécrable et de sa conversation emmerdante. Il gueulait qu’elle était emmerdante. Vadim assistait à la scène depuis le fond de la pièce, impuissant et tétanisé. Plus la colère montait plus les bras du père s’agitaient dans l’air s’en prenant à n’importe quoi, les objets qu’elle avait choisis avec soin, la vaisselle, puis le père plaquait Isabelle contre un mur. Ce choc sourd du corps d’Isabelle contre le mur du salon faisait résonner tous les murs de l’appartement. Certainement les voisins devaient l’entendre. Et la première peur du garçon c’était que l’un d’eux intervienne faché. Vadim avait honte. Il prenait sa part de honte comme dans l’escalier lorsqu’il allait croiser les autres enfants qui le regardaient fixement. Il baissait les yeux. Ce choc contre le mur. Plus terrible qu’un coup de canon. Sa mère saisie, comme enfoncée dans la paroi, incapable de bouger. Ce bruit sourd, Vadim l’entendait, signal de la colère, déclencheur de la violence. Et Vadim voyait le père presser Isabelle et lui imposer sa bouche suintant l’alcool. Ses mains cherchaient à la défaire. Il exhalait la transpiration des alcooliques imbibés. Les pires grossièretés fusaient. Lorsqu’il se faisait plus insistant encore, Isabelle profitait du moment où il dégrafait son pantalon pour le repousser. L’homme chancelait avant de reprendre. Il titubait mais trouvait une force inouïe en lui pour exprimer sa rancœur. Dans les pires moments, s’il parvenait à se redresser assez, il pouvait à deux mains casser une chaise sur le carrelage. Il hurlait si Isabelle tentait d’en ramasser les morceaux. Alors, il n’était plus qu’un monstre hideux. C’en était trop pour le garçon. Puisque sa mère avait su s’échapper, il était impossible à Vadim d’assister à la suite de ces scènes de délires dantesques. Sans un bruit, se fondant dans le décor, se faisant oublier ce qui était facile puisque son père s’en prenait à sa mère, il glissait dans sa chambre et fermait silencieusement la porte à clé. C’était son refuge. Sa prison et son refuge. À chaque fois, il restait un moment, le dos appuyé à la porte close, à contempler la pièce, son domaine, sa planche de salut avec ses objets à lui, ses livres…

Il se protégeait dans les livres, dans la musique, dans les rêves. Du moins, il tentait de faire abstraction. Sa haine contre son père montait au fond de lui. Il avait honte de ne pouvoir aider sa mère. Il lui en voulait aussi de se laisser faire. Vadim ne voyait pas de fin à cet enfer. Pour tenir, lui s’accrochait à ce petit univers qui était le sien. Il plongeait sur le lit pour écouter sa musique le haut parleur de plastique rouge du petit électrophone collé à son oreille. Au bout d’un temps, les rumeurs de la colère paternelle s’éteindraient. Les heures passaient, il prenait un livre, changeait de disque, finissait par s’endormir malgré lui… puis émergeait brusquement de ses rêves ayant souvent trop chaud ou soif.

C’était en général dans la nuit, vers deux ou trois heures du matin. La guerre était provisoirement terminée, il se levait et regardait d’abord par la fenêtre la rue assoupie. Tout semblait si calme et ordonné dehors. Il s’imaginait parfois faire son sac et partir. Personne ne l’entendrait, ne se rendrait compte de rien. La seule chose qui le retenait encore c’était la culpabilité vis-à-vis de sa mère. Mais oui, il aurait pu partir. Il rêvait un moment à sa fugue, à ce qu’il pourrait faire. Il faudrait mentir sur son âge. Trouver un petit travail… Mais sa mère… Ses pensées revenaient alors vers l’appartement. C’était quasiment le silence parfait dans la nuit. Seuls montaient assourdis, les petits bruits familiers de l’immeuble endormi. Il reconnaissait le gargouillis habituel de l’eau dans les radiateurs, le grincement d’un volet sous le vent.

Quand il avait acquis la certitude que le calme était revenu dans l’appartement, il sortait de la chambre le plus discrètement possible. Le danger était passé, provisoirement. Sans allumer, il inspectait longuement l’ampleur des dégâts comme après un bombardement ou un tremblement de terre. Il cherchait quel nouvel objet avait été la victime de son père. Au fil des années et des colères, un certain nombre de bibelots et accessoires avaient été brisés. C’était le plus souvent de la décoration rapportée par sa mère, des petits vases.… des trucs qu’elle aimait bien. Le garçon en saisissait parfois un dans la main pour constater avec tristesse qu’il ne serait pas réparable. D’autres avaient échappé par miracle à la foudre paternelle. Nombre d’entre eux portaient les stigmates d’une colère passée. Il manquait un morceau à l’un, l’autre avait été recollé le mieux possible, souvent par Vadim lui-même. Tous ces objets étaient des témoins et des preuves. Mais Vadim éprouvait encore cette honte qui faisait qu’il était mieux que personne de l’extérieur ne risque de voir ça, ne pose des questions, n’interroge sur toutes ces fêlures, le nombre d’objets recollés…

L’appartement avec ses obstacles improbables semés un peu partout, n’avait pour seul éclairage que la lumière orange du réverbère de la rue. Plus que ce spectacle affligeant qui rappelait une zone dévastée, c’était l’odeur répugnante du pastis qui envahissait tout. C’était prenant et écœurant. L’anis et l’alcool imposaient leurs relents dans un mariage sinistre. Il aurait pu en vomir. Il lui arrivait de se demander si les personnes qui passaient devant la porte palière de l’appartement sentaient cette odeur tenace. Le seul antidote à ce poison serait celui de l’eau de javel et une longue aération de l’appartement. Il progressait lentement vers la cuisine. Il fallait éviter de heurter un objet au sol. Le dégoût l’envahissait en effleurant ces objets poisseux que le père avait dispersés n’importe où. Des verres, des ustensiles de cuisine…

Dans ces sorties nocturnes, même s’il devait aller au collège le lendemain et qu’il serait fatigué, il lui arrivait de ranger, ramasser les bouteilles renversées, vider les cendriers, jeter les objets brisés. Il faisait cela avec une lenteur extrême pour limiter les bruits. Pas tant par crainte de réveiller son père abruti par l’alcool, que sa mère qui avait besoin de repos. Il arrivait qu’elle l’entende et le rejoigne dans la cuisine. Elle devinait son fils dans l’ombre. Lui constatait qu’elle était encore habillée. Dans le noir, il devinait sa robe froissée, parfois souillée. Elle lui reprochait à voix basse et en douceur de ranger, voulait faire à sa place, il la repoussait… parfois elle le prenait maladroitement dans ses bras.

— Ça va s’arranger, on trouvera une solution

La voix de sa mère était rauque, épuisée.

— Quelle solution ? Quand il te tuera ?

C’était dans ces moments que les pires pensées lui revenaient et qu’il souhaitait ardemment la mort de son père pour qu’il ne tue pas sa mère, ne la blesse pas, ne la détruise pas plus. Il la voyait toute petite, amaigrie, dépérir de jour en jour. Il pressentait que dans la chambre parentale, elle subissait d’autres horreurs qu’il n’osait s’avouer.

En pleine nuit, il leur faisait un café, une tisane, ce qu’il trouvait. Il lui proposait si elle était là, des tartines dont elle ne voulait jamais. Le réfrigérateur entrouvert éclairait tristement la table de formica. Puis il sentait la fatigue, rangeait le pain, la confiture ou le fromage, rejoignait sa chambre, son refuge.

Sa chambre à lui, encombrée de ses affaires, alternait des phases de rangement méticuleux et précis à des moments qui auraient fait croire qu’un tsunami était passé par là. Sa mère lui fichait la paix avec ça. Elle avait d’autres soucis. Elle n’était pas intrusive. Elle savait que Vadim finirait par changer les draps et laver son linge. Vadim mettait un point d’honneur à gérer seul ses lessives, les étendre dans la salle de bains au-dessus de la baignoire. Il savait même repasser plus ou moins bien ses chemises blanches. Son père qui n’aurait jamais pris une éponge et encore moins rempli la machine à laver, pouvait s’il le croisait dans la salle de bains au moment où il s’occupait de son linge, lui envoyer une formule de macho viriliste sardonique et cinglante.

— Alors, la fifille à sa maman aide bien à faire le ménage et la lessive ? Tu devrais mettre un tablier

Puis le père sortait en ville pour aller s’abreuver dans quelque troquet infâme.

Vadim serrait les dents.

Il était très rare que Vadim puisse inviter des amis. Il fallait que son père soit en déplacement, que ceux-ci soient libres. Et puis, il n’aimait pas tellement que ses copains voient sa mère au visage si pâle et triste. Rémi était venu deux ou trois fois mais c’était surtout pour qu’ils puissent sortir.

Il arrivait aussi à Vadim, même par temps calme, d’aimer rester dans sa chambre, seul. Il s’imaginait dans la cabine d’un bateau en mer, voyageant au loin. Il rêvait qu’il traversait l’océan pour retrouver un ami, Rémi peut-être qui l’aurait devancé dans un pays chaud. Rêver lui permettait de résister, d’imaginer une autre vie.

Déjà, avant d’être avec ses grands-parents, il lui arrivait de se réfugier dans sa chambre après une dispute avec sa mère, parce qu’il lui en voulait de se laisser faire et qu’elle tentait de le raisonner.

Par petits épisodes, depuis qu’il était à la campagne, il avait repris cette habitude de se réfugier dans la chambre. Pour éviter la colère, ou parce qu’il se sentait submergé d’émotions ou trop seul. Quelquefois, lorsqu’une rare visite se présentait, une amie d’Hélène, un ancien étudiant de Robert de passage dans la région, il se précipitait dans sa chambre comme un sauvage. Si c’était une amie d’Hélène, il pouvait préférer le bureau où Robert lisait toujours à l’écart. Il disait ne pas apprécier le commérage des pipelettes du village… mais le plus souvent Vadim se cachait dans cette chambre d’amis qu’Hélène lui avait concédée.

L’ennui de cette chambre, c’est qu’il y avait très peu d’affaires à lui. Aucune décoration au mur qui ne lui appartienne. Hélène avait accroché contre la tapisserie de vieux tableaux de famille. Une arrière-grand-mère au regard sombre lui rappelait le sien quand il était fâché. Un de ses jeux secrets, était de se placer devant la peinture et d’insulter la vieille revêche les yeux dans les yeux.

Il avait ouvert les tiroirs. Dans l’une des tables de chevet, placées de part et d’autre du grand lit au matelas trop mou, il avait trouvé un pot de chambre. Cette découverte n’avait eu de cesse de le surprendre et il ouvrait souvent la petite porte avec la loge dédiée, amusé et subjugué devant l’étrange objet de faïence. Ça l’épatait qu’on puisse utiliser un truc pareil. Ça le dégoûtait aussi. Il avait demandé à son ancêtre du tableau, en lui mettant sous le nez, si elle avait utilisé ce pot. L’imaginer en position avec ses fesses probablement imposantes le faisait rire d’abord, mais il avait vite un haut le cœur, replaçait le pot dans sa loge et la refermait dégouté. Il courrait en général se laver les mains à la salle de bains, comme si le pot venait d’être utilisé. Dans le lit, il dormait côté fenêtre, le plus loin possible de la table de nuit contenant le pot.

Une sorte de coiffeuse dans un coin, accueillait dans ses tiroirs de vieilles brosses à cheveux et des boites de poudre en métal ciselé. L’une d’elle en contenait encore. Il s’était amusé à s’en appliquer sur le visage avec une espèce de pinceau qu’il avait trouvé.

En dehors de ça, excepté le miroir immense de l’armoire, il n’y avait pas grand-chose d’amusant dans cette chambre. Il s’y sentait presque en prison. Il avait pu ranger son linge dans la vieille et grosse armoire. Hélène avait disposé de petits sacs de lavande dont il aimait bien l’odeur. Il les respirait à plein nez avant de les glisser avec soin entre ses chemises.

Cette chambre d’adoption, n’était pas vraiment la sienne. Il avait su tout de même en faire son refuge.

Et cette fois, il décida fermement qu’il resterait sans sortir jusqu’au lendemain soir. C’était sa décision. Un mélange de défi personnel et d’auto-punition.

Il songea un instant à utiliser le pot de chambre, mais c’était impossible. Il s’amusa, grimpé sur une chaise, au risque de la chute, à uriner par la fenêtre dans le jardin tout en tentant d’arroser les fleurs. Il faudrait tout de même qu’il sorte un moment… il s’accordait une dérogation pour les toilettes, mais il resterait là, jusqu’au lendemain soir, juré. Il n’irait même pas se laver les dents.

Non pas qu’il en veuille à ses grands-parents. Il n’avait rien à leur reprocher. Il avait en réalité été touché au-delà de l’imaginable. Des compliments comme ça, il n’en avait pas souvent reçu. Isabelle qui lui disait des encouragements était trop à ses préoccupations et ses urgences pour penser à le féliciter sur ses qualités. Elle l’aimait, il était aussi un poids.

Vadim ne se sentait pas digne ou pas à la hauteur de ces compliments, parce que c’était tellement le contraire des vilenies que son père avait pu lui dire autrefois, c’était presque trop. Pas recevable, pas acceptable. Il ne voulait pas qu’on ait pitié de lui. Fils de salaud, il n’avait qu’une peur, devenir un salaud lui-même, d’hériter de ce comportement. Il avait tellement entendu dire « tel père, tel fils ». Il avait la trouille de devenir à son tour, un jour, un alcoolique. La malédiction.

Rester dans la chambre, c’était une façon de se punir un peu tout seul. « Va au lit ! » disent encore des parents pour punir un enfant pas sage. Et Vadim ne se sentait pas sage. Trop traversé de pensées sombres, de pensées noires. Rester dans la chambre, jusqu’à demain soir. C’était sa punition et son défi.

Épisode 7 – En prison

En prison. Je suis en prison. Impossible de sortir. Je ne peux pas sortir. Le pire, c’est que je me suis enfermé tout seul. Pris au piège. Voilà. Si je sortais maintenant, ils me prendraient pour un idiot, pour un gamin, pour un crétin. Pour un fou comme mon père. Pas envie de supporter les réflexions de Grand-Père ou même les remarques gentilles de Grand-Mère. En plus ils auraient raison. Je me suis assez ridiculisé. Merde. Je me suis piégé tout seul. C’était plus fort que moi. Ils ne peuvent pas comprendre que la gentillesse ça peut faire mal. Je ne suis pas habitué à la gentillesse. Si mon père était gentil avec moi, c’était juste pour m’envoyer acheter de l’alcool. Et si je me bougeais pas les fesses, je me prenais une baffe bien vite. J’aurais mieux fait de sortir de la maison, d’emmener les chiens faire un tour dans le chemin. Je me serais calmé. On aurait dîné. Ou juste, j’aurais rien dû dire. Ravaler ma salive. Penser à autre chose. C’est souvent comme ça. Avec les adultes je perds mon calme. Et voilà, je me suis bien puni, ça on peut le dire, puni tout seul, je vais devoir rester là jusqu’à demain soir, dans cette vieille piaule.

En plus je commence à avoir faim, vraiment faim. Faut pas trop que j’y pense. Mais plus je me dis de ne pas y penser, plus mon estomac gargouille. Je sais pas quelle heure il peut être. Pourquoi je n’ai pas voulu de montre ? C’est vrai que je les casse souvent sans faire exprès, je me cogne, je suis maladroit. L’horloge est dans la cuisine, si je descends, ils vont m’entendre ou me voir. Et puis les chiens vont me sentir arriver. Ils vont se précipiter sur moi, surtout le petit. Impossible de passer discrètement.

Je me suis endormi. Il fait nuit dehors. Il a l’air de bien faire nuit. On ne voit aucune lumière. De toutes façons les autres maisons sont trop loin. Je ne me rends pas vraiment compte combien de temps j’ai passé sous l’édredon. J’avais chaud là-dessous, j’aime ça. Je me sentais protégé je crois. Et puis ici, c’est pas comme à la ville, on entend rien, ou juste un coq ou un chien qui aboie. Les vieux, j’ai pas l’impression qu’ils soient montés. Ils doivent être en bas devant la télé. J’entends rien. D’habitude ils mettent la télé fort. C’est les vieux. Sourds comme un pot. Ou alors ils ont peut-être fermé la porte. Pour ne pas me déranger.

Ce que je pourrais faire, c’est me glisser discret dans le couloir. Jeter un œil vers l’escalier. Je verrais la lumière. Et puis aller vers les chiottes. Je pourrais boire un coup au lavabo. En faisant couler l’eau doucement, sinon ça s’entend en bas dans la cuisine. Dans cette vieille maison les tuyaux font du bruit. Oui, je vais sortir discrètement, boire juste un peu d’eau. Il faudra que je me glisse dans le noir, sans allumer. Surtout que personne n’entende, ni les chiens. Un peu comme un agent secret. J’ai qu’à me dire que je suis un agent secret comme dans le roman que j’ai trouvé l’autre jour.

Faut que je déplace la chaise d’abord. Surtout sans la faire grincer et que je passe dans le couloir. Je vais laisser la porte à peine ouverte pour qu’on n’entende pas si je la tirais derrière moi. Ça fait une sorte de souffle. Je dois aller jusqu’à la troisième à gauche. Faudra pas que je me trompe. J’espère qu’ils ne vont rien entendre d’en bas. En chaussettes, ça devrait le faire. Elle est quand même lourde cette vieille chaise… Bon sang ! J’ai failli me prendre la porte. Elle grince !

C’est quoi ça ? Un plateau sur un tabouret. J’ai failli le faire tomber. C’est idiot de mettre ça collé à la porte. J’ai compris. Elle a apporté un plateau avec de quoi manger. Elle a monté un plateau. Il y a des assiettes avec un couvercle. Des bols avec du papier alu. Une petite carafe. Je vois mal. Il y a un papier on dirait. Une enveloppe. Impossible de bien voir dans le noir.

Je vais pisser et je reviens voir après ? Non, je veux regarder ce papier d’abord, on dirait une carte postale. Je rentre le plateau ou je le laisse ? Si je le rentre, ils vont voir que je me suis levé. Je ne vois absolument rien. Je vais juste regarder cette enveloppe. Trop sombre ici. Demi-tour. Je vais allumer cinq minutes la petite lampe de la table de nuit. Faut que je repousse un peu la porte quand même. Je déciderai après ce que je fais.

Pourquoi cette lettre ? Le menu ? Non, plutôt un problème avec maman. Si elle avait eu un accident, ils seraient venus me réveiller j’espère. Oui mais la chaise coinçait la porte. Ils auraient tapé. Ou je ne sais quoi. Ou rien à voir avec maman. Peut-être que finalement ils préfèrent ne pas me garder chez eux. Çe ne m’étonnerait pas. À mon avis c’est ça. C’est juste une lettre pour me dire que finalement, ils veulent me virer à cause de mon caractère. Mon putain de caractère ! C’est vrai qu’ils ont dû penser que j’étais parti pour rien. Mais je pouvais pas rester. Ils ne peuvent pas comprendre. J’étais trop mal avec leurs compliments mielleux. Juste pour m’amadouer. Ou c’est à cause des colères d’avant, c’est vrai que des fois je pars en vrille. Hélène, elle doit déjà nourrir son mari, s’occuper de la maison. Je lui donne trop de travail.

Ou alors, ils veulent que je parte parce que je ressemble trop à mon père, qu’il a fait trop de mal à leur fille. Je peux les comprendre. Isabelle c’est leur fille unique. Ils voient bien qu’elle a gâché sa vie pour ce type. Ils n’ont pas envie que ça recommence. De toutes façons, je sens bien que je vais finir dans une vieille pension d’un bahut pourri. Ils sont à la retraite, pas pour me garder avec mes problèmes.

S’ils me mettent dans le coin je vais me retrouver avec des jeunes qui me voyaient aux vacances. Ils vont bien se foutre de ma gueule. Déjà qu’ils se moquaient de mon accent. En plus, ils jouent tous au rugby et j’y connais rien à ce jeu. J’aime pas trop le sport. Ou alors juste nager. Ça me manque la piscine quand on y était allé avec Rémi.

Oui à mon avis, c’est ça. Avec maman ils combinent toujours des trucs dans mon dos. C’est bon. J’ai plus quatre ans. Ils font les gentils devant moi et puis une fois dans ma chambre, hop, ils en profitent pour discuter entre eux et il leur faut pas une soirée pour gommer leurs bonnes paroles et m’abandonner. Même leurs chiens, ils les laisseraient pas à la fourrière ou à des inconnus. Mais bon, je les comprends, c’est mon caractère de merde. Ils sont vieux, ils ont besoin de paix et pas que je vienne les faire chier. Ils sont bien mieux sans moi. De toutes façons, s’ils ne m’avaient pas viré, je me serais tiré. Le village est mort, y a personne. C’est pas possible ici… alors c’est quoi cette carte ? Ils ont même mis une enveloppe. Pourquoi pas un timbre ? C’est l’écriture de Robert, elle est toute fine, penchée, plus pointue que celle d’Hélène. Faut que je m’approche de la lampe, pas facile à lire.

« Vadim, repose-toi bien si tu es fatigué. Mamie t’a préparé ce petit plateau. Il y a des choses qui peuvent se manger froid et même deux desserts ! Si tu préfères du chaud, elle a laissé pour toi de la soupe à réchauffer dans la cuisine. Tu peux manger ton plateau dans la chambre, mais si tu préfères tu peux le manger en bas. Fais à ta guise. Nous regardons un peu la télévision. Il y a l’air d’avoir un bon film. N’hésite pas si ça te dit. J’ai sorti les chiens, mais ils te cherchaient. Si nous sommes déjà couchés au moment où tu liras ce mot, bon appétit, bonne nuit et gros bisous. Tes grands-parents qui t’aiment. »

Il a une drôle de signature. Je n’arrive pas à la lire.

Je sais pas pourquoi, j’ai les doigts qui tremblent. Il est trop gentil ce mot. Il ne parle pas du tout de ce qui s’est passé. Il ne pose pas de question. Bizarre.

À mon avis, c’est pour mieux cacher la vérité. C’est pas normal. Le coup du plateau, le gentil petit mot et demain il faudra que je fasse mon sac. Je suis pas naïf non plus. Je pars en faisant la tête, je me planque dans la chambre, je fais semblant de dormir et même pas un mot de reproche ? C’est pas trop crédible comme disait le père quand il voyait maman trop gentille. Oui, Vadim, tu vas bientôt être pensionnaire dans un bahut sinistre. Il y a juste un bus le lundi matin et un autre le vendredi soir. J’ai bien vu. Il faut que je me prépare à ça. Ils vont vouloir voir mes cahiers d’avant et mes bulletins. J’ai juste le dernier.

Je sais pas si je le mange ou pas ce plateau. Ou si je remets la carte comme si j’avais rien vu. Ce serait peut-être plus prudent. De toutes façons, il faut que j’aille pisser. Dans quel pétrin je me suis mis encore ! Et j’en ai jusqu’à demain soir de toutes façons, je vais pas descendre avant, comme si de rien n’était. Ils vont me prendre pour un comique. Je sais pas si je mange juste un ou deux trucs ou rien, rien je tiendrais pas… et demain soir je redescends le plateau quasi intact. Ou alors je le rentre et je le garde, mais je le mange petit à petit en faisant des réserves avec des portions pour tenir jusqu’à demain soir. Je vais le mettre sur le lit pour regarder. C’est lourd !

Il y a deux desserts c’est déjà ça. Du pain. Une grosse assiette avec de la charcuterie, de la salade de pâtes… J’en mangerai un peu ce soir, je prendrai un dessert au petit déjeuner et le reste vers midi. Et je redescends demain soir. Pas trop tôt. Faudrait que je tienne jusqu’à ce qu’ils dorment. Bon de toutes façons je vais d’abord aller pisser discretos.

Stop ! La lampe. Si jamais ils passent, ils vont voir la lumière. Faut que j’évite de les croiser si jamais ils remontent. Le Robert, il fait bien grincer les marches, on l’entend de loin, mais Hélène, elle se déplace sans jamais faire de bruit. « À pas de louve » comme dit Robert. On dirait qu’elle glisse sur le plancher. Je me demande si c’est pas pour mieux nous espionner.

Tout a l’air bien éteint partout, je n’entends vraiment rien. Faut que j’évite de me cogner ou de faire du bruit. C’est drôle ça fait plus petit dans le noir. J’ai déjà passé la deuxième porte ? Zut, c’est la salle de bains. Remarque, je pourrais boire à ce lavabo et y pisser discrètement.

Oui, mais bien rincer, sinon Grand-Mère va sentir, elle a le nez pour tout… Non tant pis, je sors, je fais comme j’avais dit. Je vais jusqu’aux toilettes.

Je sais pas si je tire le verrou. Si je le fais ils vont savoir que je suis là, ça risque de faire du bruit. Si je le tire pas et que la vieille Hélène débarque, je vais avoir l’air malin. J’allume ou pas ? Si j’allume, ils vont voir la lumière depuis l’escalier, c’est sûr. Si je n’allume pas, je risque de pisser de travers. Je vais m’assoir. Voilà. Pour un peu je vais m’endormir là… La chasse ! Comment je fais ? Si je la tire pour le coup, forcément ça va gargouiller jusque dans la cuisine, si je le fais pas…

Ou alors, je vais essayer d’appuyer tout doucement, juste envoyer juste un filet d’eau. Ça gargouille c’est pas possible ! Ou c’est mon ventre… Juste un peu, encore un peu. Je vais entrouvrir à peine la porte pour être certain que personne n’a entendu ou ne passe par là. J’ai l’impression d’être dans un film d’agents secrets. Faut pas se faire choper sinon ils vont me descendre. En plus Grand-père a connu la guerre. Il a encore de bons réflexes… Si ça se trouve, à cause du noir, il va me prendre pour un voleur et sortir son tromblon de la vitrine. Je me demande si je ne ferais pas mieux de rentrer à la chambre en rampant. Bon sang ! Tu m’as fait peur ! Qu’est-ce que tu fiches là toi ? Pourvu que la chienne ne le suive pas ! Mais comment il m’a entendu lui ? Je suis pas en train de jouer ! Arrête de me lécher le cou ! Faut surtout pas que je gémisse ou crie, ça chatouille. Il est fou ce chien avec sa langue baveuse… Il va vouloir entrer dans la chambre.

S’il mange le plateau, je suis mort. Je n’aurai plus de réserves pour tenir. Va coucher ! Descends ! Il comprend rien évidemment. Non, mais descends, ils vont te chercher ! Il comprend rien, mais je peux pas crier…

Bordel, descends du lit ! Je rêve ! Laisse le plateau surtout ! Couché ! C’est bon, je t’en donne un tout petit morceau, mais touche pas au reste. Quel gourmand. Non, non, même si tu me donnes la patte tu n’auras rien de plus. Juste un petit bout alors. Tu es trop mignon, mais tu peux pas rester là… C’est mon lit ! Pousse-toi ! Il est fou, il veut rester. Si je le chasse ça va faire du bruit et attirer l’attention. S’il reste, ils vont voir que j’ai pris le plateau et que je l’ai gardé avec moi. En même temps, s’il reste, je m’ennuierai moins. Oui, mais il faudra qu’il sorte pisser lui. Dès demain matin. Je vais devoir lui ouvrir discrètement. La chienne va vouloir le chercher.

C’est pas possible cette histoire, rien ne marche comme prévu. Tous mes plans sont en train de capoter. Je sais pas comment je vais m’en sortir.

Le couloir, la lumière du couloir vient de s’allumer ! Le plateau ! Faut que je le remette sur le tabouret. Non pas possible, le chien va le faire tomber. Et ils vont m’entendre… Tant pis ! Je le dépose sur la coiffeuse. Dans le noir on ne verra rien. Et la porte est entrouverte ! Si je la ferme le chien risque de gratter. J’ai l’impression que j’entends monter. Ça doit être Hélène. On dirait qu’elle passe par la salle de bains. Faut que je me planque vite sous les draps et je fasse le mort. Elle va penser que je dors si tout va bien.

C’est pas vrai, elle appelle le chien. Elle veut qu’il me laisse dormir tranquille, elle l’appelle depuis la porte. Elle ne rentre pas, j’ai l’impression qu’elle reste à la porte. Elle ne verra pas le plateau dans le noir.

Et je sais pas pourquoi, voilà que je lui réponds que ça ne me dérange pas, qu’il peut dormir avec moi… Elle répond qu’elle est d’accord, que ça me fera de la compagnie mais qu’il faudra secouer l’édredon demain. À cause des poils. Du chien. Pas les miens. Elle a dit ça tranquillement. Et le chien, on dirait qu’il a compris et du coup il se serre contre moi. Peut-être qu’il m’aime bien lui. Mais j’ai chaud, trop chaud. J’ai même pas retiré mon pantalon. Elle est partie sans poser de questions. Incroyable.

Je vais me mettre en slip. J’ai chaud. J’ai faim. Je vais reprendre un deuxième dessert finalement, sinon j’arriverai pas à dormir. On dirait que Robert est encore en vas, je n’entends rien. J’ai trop chaud. Qu’est-ce qu’elle m’a mis à boire sur le plateau ? De la menthe en plus. J’aime. Maman serait pas d’accord. Il ne faut pas boire sucré. Mais ça rafraichit.

Pousse-toi un peu ! C’est pas ton lit ! On va avoir chaud. Allez, hop, sur les pieds ce sera mieux. Je sais pas pourquoi j’ai l’impression que je ne vais pas arriver à dormir. Je vais faire une nuit blanche. Oui c’est ça, je vais faire une nuit blanche et comme demain je pourrai pas sortir avant le soir, je dormirai la journée et je sortirai une fois la nuit tombée.

Oui, mais si je dors le jour, je ne dormirai plus la nuit. Ça veut dire que je vivrai la nuit et dormirai le jour. Comme ça, je ne les dérangerai plus. Je pourrais leur expliquer. Mais si de toutes façons ils m’envoient en pension, ça va être réglé. Oui, mais en pension, je vais être tout décalé. Je tiendrai pas le coup et ils vont me virer. J’avais lu ça, ce chanteur qui a été viré de pension en pension et qui en a fait cinq avant de se lancer dans la musique. Je n’y connais rien à la musique, Grand-Père ne m’a pas encore appris à jouer de la mandoline. De toutes façons, je ne vais pas aller faire des concerts avec la mandoline. Il ne voudra jamais et je connais personne dans le monde de la musique !

Ma vie est foutue, je sais pas comment je vais m’en sortir. À cause de ma connerie, tout s’enchaîne négativement. J’aurais plus qu’à disparaître. Remarque ça fera un poids de moins pour ma mère, déjà que visiblement je l’encombre pour sa carrière et un poids de moins pour les vieux.

Si Rémi était là, il me conseillerait ! Ce que je pourrais faire, c’est fuguer, aller retrouver Rémi et on part ensemble. Je dois pouvoir monter en stop, marcher… Je sais comment faire pour aller chez lui et même où est sa chambre, je pourrai l’appeler d’en bas. Envoyer des cailloux sur ses vitres.

On est jeunes mais à deux on pourra se débrouiller. Au début, on n’aura qu’à mentir sur nos âges. J’ai lu ça. Des jeunes partent faire leur vie. Il y avait cette histoire de pionniers en Nouvelle-Zélande. Il faudrait trouver un bateau. On n’est pas très grands, on trouvera bien une cale où se cacher… Et puis là-bas, on se débrouillera, à deux on peut trouver un coin à défricher, on bâtit une cabane, même petite, on fait des cultures et puis au fur et à mesure, on vend nos produits, on s’agrandit, on prend un employé, puis deux… De toutes façons on ne reviendra en France que si on devient vraiment riches. Histoire de leur clouer le bec. On leur montrera ce que des jeunes peuvent faire !

Je leur laisserai des lettres pour expliquer. Ce que j’espère, c’est qu’ils comprendront et que les grands-parents vivront assez longtemps. Oui, ils ne sont pas si vieux. Je me demande si j’emmène le chien ou pas ? Il va manquer à la vieille chienne, mais elle, c’est sûr, elle ne pourrait pas nous suivre, elle fatiguerait trop vite. J’aimerais bien qu’il vienne, ça me ferait une compagnie, et puis même petit, en cas de problème, un chien ça peut vous défendre. Il faudra que j’explique bien à Isabelle. C’est pas de sa faute. Je ne veux pas être un poids. Elle a plein de choses à faire, à cause des dettes, son travail, tout ça. Peut-être qu’elle voudra refaire sa vie. Je sais pas si ça me plairait. Avoir un beau père. Il faudrait qu’elle rencontre quelqu’un de bien. De gentil. Je me demande ce que Rémi va penser de ces projets. Il faudrait que je lui en parle. Que je l’appelle à un moment où il serait seul chez lui. Pas avec ses parents ou même sa sœur pour écouter. Il faudra que tout ça reste secret. Notre secret.

En fait je m’endors un peu. Du coup ça me permettra de reprendre des forces. De tout bien organiser. De toutes façons je ne vais pas pouvoir rester ici… Rémi, c’est comme un frère pour moi. Au début, on aura juste une petite cabane, on sera obligés de dormir l’un contre l’autre. On se tiendra chaud. Je sais qu’il me comprend. Il m’a toujours compris. Le chien, il dormira par terre. Sinon on aura trop chaud. Il faut que je l’appelle Rémi… Trop impatient… Il fait bon sous l’édredon… À la limite, je pourrai sortir un peu plus tôt demain… De toute façon, c’est pas grave, si je pars, pas la peine de perdre du temps à traîner au lit la journée… Il ronfle… Le chien ronfle… Moi aussi je vais ronfler… Je tiens plus… Rémi… Oui, tous les deux en Nouvelle-Zélande. On sera deux associés. Faudra trouver un nom à notre société. Et même si on se marie on vivra toujours ensemble, dans une grande maison… Comme une grande famille… Rémi, mon frère… mon ami… Si tu savais comme je tiens à toi… comme tu me manques… Rémi… Rémi… Ré…

Épisode 8 – Petit déjeuner

Une délicieuse odeur montait de la cuisine mêlant celle du café à celle du pain grillé et des œufs au bacon. Les chiens frétillaient de joie autour de la table dans l’espérance de pouvoir se régaler de quelques miettes.

Ces effluves avaient fait sortir Hélène et Robert de leur chambre. Dans le couloir, elle lui donna un léger coup de coude. Mi-intrigués, mi-amusés, ils échangèrent leurs sourires. Tout cela était de bon augure pour commencer la journée. Ils étaient beaux dans leurs robes de chambre identiques en soie orientale bleue, les pieds bien arrimés dans leurs superbes chaussons molletonnés… Robert insistait pour qu’on dise « mules » et non chaussons. Il avait des snobismes surprenants.

Du pas de la porte, ils découvrirent Vadim dans la cuisine, affairé comme un maître d’hôtel. Il avait trouvé dans l’arrière-cuisine un magnifique tablier blanc manifestement trop grand pour lui dont il avait serré les liens par deux fois autour de ses hanches étroites mais surtout, il avait dégoté la magnifique toque de chef à la française cachée dans un placard. Il l’avait bien enfoncée sur sa tête. Hélène s’en amusa. C’était un objet de famille dont on ne savait plus qui avait eu un jour l’idée d’en équiper la maison. Il n’y avait jamais eu de personnel au service de la famille d’Hélène. Ils restèrent figés ainsi un petit moment. Le jeune cuisinier était concentré sur sa tâche et ces gestes rapides plutôt sûrs. Non seulement les grands-parents s’amusaient du ballet qu’effectuait Vadim autour de la table, mais ils furent impressionnés : celle-ci était décorée comme l’eut été la table d’un grand hôtel. Vadim avait trouvé dans la réserve une nappe immaculée aux revers de dentelle et les serviettes assorties. Il avait choisi la plus belle vaisselle de la maison, d’anciennes petites assiettes à motifs, des petites cuillers en argent, de petits bols asiatiques dont Hélène avait oublié l’existence, des verres en cristal dans lesquels il avait déjà versé du jus d’orange fait à la main. Il avait poussé le sens de la décoration en trouvant un peu de verdure au jardin, quelques feuilles de houx disposées avec science étaient complétées par quelques étoiles dorées prises dans les décorations de Noël. Vadim avait mené son ballet tout en laissant la cuisine impeccable. Il se révélait soudain dans l’action.

Robert serra discrètement la main d’Hélène, tant il était ému en observant son petit fils en chef cuisinier. Il émit un petit bruit discret avec la gorge pour signifier leur présence.

— Oh, vous êtes déjà là ? dit Vadim feignant de découvrir seulement leur présence, je vous en prie, c’est prêt.

Hélène et Robert s’avancèrent, majestueux, les chiens s’écartant devant eux comme la cour laissant passer le Roi et la Reine.

— Si vous voulez vous donner la peine…

Vadim tira une chaise pour installer Hélène puis une autre pour son grand-père.

— Souhaiterez-vous du thé, du café, du chocolat peut-être ?

— Du café ce sera très bien…

Ils jouèrent ainsi tous les trois et Vadim ne se départit jamais de son rôle de majordome, restant debout, allant de l’un à l’autre pour verser du café, préparer des tartines ou même des œufs au bacon.

Hélène s’étonna de l’appétit de Robert.

— Tu aimes les œufs maintenant ?

— Mais j’ai toujours adoré ça, surtout quand ils sont aussi bien préparés.

Il était sincère. Il est vrai que tout était délicieux dans ce petit-déjeuner. Aussi bien dans ce qui avait été préparé avec amour que le soin apporté à la décoration et ce service qui à défaut d’être professionnel se montrait à ce point emprunt de prévenance et de générosité qu’il valait mille discours. Vadim montrait un tel élan, un tel entrain théâtral et une telle joie à servir ses grands – parents qu’ils ne pouvaient qu’en être émus…

— Peut-être notre majordome nous fera-t-il l’honneur de déjeuner avec nous ? C’est vraiment très bon Vadim, ajouta Hélène avec douceur.

Vadim qui n’avait grignoté que quelques miettes et n’avaient pas cessé de s’agiter, réalisa qu’il avait faim et s’assit en souriant. Cela faisait un moment qu’il était dans l’effort. Il relâcha un peu la pression et réalisa que pour lui ce ne serait ni café, ni thé mais bien chocolat. Hélène se proposa de lui préparer. Il refusa indigné et se releva pour faire chauffer le lait.

Assis au bout de la table, il admirait ses grands-parents, les yeux pétillants.

— Alors, vous avez aimé ?

— Difficile de résister. C’est la bonne odeur qui nous a fait venir.

— J’espère que je ne vous ai pas réveillé trop tôt…

Hélène le rassura. Ils ne l’avaient pas entendu et c’était la délicieuse odeur qui était venue s’infiltrer sous leur porte qui les avaient incités à descendre.

Ils s’amusèrent de voir les chiens donner leurs pattes pour tenter de grappiller quelques miettes. La chienne posa sa tête sur les genoux de Vadim en lui faisant les yeux doux. Il lui glissa discrètement un peu de tartine beurrée.

Il se dit en lui-même que cela faisait du bien d’agir pour les autres… autrement que pour aider sa mère à réparer les catastrophes de son père. Il chassa de son esprit cette sale réminiscence et s’abandonna à la joie d’être avec ses grands-parents. Ils n’avaient rien dit pour hier soir et de cela il leur en était reconnaissant par-dessus tout.

Le petit déjeuner dura franchement plus longtemps que d’habitude, comme si aucun des trois n’avait envie d’interrompre ce moment de bonheur puis Robert lança.

— Dis-moi Vadim, tu as bien travaillé, pas seulement ce matin, mais hier aussi et les jours précédents… Est-ce que ça te dirait de prendre une petite journée de congé et d’accompagner ton vieux grand-père à la ville pour une escapade ? Je dois passer à la librairie, peut-être chez le disquaire et faire deux ou trois courses… Une petite virée te dirait ?

— Mais Mamie ne vient pas ?

— J’ai des choses à faire ici et puis vous serez bien entre hommes pour traîner dans vos boutiques et vous amuser, tu surveilleras juste ton grand-père qu’il n’aille pas fumer en cachette ou boire des bières au café !

— Tu fumes ? Tu bois des bières ?

Vadim regardait son grand-père interloqué. Celui-ci répondit en levant les yeux au ciel avec de grands airs mystérieux qui ne firent qu’intriguer Vadim ; que dans une autre vie il n’avait pas toujours été sage. Il avait fait même quelques bêtises même s’il s’était bien amendé et rangé ensuite.

— J’aurais très bien pu mal tourner, ou devenir un délinquant !

— N’exagère pas, tu n’as jamais pris qu’une amende pour dépassement de stationnement !

Vadim confia qu’il n’avait jamais fumé. Une ombre passa dans ses yeux quand il ajouta qu’il ne boirait jamais d’alcool. Hélène lança un regard navré à Robert qui pour effacer tout risque de mélancolie affirma qu’il allait mettre son jean et une chemise. Il demanda s’il était mieux de mettre la chemise à carreaux ou la blanche, avec quelle veste pour la ville ? Hélène en riant, l’invita à prendre le conseil de son petit fils qui s’y connaissait certainement mieux qu’elle en matière de mode. Et Vadim soudainement conforté, proposa en souriant :

— Si tu veux Grand-Père, en ville, je peux t’aider à te choisir une tenue à la mode !

— Mais voilà une bonne idée ! Si je me fiais aux conseils de ta grand-mère je serais encore à la mode… d’avant-guerre !

— Ce n’est pas avec ton style vestimentaire que tu m’as séduite, c’est sûr… répondit Hélène piquante… mais je t’aime toujours, c’est sûr aussi répondit-elle en le fixant.

Une immense vague de douceur traversa Vadim en contemplant ses deux grands-parents dans leur complicité narquoise et leur tendresse réciproque. Cette image-là, lui faisait un bien fou. Que deux adultes puissent s’aimer paisiblement lui paraissait presque exotique.

Malgré le refus d’Hélène, il tint à tout ranger et courut se préparer à vive allure. Il perdit un peu de temps à choisir une tenue qui lui plairait. La ville, ce n’était pas la capitale, mais il fallait tout de même qu’il ne fasse pas honte à son grand-père.

Il le retrouva attendant patiemment en lisant son journal dans son fauteuil cuir. Il fut convenu avec Hélène qu’ils déjeuneraient probablement quelque part en ville.

— Prenez tout votre temps et sois prudent sur la route !

Le conseil était superfétatoire. Car s’il y avait un excès que Robert ne risquait pas de commettre c’était l’excès de vitesse. Il faut dire que les routes tortueuses ne s’y prêtaient guère. Souvent des voitures qui surgissaient du néant piaffaient d’impatience tant il roulait sous la limite autorisée. Lorsqu’un tracteur imposait son tempo, il ne doublait jamais ou presque attendant que son conducteur bifurque vers quelque chemin de ferme.

La ceinture bien accrochée, Vadim s’était assis à côté de son grand-père, ce qui était rare puisqu’en général la place était occupée par sa grand-mère. Il admirait le paysage encore un peu embrumé avec ses lacets serrés qui menaient de la vallée sur le causse. Cela lui parut une éternité avant de pouvoir admirer le soleil sur le plateau. La route alors plus déliée se faufilait entre des prés et des champs. Des vaches paisibles, certaines affalées dans la boue, les contemplaient nonchalamment. Quelques chevaux recouverts d’une couverture, frissonnaient dans l’herbe encore fumante. Ils avaient entendu malgré le moteur, un vieil âne braire sur leur passage. Ils ne croisèrent qu’une ou deux voitures. Robert roulait concentré et Vadim n’osait pas lui parler de peur de le déranger dans sa conduite.

En regardant le vieil homme il se demanda quelle tête il aurait quand il serait vieux. Puis il se dit sans savoir pourquoi, qu’il serait peu probable qu’il vive aussi vieux… il se dit encore qu’il ne savait pas vraiment dire quel âge pouvait avoir son grand-père. Son père allait avoir quarante-cinq ans quand il eut son accident. Son père roulait toujours vite, avec des embardées, en faisant craquer les vitesses, en freinant brusquement. Le voyage paraissait un peu long à Vadim, le chauffage de la voiture avec quelque chose de lénifiant. Il sentit la fatigue le traverser. Car en réalité pour préparer le petit déjeuner, le garçon s’était levé avant le jour. Il n’avait pas imaginé que son grand-père voudrait lui faire la surprise de l’emmener avec lui à la ville. Vadim se demanda comment ils faisaient pour être aussi gentils avec lui.

Vadim fut interrompu dans ses pensées. Le grand-père venait de garer précautionneusement la voiture sur le vaste parking à l’entrée de la ville. Il expliqua qu’il préférait se mettre à l’extérieur, qu’ils marcheraient un peu, car il avait perdu l’habitude de circuler dans les rues du centre-ville et de faire des créneaux pour se garer.

Les premières rues avant d’accéder au centre historique et aux commerces, étaient plutôt tristes, mal entretenues. Nombre d’immeubles étaient décatis. Des maisons aux façades noircies de pollution se montraient sinon en ruines, aussi usées que leurs habitants. On voyait l’intérieur des pièces au rez-de-chaussée. Vadim malgré lui jetait un œil sur des salons miteux où des vieillards avachis somnolaient devant des télévisions dont le son avait été poussé très fort. Robert marchait résolu, pressé de parvenir dans le centre. Ils passèrent devant un sans-domicile appuyé au sol à une façade. Vadim n’osait pas le fixer. Son grand-père qui était soudain revenu sur ses pas, manqua de bousculer son petit fils. Avait-il été pris de scrupules ? Il laissa pas mal de monnaie à l’homme qui grommela des remerciements. Ils reprirent leur route.

— Je sais bien que ce n’est qu’une goutte d’eau, que peut-être il va s’acheter à boire mais se retrouver dans la rue peut arriver à n’importe qui… à n’importe qui…

Vadim fut intrigué par la gravité du ton qu’avait pris son grand-père. Il perçut que son geste n’était pas un acte banal de charité mais renvoyait à quelque chose d’ancré en lui. Les sentiments du jeune homme étaient mêlés d’inquiétude. Le sans-domicile, aurait pu être son père, ou lui… c’était bien que son grand-père donne… et pourtant ce type allait probablement se saouler avec cet argent.

— On commence par le disquaire ? On va passer devant, on est là pour s’amuser quand même ! Tu choisiras quelque chose Vadim ! Et pour ta grand-mère aussi…

— Ce n’est pas mon anniversaire !

— Tu n’as pas toujours été à la maison pour tous tes anniversaires…

La boutique était une sorte de long couloir. Il fallait passer en se serrant entre les bacs. Disques d’occasion, chansons du monde, classique ou jazz, les chanteurs de variété coexistaient avec des chanteurs dits « à texte ». Robert avait réservé des disques qu’il avait commandés. Il aimait le jazz. Pour Hélène, Vadim demanda conseil à son grand-père. Elle aimait l’opéra. Un air de la Traviata résonna dans la petite boutique. « Libiamo, ne’ lieti calici ! » entonna le disquaire depuis son comptoir.

— Elle va aimer ? Demanda Vadim médusé mais amusé…

— Elle va adorer !

C’était au tour de Vadim de choisir pour lui.

— Tu crois que je pourrais ?

— Je ne savais pas que les jeunes de ton âge aimaient Brassens ! Oui, nous ne l’avons pas en plus. Tu m’autoriseras à l’écouter avec toi ?

C’était le X. Le disquaire proposa d’en faire écouter deux ou trois extraits puis joua « La Rose, la bouteille et la poignée de main ». Vadim voulut l’entendre en entier. Ils écoutèrent avec ferveur. Le disquaire félicita Vadim et son père pour cet excellent choix. Le jeune homme était assez grand avait-il dit pour comprendre que Brassens était un grand poète et non le « pornographe » comme disaient certains.

Robert acquiesça tout en corrigeant le disquaire :

— Je suis le grand-père de ce jeune homme, le grand-père !

Robert sortit dans la rue en sifflotant

— Je ne fais pas si vieux alors.

Vadim portait le sac contenant leurs achats. Il bredouilla un merci.

— Tu n’imagines même pas comme ça me fait plaisir de t’offrir ce disque, j’espère que tu te souviendras… plus tard… de qui te l’as offert… enfin, ça me fait plaisir vraiment !

— Tu peux être sûr que je n’oublierai jamais. C’est mon premier Brassens !

Et c’était vrai que jamais Vadim n’oublierait. Parce que c’était un cadeau de son grand-père, parce que Robert lui avait fait confiance en lui offrant un disque d’adultes. Il savait que la plupart de ses copains n’écoutaient que des trucs à la mode, les variétés de la télé. Le seul qu’il connaissait à aimer Brassens comme lui, c’était Rémi. Il ne put s’empêcher d’en parler.

— Mes copains n’aiment pas Brassens ou ne le connaissent pas, sauf un, mais c’est mon meilleur ami, Rémi.

— Alors ce doit être quelqu’un de bien ce Rémi, d’abord parce que c’est ton meilleur ami et ensuite s’il aime Brassens ! Forcément un type chouette !

Vadim sourit tout en rosissant à l’évocation de son ami.

Ils enchaînèrent avec la librairie. Il put choisir deux romans. Puis vint l’heure de déjeuner. Vadim découvrit que son grand-père était connu dans un petit restaurant où la patronne débonnaire proposait de remplir les assiettes dès qu’elles étaient vidées… Vadim n’avait pas l’habitude de manger autant. Un homme vint serrer la main de Robert. Un ancien étudiant qui l’avait reconnu. Plusieurs personnes saluaient le retraité et Vadim prit conscience qu’il était bien plus célèbre qu’il ne l’imaginait dans cette petite ville.

Le garçon découvrait la cordialité, la générosité, les échanges dénués d’agressivité. C’était comme si des portes s’ouvraient. Après le café où il trempa à peine ses lèvres, ils s’amusèrent à acheter des vêtements et Vadim choisit pour son grand-père des tenues qui le rajeunissaient encore. Dans les rires, le grand-père l’invita à prendre à son tour des vêtements. Hélène ne fut pas oubliée. La vendeuse les raccompagna satisfaite.

— Tu t’es ruiné grand-père ! Merci encore !

Quand ils prirent le chemin du retour. Malgré sa joie. Vadim ne put s’empêcher de penser que c’était trop de bonheur et qu’il ne le méritait pas.

Épisode 9 – Hélène

Robert fort content de son escapade bavardait gaiement tout en tenant fermement son volant à deux mains. Vadim lui répondait volontiers mais des pensées l’assombrissaient malgré lui comme des nuages qui passent sur un ciel de printemps. Son regard flottait. Il voyait à peine les chevaux et les poulains dans les champs. Une insidieuse inquiétude le taraudait à propos d’Hélène. De peur de casser l’ambiance, il ne pouvait s’en ouvrir à son grand-père qui devisait de si bon entrain, mais il craignait qu’il ne lui soit arrivé quelque chose. Il en avait comme le désagréable pressentiment. C’était ridicule, mais tout en écoutant son grand-père d’une oreille distraite, il voyait se dessiner l’image obsédante de sa grand-mère étendue sans connaissance sur le carrelage de la cuisine. Il se mit à craindre le pire. Il imaginait le pire. Et il s’en voulait d’imaginer le pire. Pourtant, en son for intérieur il pestait contre la lenteur avec laquelle Robert les ramenait à la maison. Il faisait beau à présent, la brume d’hiver s’était dissipée, il était content de tous ses cadeaux, son grand-père était si joyeux et volubile mais cette vision l’envahissait et plus elle revenait plus Vadim s’en voulait de ne pas savoir goûter le bonheur de l’instant présent.

Dans sa tête se disputait l’idée qu’il s’en faisait pour rien à celle qu’il avait raison de s’inquiéter parce que précisément le simple fait de penser à sa grand-mère sur le sol de la cuisine pouvait déclencher l’accident.

Il retrouvait le même sentiment ou plutôt la terrible sensation qu’il éprouvait lorsqu’il imaginait avant que son père allait sombrer dans son accident. Et cela avait fini par arriver. Il y avait tellement pensé que c’était arrivé. Il avait clairement souhaité que ça arrive, mais pour Hélène c’était exactement le contraire. Ils étaient si gentils. Il avait peur de porter la poisse. Il avait peur de trouver là sa punition. Il ne fallait pas penser à ça, ne pas provoquer le destin. Il tenta sans succès de repousser ses sombres pensées. Elles tournaient à présent dans son crâne comme un essaim de mouches noires. Il ne pouvait les éviter. Plus il s’empêchait de penser, plus il y pensait, plus il se sentait coupable de ce qu’il risquait de provoquer par ses simples pensées. Porteur de malheur. Porteur de guigne. Porteur de mort. Il interrompit son grand-père qui parlait de mode pour les jeunes et de mode pour les vieux… La futilité de ces propos lui parut presque indécente en contraste de ses pensées noires et de l’urgence dramatique qui le taraudait.

— Je m’en veux pour Grand-mère, si je n’avais pas été là, elle serait venue à ma place !

— Elle aurait pu venir, mais comme elle te l’a dit, elle avait des choses à faire et puis je ne suis pas mécontent d’être partis entre garçons, ça me rajeunit !

— Tu la laisses souvent seule ?

— Ça arrive tout de même, tu sais, on se connaît depuis… hum… je préfère ne pas le dire… donc ce n’est pas si mal si de temps à autre nous faisons des choses chacun de notre côté, tu verras, quand tu seras en couple, c’est bien d’être deux, mais faut pas se coller non plus, sinon on n’a plus rien à se raconter… surtout depuis que je suis à la… retraite…

— Tu n’as pas peur ? Je sais pas, si elle avait un souci de santé, surtout la maison est isolée, elle ne pourrait prévenir personne…

— Allons, bon… Tu es un bileux toi ? Mais non, mais non, elle est en parfaite santé ta Grand-mère, enfin rien de particulier pour son âge… De toutes façons on est presque arrivés, tu verras par toi-même…

La voiture suivait à présent c’était vrai, la route étroite qui longeait la rivière. La vallée était enserrée par une haute falaise à droite qui laissait rouler des cailloux sur la chaussée avec le dégel et de l’autre côté s’étendait le causse aride… Il était encore tombé des roches sur la chaussée. Robert se montrait agile pour les éviter. Il donna un petit coup de volant pour décrocher soudain la voiture sur la droite et aborder la pente du chemin qui menait à la maison. En entrant dans la cour, il fit crisser les pneus sur les graviers.

— Tu as vu ça ? Je suis un vrai Fangio !

C’était qu’en réalité, malgré lui, Vadim avait réussi à inquiéter son Grand-père. Avec une agilité qui surprit son petit fils, mais sans rien manifester à haute voix, le vieil homme se précipita hors de la voiture en demandant à Vadim de bien vouloir sortir les paquets.

Vadim s’en empara à la va-vite manquant d’en laisser tomber. Les chiens s’approchaient et se frottaient joyeusement à ses jambes sans rien deviner de l’inquiétude qui perçait. Il s’engouffra pour suivre son Grand-père qui était déjà à l’intérieur.

Parvenu dans la grande pièce à vivre, il découvrit son Robert debout, les bras ballants, face à Hélène recroquevillée dans la demi-obscurité tout au fond du grand fauteuil de cuir. Elle parlait à voix basse, presque murmurée, dans un souffle étrange.

Vadim s’approcha mi-inquiet, mi-rassuré. Elle n’était pas étendue morte sur le carrelage de la cuisine comme il l’avait craint. Mais elle était pâle. Oui, il la trouva pâle. Elle tourna son regard fatigué.

— Vous vous êtes bien amusés alors me dit ton Grand-père ?

— Oui, oui, c’était super… mais toi ? Tu as l’air toute pâle…

— Tu as l’œil. Oui, c’est vrai, j’ai dû remuer trop de choses un peu vite, alors j’ai fait un petit malaise. La chienne est venue, j’ai pu m’appuyer sur elle, me relever… et me caler dans le fauteuil. Comme une vieille mère-grand ! Mais ça va à présent.

Vadim s’approcha d’elle, submergé d’émotion. Il voulait qu’on appelle un médecin immédiatement. Hélène refusa de le déranger pour si peu. À la campagne disait-elle, le médecin avait déjà d’autres urgences bien plus importantes que le malaise d’une vieille bonne femme. Le garçon voulait tout prendre en mains. Robert trouvait cela touchant et voulut le rassurer à son tour. Mais il avait ce petit tremblement dans la voix qui provoqua exactement l’effet inverse. Jouant les infirmiers, Vadim voulut prendre le pouls de sa grand-mère, il demanda si elle n’avait pas de médicaments à prendre. Il préconisa la chambre et affirma qu’il prendrait tout en charge ce soir. Il s’en voulait d’être parti s’amuser alors qu’elle aurait pu se blesser ou pire encore dans son malaise. Il était sincère. Hélène touchée, refusa tout autre traitement que de souffler un peu dans le fauteuil et de prendre une tasse de thé avec des biscuits qu’elle aimait.

Comme le matin il avait été un excellent majordome, Vadim prépara un plateau avec efficacité. Un vrai professionnel. Il aimait ça. Penser à tout ce qu’il fallait. Mais il n’était pas à la fête. Il fit les choses au mieux mais l’émotion lui fit renverser de l’eau chaude par deux fois. Il manqua de se bruler. Il renvoya vertement les deux chiens venus quémander leur part de biscuits.

Quand il revint dans la pièce, il trouva Robert assis à côté d’Hélène. Il avait allumé la lampe sur pied ce qui donnait une atmosphère plus rassurante. Un bon feu dans la cheminée achevait de redonner une ambiance rassurante à la maison.

On montra les achats. Hélène fut ravie de ses propres cadeaux. Vadim eut le droit de glisser lui-même le Georges Brassens sur la platine.

Le disque commençait par Misogynie à Part. On entendit le couplet devenu depuis célèbre :

Mon Dieu, pardonnez-moi ces propos bien amers
Ell’ m’emmerde, ell’ m’emmerde, ell’ m’emmerde, ell’ m’emmerde, elle abuse, elle attige
Ell’ m’emmerde et j’regrett’ mes bell’s amours avec
La p’tite enfant d’Marie que m’a soufflée l’évêque
Ell’ m’emmerde, vous dis-je

Hélène ne manqua pas de s’en amuser et demanda si c’était pour elle que Vadim avait choisi cette chanson. Le jeune homme se confondit en excuses disant qu’il ne connaissait pas les paroles mais que c’était Brassens… Évidemment Hélène connaissait et le rassura. Elle plaisantait.

Un peu plus tard, le garçon s’éclipsa dans le bureau et fouilla dans la bibliothèque. Il trouva facilement une grosse encyclopédie médicale en trois volumes. Ce qui était dit à propos des malaises le laissa perplexe. Il y avait des paragraphes inquiétants. Il les survola le cœur battant. Des affaires de complications cardiaques, de troubles vasculaires, d’anémie, de difficultés respiratoires…

Les énoncés techniques souvent abscons ne le rassuraient absolument pas. En réalité, il n’y comprenait pas grand-chose et cette lecture accrut sa perplexité. Lorsqu’il revint à l’étage, il s’affola presque de trouver sa grand-mère déjà occupée à la cuisine. Il s’en voulut d’être parti et décida de l’épauler.

Assis devant les haricots verts posés sur leur journal, il feignait de les équeuter paisiblement pour ne pas effaroucher Hélène avec ses questions. Il se fit aussi léger et délicat que possible pour tenter d’en savoir plus long sur la santé d’Hélène. Elle avait des petits soucis confia-t-elle, voyait bien son médecin régulièrement, mais rien de grave non… Vadim parvint même à glisser un ou deux mots savants prélevés dans l’encyclopédie. Les termes effrayants firent rire Hélène.

— Je n’en suis pas encore là, j’ai un peu de tension c’est tout, il faudrait que je la prenne plus souvent…

— Il existe des appareils pour ça, je t’en achèterai un, oui, il faut surveiller ça correctement !

— Sois gentil, quand ta maman appellera, parle-lui juste de votre journée en ville et de tes achats… inutile de l’inquiéter avec des bêtises à mon sujet… elle a bien assez de soucis…

Malgré la promesse faite, s’il décrivit à voix forte pour qu’on l’entende, le bonheur de cette journée et les cadeaux, au téléphone Vadim confia tout bas son inquiétude à sa mère. Elle ne sembla pas étonnée.

— Elle sait qu’elle devrait faire attention, mais tu la connais, aussi têtue que toi…

Le garçon revint de sa conversation tout troublé, avec des airs mystérieux.

Il contemplait Hélène qu’il trouvait soudain toute menue, fragile, comme nimbée du spectre de la maladie. Il fut partagé par un élan de tendresse et d’inquiétude qui ne manqua pas d’alerter sa Grand-mère.

— Je ne suis pas encore morte tu sais, mais tu peux quand même m’embrasser.

Vadim n’avait pas tellement l’habitude des gestes de tendresse et fit tout pour cacher les larmes qui lui montaient aux yeux en serrant Hélène dans ses bras. Il la trouvait plus petite que lui maintenant. Il tenta une plaisanterie mais sa voix dérailla. Il muait.

— Je ne suis pas plus petite que toi, qu’est-ce que tu racontes ? C’est pas possible…

La journée déclinait mais pas assez pour que ce soit déjà l’heure du repas. Hélène demanda alors à Vadim le service de sortir les chiens qui n’avaient pas bougé de la journée et avaient besoin de leur promenade.

Les clebs ayant entendu le mot « promenade » se précipitèrent dans le chemin dans un mélange de joie et d’énervement. Peut-être avaient-ils vu ou senti une bête plus haut. Vadim pensait à sa grand-mère. Il eut soudainement conscience que ses grands-parents n’étaient pas éternels non plus.

Avec le soir qui avançait, les arbres jetaient de grandes ombres un peu inquiétantes. Tout à ses pensées, Vadim n’avait pas peur. Les chiens galopant vivement, il les suivit dans une sente qui montait abruptement. Il commençait à s’essouffler lorsqu’ils parvinrent à une sorte de pallier naturel entre les pierres calcaires. Les chiens en voulaient ce soir se dit-il. Il ne pouvait que suivre le mouvement, espérant ne pas se perdre. Il les entendit soudainement aboyer tous les deux. Ce n’étaient pas les aboiements habituels. On aurait dit qu’ils s’étaient figés face à quelque chose. Tout s’assombrissait, Vadim chercha à deviner ce qui pouvait les énerver à ce point puis entre deux branches plus haut, il aperçut une chevelure blonde, presque hérissée sur une petite tête d’où émergeaient deux yeux bleus ronds et fixes, presque brillants malgré la nuit qui approchait. Il sentit une agressivité froide dans ce regard.

— Rappelez vos chiens ! Rappelez vos chiens immédiatement ! Vous êtes sur notre propriété !

C’était une voix d’enfant, assez haut perchée, au ton presque prétentieux, ampoulé. Il n’aurait su dire quel âge, mais un enfant plus petit que lui c’était certain.

Il bredouilla.

— N’ayez pas peur ! Ils sont gentils !

Il avait vouvoyé l’autre sans y penser. Il siffla les chiens qui revinrent vers lui. L’autre avait disparu aussi soudainement qu’il avait surgi. La nuit se faisait plus noire. Vadim décida de descendre sans demander son reste. De toutes les façons il voulait voir comment Hélène se sentait. Il faillit se perdre au retour à l’embranchement de sentiers. Tout se ressemblait. Pas une lumière pour le guider. Le ciel était carrément sombre à présent. Il se heurta à quelques souches, se prit les pieds dans les cailloux. Les chiens heureusement savaient leur chemin.

Hélène devisait à la table de la cuisine. Ses joues étaient plus roses. Avec Robert ils s’étaient servi un petit verre de vin de Cahors. Ils proposèrent à boire au garçon. Il ne buvait évidemment pas de vin. Il faisait chaud dans la cuisine et de bonnes odeurs exhalaient du four.

Vadim parla de son étrange rencontre et avoua qu’il s’était un peu perdu.

— Ah ! Tu es tombé sur le Petit Prince ! Oui, tu étais peut-être déjà dans leur propriété, mais sa maison n’est pas tout près. Je me demande bien ce qu’il faisait dehors à cette heure. C’est un petit garçon assez spécial. Ils vivent en dehors du village dans une grosse ferme qui a été rénovée. On ne les voit jamais. On dirait qu’ils vivent en autarcie…

— En quoi ?

Robert prit le relai et expliqua. C’était vrai que ces gens-là, personne ne les connaissait vraiment. Ils ne fréquentaient aucun commerce.

— Le petit garçon m’a vouvoyé

— Dans l’ombre il t’a pris pour un adulte, peut-être pour moi, s’il connaît les chiens !

Pendant le repas, Vadim regarda souvent Hélène, guettant des signes de fatigue ou de maladie. Elle semblait aller mieux. Il trouvait que sa mère ne lui ressemblait pas du tout. Lui sentait quelque la fatigue à présent car il s’était levé vraiment tôt et la journée avait été riche en émotions. Son cerveau se laissait traverser comme toujours par mille pensées. La rencontre du Petit Prince comme l’appelait sa grand-mère le turlupinait bizarrement. Il sentait un mystère, une étrangeté.

Après le repas, il s’endormit malgré lui dans le canapé du salon à côté de ses grands-parents qui avaient trouvé un vieux film à regarder à la télévision. La soirée était bien avancée et le film terminé lorsqu’il sentit une main lui passer sur le front.

— Il est tard ! Tu serais mieux dans ton lit sûrement non ?

S’extrayant du sommeil où il était plongé déjà profondément, il découvrit le regard attendrissant d’Hélène qui le fixait.

— C’est toi qui devrais être couchée Grand-mère, après ton malaise et ne pas te lever comme ça… mais j’y vais si tu y vas.

Ils montèrent tous les trois. Les chiens hésitaient quant à la chambre où ils passeraient la nuit puis se répartirent, le plus jeune rejoignit Vadim et s’affala sur le tapis pour y ronfler.

Le garçon fit semblant de se laver les dents et se glissa encore tout embrumé entre les draps de coton. Son cerveau ne le laissait pas tranquille. Il refit le déroulé de la journée. Une belle journée. Il avait vraiment aimé le disque. Les vêtements. Il se dit clairement en lui-même pour la première fois de façon aussi explicite qu’il aimait beaucoup ses grands-parents et qu’il faudrait veiller sur Hélène. Il se dit même qu’Hélène avait passé sa vie à veiller sur les autres, sur Isabelle, sur Robert et maintenant sur lui et que peut-être on n’avait pas assez veillé sur elle. Robert même s’il aidait, se faisait bien servir et pensait toujours trop à ses écrits. C’est Hélène qui gérait l’intendance, pensait à tout, commandait la maison… mais si elle avait Robert, celui-ci ne l’épaulait pas vraiment… Il pensa à sa mère qui lui manquait finalement et se demanda si elle avançait de son côté. Elle n’en avait rien dit au téléphone.

Le cerveau de Vadim s’arrêtait rarement. Il avait suffi qu’il monte l’escalier pour rejoindre la chambre pour qu’il se rallume comme une sorte de machine infernale. Avec la fatigue, c’était le grand désordre, tout se bousculait, difficile de retrouver le sommeil.

Il s’endormit pourtant. Malgré lui, mais voilà que dans ses rêves s’imposa la figure du Petit Prince. Celui-ci était en colère et d’une voix aiguë s’en prenait aux chiens, à Vadim. La propriété était privée. Il était interdit de passer. Absolument interdit de pénétrer !

La sensation était bizarre, car le petit garçon l’agaçait prodigieusement dans son rêve au point qu’il lui aurait presque mis des claques et ce môme l’étonnait en même temps par sa façon de parler qui lui semblait désuète, en dehors du temps… Il percevait une solitude, une étrangeté. Car tout seul, si jeune, si loin de chez lui à la nuit presque tombée, ce n’était pas banal pour un môme.

Épisode 10 – Pèlerinage

Pas facile de trouver une place pour se garer. La chaleur est écrasante. J’avais oublié à quel point il peut faire chaud ici l’été quand les falaises empêchent l’air de circuler. J’ai beau me trouver à presque quatre cents mètres de la rivière, j’ai l’impression que son odeur remonte partout. Ils ont fermé la fontaine dirait-on. Je me serais bien passé un peu d’eau sur le visage et le cou. J’hésite à aller boire un verre, mais la terrasse du café est bondée.

J’avais oublié cette foule estivale. Sur les marches de l’église, se serrant pour se tenir à l’ombre, s’entassent un petit groupe d’enfants qui doit venir d’une colonie voisine et des randonneurs du troisième âge, beaucoup plus bruyants. Les uns ont terminé leur pique-nique, les autres dévorent comme ils peuvent de grands sandwichs. Ils ont des gourdes, des bouteilles, mais je n’oserais pas demander à boire. Je me suis mal débrouillé en arrivant trop tard pour déjeuner et trop tôt pour trouver une boutique ouverte. Les bonbons m’ont donné soif.

J’ai laissé les autres à la villa que nous louons à un peu plus de soixante kilomètres du village. « Je me doutais bien que tu voudrais y passer », m’a lancé Rémi encore assis à la table du petit déjeuner.

Il m’a demandé si je voulais qu’il vienne avec moi. Mais j’aurais trouvé malvenu qu’il abandonne les amis le lendemain de notre arrivée. Il y a la piscine, des balades prévues et d’autres amis qui ont dit qu’ils passeraient. Il faudra les installer. Rémi lit en moi comme dans un livre. Il avait compris que de toutes façons j’aimerais aller seul là-bas. Il m’a pris par la taille comme si j’étais un gamin pour me dispenser ses conseils habituels de prudence. Rémi c’est une mère pour moi. Il s’inquiète que cette escapade en solitaire ne me remue trop. Il sait.

La route est restée la même. Toujours aussi peu fréquentée, toujours aussi tortueuse, mais il faut se méfier de quelques motards ivres de joie qui foncent dans les gorges, patienter derrières les énormes camping-cars surdimensionnés pour cette route départementale. Quand ils doivent se croiser entre eux, ils freinent brusquement. Les rétroviseurs se frôlent, parfois se touchent et ça s’engueule… Ailleurs, certains ont déployé tables et chaises pliantes juste au bord de la route. Suicidaire. Un peu plus loin, ils auraient eu de l’espace ou auraient pu descendre à la fraîche au bord de la rivière, mais les touristes ne s’aventurent jamais dans les chemins ou à plus de deux cents mètres de la départementale. À chaque fois je me demande pourquoi ils viennent là si c’est pour ne rien regarder, ne rien comprendre des paysages. Passé ces petits moments, la route est en général calme et déserte, traversée de temps à autre par un rapace. Les rares bovins encore dehors s’agglutinent sous les arbres. Le paysage est toujours aussi beau, aussi saisissant. Ça rassure. Je ne suis pas revenu depuis des années, mais plus je m’approchais du village, plus je reconnaissais les collines, les virages, les falaises, les vieilles fermes. Certaines, visiblement retapées sont devenues des résidences pour retraités, d’autres au contraire paraissent plus délabrées encore avec leur vieux quatre-quatre garé sur le terre-plein. Souvent un vieil âne broute ce qu’il peut dans le fossé, indifférent à la chaleur. Quand je passais en ralentissant, j’avais le sentiment qu’ils me fixaient comme s’ils me reconnaissaient. Et c’est possible après tout. On dit qu’un âne peut vivre quarante ans. Ça fait combien de temps que je ne suis pas revenu ? Quinze ans ? Déjà ? Non, plus que ça… Plus de vingt ans. Bien plus. J’ai du mal à penser que ça fait déjà si longtemps. C’est fou. J’ai pourtant l’impression que c’était hier.

Au village comme sur la route, peu de choses ont changé. La place en tout cas a bien été préservée. Autrefois déjà, le village était à peu près vide en hiver et bondé l’été. Peut-être y a-t-il un peu plus de boutiques pour les touristes. J’ai vu trois galeries d’art ou qui se prétendent telles. Partout ce sont les mêmes tableaux. L’art moderne et conceptuel a bon dos. Je suppose que des gens achètent. Ils ont repeint quelques façades mais l’ensemble n’a pas bougé.

En cherchant du regard si parmi les boutiques autour de la place on peut en trouver une ouverte, par chance, je découvre une sorte de toute petite échoppe, une mini épicerie, engoncée entre deux masses plus imposantes. Un loueur de vélos à droite et sur la gauche, j’ai reconnu le garage. Sauf que ce n’est plus le « Citroën » d’antan que fréquentait mon grand-père mais l’enseigne a changé pour un étonnant et décalé « Le Petit Prince. Révisions, réparations, toutes marques. »

Le Petit Prince ?

La petite échoppe est tenue par une vendeuse nonchalante qui mâche ardemment un énorme chewing-gum qui semble lui emplir la bouche. Elle a passé la trentaine mais porte toujours des couettes coiffées en anglaises. C’est seulement en payant une fortune ma petite bouteille d’eau et mon paquet de biscuits que son visage s’illumine. Elle me reconnaît à son tour, enfin plus ou moins…

— Ah c’est vous ?… elle cherche visiblement. La maison du chemin ?

— Oui c’est ça…

— On aimait beaucoup vos grands-parents. Votre grand-mère m’avait bien aidé pour les devoirs. Enfin pas que moi. Elle nous aidait tous. Elle aurait fait une très bonne institutrice. Elle s’appelait Hélène je crois ? Nous on disait madame Hélène. Elle avait de très beaux yeux. Je me souviens comme si c’était hier…

Cling ! fait la caisse engouffrant mon argent.

C’est une sensation étrange de voir que le souvenir d’Hélène est resté ici, des années après. Chez des gens que je connais à peine. Elle demande si j’irai la voir au cimetière. Elle dit que les gens veillent toujours à remettre une fleur, un peu de gravier ou nettoyer. Que sa tombe est propre. Mais aller au cimetière c’est au-dessus de mes forces. Je ne veux pas l’imaginer là-dessous. Ma vendeuse a la pudeur d’évoquer à peine Robert qu’elle connaissait moins. Robert n’est pas enterré aux côtés d’Hélène. Ça peut surprendre. Quand Robert est mort, il avait demandé à être incinéré et que ses cendres soient répandues sur le causse. Je n’avais pas pu venir. Je n’arrive pas à aller aux enterrements. Hélène était venue nous voir plus tard. Puis elle avait vieilli et ne pouvait presque plus voyager quand elle est partie à son tour. Elle est là. Je la sens partout mais le cimetière c’est au-dessus de mes forces. Je plisse des yeux à la question de la vendeuse et j’évite ainsi d’approfondir le sujet.

— Vous veniez pour la maison ? Elle vient juste d’être reprise par un couple de retraités de Toulouse. Mais on ne les voit jamais. C’est dommage ça. Mais si vous voulez, je peux vous conseiller, il y a des maisons en ville ou au vieux village.

— Non, je suis juste venu, car je suis de passage, en vacances à proximité, je voulais revoir les lieux, le village où j’ai passé plus d’une année sans discontinuer quand même…

— Oh et puis on vous a vu aussi quand vous êtes revenu aux vacances. Et même après, avec votre ami… Rémi… vous… vous le connaissez toujours ? On se moquait un peu de vous, mais c’était pas méchant, pardon, depuis les temps ont changé. D’ailleurs mon petit frère… enfin, il est comme vous, de votre bord…

Bon sang. On dirait qu’il s’agit d’un parti politique. Et je découvre des années après que tout le monde savait. En plus, elle a retenu le prénom de Rémi. C’est juste incroyable ça. Parce que moi je ne me souviens plus du sien. Et je ne peux pas le dire que j’ai oublié son prénom…

— Je parie que vous ne vous souvenez même pas de mon prénom ?

Elle vise juste. Elle a les yeux qui pétillent tellement elle s’amuse. Et je retrouve le regard qu’elle avait déjà petite fille quand elle me narguait. Cette manière de vous dévisager en ayant l’air de toujours se moquer. J’essaie de bredouiller quelque chose… de siffler un Sara ou Sonia plutôt…

— C’est Sophie ! Vous aviez le début au moins… Enfin Tu… on peut se tutoyer… tu n’étais pas tellement plus vieux que moi quand tu es arrivé au village…

Je me sens un peu décontenancé. Elle a des souvenirs encore précis. Elle n’a jamais quitté le village. Cette fille est un livre, elle se souvient de tout… et de chacun…

— Mais le garage a changé aussi de propriétaire ? C’est plus Citroën ?

— Non Monsieur Malard est parti il y a longtemps, mais il est toujours de ce monde. Si tu restes un peu après sa sieste, il va sortir avec son déambulateur. On dirait un robot. Et tu as compris qui est le chef du garage maintenant ?

— Si, si… enfin je suppose, drôle de nom pour un garage…

— Et il a toujours son caractère bizarre

— Je ne l’aurais jamais vu garagiste en tout cas… et lui il savait donc que tout le monde l’appelait comme ça ?

— Mais les gens savent toujours quand on dit sur eux. C’était un sale gosse malgré son allure. Et il est resté un type bizarre. Il a toujours été très seul. Parfois il disparaît plusieurs jours. On ne sait pas où il va. Y en a qui disent qu’il va à Montauban. Il ferme le garage sans prévenir personne. Les clients râlent forcément. Puis il revient, comme si rien ne s’était passé. Il est toujours insupportable mais tout le monde dit que c’est le meilleur garagiste de la région. Alors les gens se font une raison de son caractère… Tu veux le voir ? Le plus souvent il est côté atelier. Il a une vieille employée qui travaille pour lui…

— Ce serait de la curiosité et puis…

— Oui, on sait aussi comment il s’est comporté avec toi. Il a été odieux et menteur. En même temps avec l’histoire horrible qu’il y a eu avec ses parents. Nous on ne t’a pas donné tort. Le pire, c’est que même après le passage des gendarmes, il est toujours resté un doute. Il est revenu de sa famille d’accueil, il semblait plus calme. Dire qu’à dix ans il se débrouillait tout seul. Personne n’avait rien vu. Il faut dire que personne n’allait jamais là-haut. À part toi avec les chiens de tes grands-parents.

— Oui, ce n’est pas le meilleur souvenir. Je croyais que c’était un petit garçon solitaire, un peu agressif, il parlait très bien pour son âge. Je lui en veux plus d’avoir tué le chien que des saloperies dites sur moi. Juste parce que je ne voulais pas devenir son ami et écouter ses élucubrations bizarres. C’était déjà une période dure pour moi…

— Tiens, regarde ! On le voit ! Il est juste derrière la vitrine à son bureau avec son employée…

C’est vrai qu’il n’a pas changé. De tête en tout cas. Toujours les mêmes cheveux blonds hirsutes qui partent dans tous les sens. Il semble toujours aussi maigrichon et flotter presque dans sa salopette bleue. Il a toujours ce regard bleu saillant. Toujours. Il y a des choses qui restent.

Il a dû sentir qu’on le regardait avec la Sophie. Voilà qu’il se retourne et nous fixe. Bon sang ! Le même regard ! J’ai l’impression d’avoir treize ans. Il donne une feuille à son employé. J’ai d’abord cru qu’il allait rejoindre son atelier. Mais le voilà qui sort dans la rue et rejoint la boutique. Je ne sais plus où me mettre. Il est déjà dedans et s’approche…

— Alors tu es revenu ? Tu n’as pas tellement changé. Grossi peut-être. Toujours aussi… Si ça te dit, je loue un appartement.

Sophie explique que je suis juste de passage. Comme une sorte de pèlerinage, que je ne vais pas rester.

Il me fixe droit dans les yeux. Sans ciller. Il est resté plus petit que moi. Il s’approche et je me raidis en m’appuyant contre le comptoir. Je n’avais pas du tout prévu ni souhaité cette rencontre. Il y a mille choses qui ressurgissent. C’était un gamin. Il a encore ce ton ampoulé, cette façon de prononcer les mots de manière un peu appuyée.

— À l’époque je t’en ai voulu tu comprends, j’étais un gamin, mais je me débrouillais tout seul. Je te dois des excuses en réalité. Tu étais à peine plus âgé que moi. J’ai fait peser des soupçons sur toi pour détourner l’attention. Cela faisait presque deux ans que j’avais appris à gérer mon petit univers. Tu étais le premier avec qui j’échangeais vraiment. Et puis je suppose que tu ne pouvais pas cacher la situation à tes grands-parents. Tu imagines bien le traumatisme quand les gendarmes sont arrivés. J’ai essayé de me cacher, ils avaient des chiens eux aussi. Je ne sais pas si on vous a raconté. Les bêtes ont été confisquées, vendues aux enchères. Je n’ai presque rien touché. Quand même je te dois des excuses. Si ça te dit de passer après, même après le travail. Je ferme le garage à dix-neuf heures, le temps de prendre une douche, tu peux venir boire un verre.

— C’est que je dois rentrer, je ne suis pas seul, je dois retrouver les miens, nous avons des amis… Il y a un peu de route…

— Tu vois, c’est ça qui nous différencie Vadim. Moi je suis seul. Depuis mes huit ans, depuis toujours en réalité, j’ai été parfaitement seul, j’ai dû me débrouiller, me faire une place entièrement seul. Donc à toi de décider si tu veux me voir ou pas.

Il y a tellement d’amertume dans sa voix que j’ai presque envie de le rattraper. Sophie lit le désarroi dans mes yeux. Il est déjà dehors de toutes façons.

— Il est toxique, il ne le fait pas exprès, mais il est toxique, il n’y a que son employée qui a tenu le coup. Les autres démissionnent au bout de quelques mois, parfois ne tiennent pas la semaine. De toute façon, dans son garage il veut tout contrôler et vérifier lui-même. Il ne leur laisse que des trucs faciles ou pas intéressants…

— Je dois y aller Sophie. Pardon, mais c’est vrai que je ne fais qu’un passage.

— Peut-être une autre fois alors ? Avec ton ami cette fois ?

— Oui, peut-être, merci encore !

Et là je me sens à la fois dans le réel du village en été, rattrapé par les souvenirs et l’ambiance de l’époque avec cette histoire du Petit Prince.

Je ne trouve comme idée que celle de reprendre la voiture, traverser le pont et retrouver le chemin qui mène à la maison des grands-parents. Je suis en mode automatique. J’essaie de me reconnecter au réel du paysage. Il y a du monde un peu partout. Je suis presque content de ne reconnaître personne. Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée d’être venu chatouiller le passé. La petite route n’a pas changé. La falaise est toujours là. Les branches des arbres se prennent dangereusement dans les fils électriques. Tous les champs sont clôturés aujourd’hui comme si les paysans avaient peur qu’on les traverse ou les vole. Je me demande où je vais me garer. Peut-être dans le petit recoin avant la maison s’il existe toujours.

Dans mes souvenirs la pente n’était pas si rude, ni le chemin si étroit. Ils ont trouvé le moyen de construire d’autres maisons à flanc de colline. À se demander comment ils ont fait pour bâtir dans la caillasse. Le coin reste calme. Personne dehors. C’est presque l’heure de la sieste… Il fait déjà trop chaud pour rester sur les terrasses. Il y a des arbres qui ont grandi devant la maison à tel point que j’ai presque un doute et crains m’être trompé…

C’est bien la maison d’Hélène et Robert. Mais elle a morflé. Les nouveaux propriétaires ont ajouté une espèce de véranda hideuse. Ils ont arraché les lauriers qu’aimait Hélène. Le pire c’est qu’ils ont carrément goudronné devant la maison. On dirait qu’ils se sont évertué à supprimer tout ce qui faisait le charme du lieu. Le petit cabanon de Robert où il rangeait ses outils a été remplacé par une espèce de bloc métallique sans âme.

Le cerisier semble sécher sur place. La façade n’a pas été entretenue. Je retrouve aisément la fenêtre de la chambre où je dormais. Je reconnais c’est bien là, mais je ne reconnais pas. Je ne retrouve rien de la présence de Robert et d’Hélène. Rien des chiens qui venaient toujours joyeux quand j’arrivais au portail. Ce que je vois est moins bien que dans mes souvenirs. C’est presque une insulte aux souvenirs, à ce que nous avons vécu quand je vivais là. Il ne faudrait pas que ma vieille mère voit ça, elle serait déprimée… Elle n’avait pas eu les moyens de garder la maison. Moi non, plus. Trop loin de tout. Rémi ne voulait pas non plus s’enterrer quelque part, même pour les vacances… Je n’aurais jamais osé évoquer le sujet avec lui. Et puis ç’aurait été trop bizarre. J’aurais été ennuyé de réaménager les lieux à notre façon en transformant le petit univers d’Hélène. Il me reste un peu de la bibliothèque de Robert. Elle était trop immense. Nous n’avons pas pu tout garder. Alors les gros meubles d’Hélène, encore moins envisageable de les récupérer. Tout a été vendu pour une bouchée de pain. C’est une drôle d’idée que j’ai eue de vouloir revenir ici. Je ne sais même pas si j’ai envie de monter le chemin sur le causse… Les souvenirs se bousculent bizarrement. La chambre. Le Petit Prince… Heureusement il y a eu Poucet et ses frères. C’était une curieuse époque. Il faut être prudent avec les souvenirs.

— Vous cherchez quelque chose ?

Je ne l’avais pas vue cette bonne femme. Hideuse, boudinée avec son tablier à fleurs. L’air méchant en plus. Le contraire de ma grand-mère toujours douce, soignée…

— Parce que si vous n’avez rien à faire ici, il faut nous laisser, nous n’avons besoin de rien, dégagez au plus vite sinon j’appelle les gendarmes !

Épisode 11 – Le Petit Prince

Au fil des jours et des promenades, Vadim qui pourtant ne sortait pas les chiens à heure fixe, croisa de plus en plus souvent le Petit Prince.

Le Petit Prince. Personne dans la maison ne l’appelait autrement. Personne ne se posait la question de savoir quel pouvait être le prénom de cet enfant. Hélène avait retrouvé le fameux livre dans la bibliothèque. Vadim l’avait déjà lu. Il le reprit du bout des doigts. Avec une sorte de dédain agacé. C’était vrai que physiquement le garçon du chemin ressemblait beaucoup à celui du livre. Il avait un peu la même allure et surtout dégageait la même sensation de solitude. Le Petit Prince du chemin avait les mêmes manières et la même voix que celui du livre, en tout cas telles qu’on se les imaginait. Si Hélène avait dit bien aimer l’histoire et trouver son message poétique, depuis toujours, déjà petit lorsqu’il avait lu le livre, Vadim avait ressenti un mélange de mal être et d’agacement. Il trouvait cet univers désincarné, profondément triste et déprimant. En reprendre la lecture l’énerva très vite. Il ne savait pas pourquoi… Il abandonna le petit livre sur la table du salon et s’agaça presque de voir son grand-père le redécouvrir avec plaisir entre son quotidien et une revue philosophique.

Vadim ne voulait plus penser au livre. Il éprouvait pour l’étrange petit garçon et s’en étonnait lui-même, un mélange de curiosité et d’agacement, il le trouvait prétentieux. Il était trop jeune pour penser s’en faire un véritable ami, mais il y avait quelque chose qui l’attirait dans ce personnage dont ni les manières, ni l’allure, ni le langage ne ressemblaient à ceux des enfants du coin que l’on croisait rieurs à la sortie de l’école, courant dans les ruelles du village, s’appelant sur les placettes pour aller jouer. Le Petit Prince ne semblait pas jouer, ni fréquenter d’autres enfants…

Au début, Vadim mit les apparitions du Petit Prince sur le compte du hasard, puis il les espéra, puis il se mit à le chercher du regard. Quand il arrivait vers le point de rencontre possible, il faisait un peu de bruit, sifflait, appelait les chiens près de lui pour se signaler et ne pas effrayer l’enfant.

Ce fut une sorte de long apprivoisement. Parfois, le petit garçon apparaissait comme un guetteur, un vigile chargé de protéger les lieux. À d’autres moments Vadim avait le sentiment d’être observé depuis le sous-bois. C’était comme s’il sentait le poids du regard de l’enfant sur sa nuque. Ou bien c’étaient les chiens qui ressentaient sa présence. Mais maintenant les aboiements n’avaient plus aucune espèce d’agressivité. Le jeune chien aurait bien voulu jouer avec l’enfant.

Au début surtout, il arrivait qu’on entende de loin la voix flûtée du petit garçon prononcer comme une annonce officielle depuis la pénombre où il se tenait :

— Propriété privée ! Interdit d’entrer ! Rappelez vos chiens !

La voix répétait. Vadim bifurquait ou revenait sur ses pas, plus intrigué qu’effrayé. « Pour qui il se prend ce môme ?! » Puis un soir il répliqua quelque chose comme :

— On ne fait que passer, tu vois bien qu’on est du coin, on ne va pas venir te cambrioler !

— Ça m’est égal ! Vous êtes sur notre propriété !

Vadim faisait demi-tour. Il sentait la présence de l’enfant. Celui-ci descendait parfois en suivant le fil de fer qui délimitait symboliquement la propriété. L’adolescent haussait les épaules, mi-amusé, mi-intrigué. « Il veut nous chasser, mais il voudrait bien nous suivre, on dirait une espèce d’enfant sauvage… »

Un soir, il avait fait beau et la journée avait un parfum printanier, Vadim monta plus résolu encore qu’à l’accoutumée. Il était pratiquement certain que le garçon serait là, il avait la sensation qu’il l’attendait en réalité. C’était un môme, un gamin, il avait toujours ce petit air prétentieux mais s’exprimait bien, avec un certain aplomb. Au fil du temps, Vadim n’espérait pas plus en faire un ami. À la curiosité des débuts succédait presque un sentiment d’attachement, l’envie de le retrouver, quelque chose le touchait chez ce môme qu’il ne savait pas nommer. Quand on a vécu ou vit des épreuves, on possède un détecteur à souffrances chez autrui, on reconnaît les signes sinon du malheur, d’une certaine tristesse. Plus que la ressemblance physique avec le Petit Prince du livre, c’était cette image de la solitude chez un si jeune enfant qui attirait autant qu’elle troublait.

Quand ils arrivèrent avec les chiens, cette fois-là, le Petit Prince se tenait bien debout de l’autre côté du barbelé qui délimitait la propriété. Vadim le vit à moitié caché derrière un gros poteau de bois vermoulu. Il aurait pu passer en faisant mine de ne pas le voir car pour une fois l’enfant ne disait rien.

— Je t’ai vu ! Alors, tu me surveillais ?

— Je… non, je veille sur la propriété, on ne sait jamais…

— Mais, en vrai, tu n’as que ça à faire ? Tu n’as pas des devoirs pour l’école au lieu de passer ton temps à nous attendre ? Tu vas finir par t’enrhumer…

— Des fois vous ne venez pas, mais non, mes devoirs sont terminés. De toutes façons je fais l’instruction dans la famille, l’école, ce serait trop loin, il faudrait descendre la piste et passer le pont…

— L’instruction dans la famille ? C’est vrai ? C’est marrant moi aussi je fais ça, mais je ne suis pas d’ici. Je suis hébergé chez mes grands-parents. Pour l’instant. C’est mon grand-père qui regarde ce que je fais, mais de toutes façons j’ai mes cours que je reçois chaque quinzaine et des devoirs à faire. Il faut tout renvoyer dans une grosse enveloppe en tissu bleu.

Le Petit Prince se trouva vivement intéressé par la découverte d’un point commun. Il interrogea Vadim sur sa classe et les cours. Lui débutait déjà la sixième, en avance pour son âge. Vadim aussi était en avance. Mais le petit n’en dit guère plus et se fermait dès que Vadim se faisait un peu intrusif avec des questions plus précises. Il répétait en boucle « ça ne vous regarde pas, ça ne vous regarde pas ».

Ce fut alors que Vadim proposa que l’on se tutoie de part et d’autre. Ce fut accepté avec une certaine réticence. L’armistice était signé. Ce soir-là, il apprit qu’ils avaient un autre point commun, ils étaient fils uniques tous les deux. Mais le Petit Prince à aucun moment ne voulait évoquer ses parents. Il se fermait dès que l’on abordait des questions trop intimes ou précises sur sa famille. Après moins de vingt minutes de discussion, l’enfant se montra soudain pressé, comme pris par l’urgence de rentrer chez lui et laissa l’adolescent en plan sans autre forme de procès.

Vadim redescendit content d’avoir trouvé une nouvelle tête à qui parler, mais encore plus intrigué…

Dès le lendemain soir et les soirs suivants, comme si le rendez-vous avait été fixé tacitement, ils étaient là tous les deux. Si le Petit Prince parlait fort peu de lui, il ne manquait pas d’interroger Vadim sur ses journées. Petit à petit le ton se faisait plus enjoué, plus confiant. Le Petit Prince avait un petit rire cristallin, – un rire de fille se disait Vadim – et pouvait s’échauffer joyeusement quand le plus grand racontait ses lectures ou même ses premiers essais à la mandoline.

Lorsque l’ombre du soir descendait, la voix de flûte de l’enfant semblait s’appuyer aux tonalités plus graves du jeune homme dont la voix déraillait encore malgré lui, sa mue étant inachevée.

Ces envolées vocales, cet enthousiasme, ces rires étaient les meilleures marques de confiance qu’ils pouvaient se faire l’un à l’autre, ils étaient comme deux oiseaux dans les arbres en hiver devisant dans la patience des chiens qui furetaient et osaient même aller renifler le Petit Prince qui n’en avait plus peur… L’amitié était dans leurs bavardages.

Vadim avait raconté ses rencontres sans en donner le détail. Un après-midi, Hélène lui avait glissé dans un petit sac deux parts de gâteau aux fruits rouges à partager là-haut en guise de goûter. Vadim avait fait l’hypothèse que le gamin chétif se méfierait et n’accepterait pas si facilement de déguster la pâtisserie d’une inconnue.

— Il a une tête à chipoter sur tout. Il ne doit pas être facile. Avec moi ça va, peu à peu il se laisse un peu apprivoiser, mais je lui trouve des airs sauvages. À mon avis, il va dire qu’il n’a pas le droit de manger en dehors de la maison, ses parents doivent être sévères, il n’en parle jamais.

Contrairement à son préjugé, le Petit Prince accepta la part de gâteau et la dévora si vite que Vadim lui proposa la fin de la sienne à laquelle il avait peu touché… Il savait qu’il en resterait à la maison. La deuxième part fut engloutie avec une voracité qui fit rire l’adolescent.

— Ne va pas t’étouffer ! Tu aimes bien le gâteau de ma grand-mère on dirait !

Ce qui toucha tout de même fort Vadim, c’est que ce soir-là le Petit Prince avait apporté son cahier de poésie pour le lui montrer. Au recto il reconnut des textes qu’il avait pu apprendre lui-même en son temps. Il y avait du Fombeure, du Supervielle, du Hugo et même un joli René-Guy Cadou. Au verso, avaient été écrits des petits poèmes très courts, quelquefois des aphorismes dans une jolie écriture penchée à l’encre bleue. L’auteur en était évidemment le Petit Prince. Vadim n’y comprit pas toujours grand-chose mais sentit que ces vers étaient beaux et dramatiques, il y avait des métaphores étranges, un peu tristes, des histoires de glaive et de marbre, de sang et d’or… Les textes n’étaient pas signés mais l’écriture fine avec des pleins et des déliés que Vadim ne put qu’admirer. La page de garde ne donnait pas le nom de son propriétaire. Vadim avait osé y revenir par curiosité. Il était tenté d’interroger l’enfant, car c’était vrai, ils se voyaient depuis un moment, mais il méconnaissait encore son prénom et plus encore son nom de famille… Le Petit Prince avait changé de conversation à chaque fois.

« Il ne me fait pas encore tout à fait confiance » se dit Vadim.

On se sépara bon camarades et le lendemain Vadim prépara de lui-même un goûter pour son nouvel ami. Il ajouta une petite gourde de jus de fruits. Il ne fut pas déçu, car le Petit Prince qui l’attendait avec impatience se montra carrément glouton. Cela le fit rire. Ce soit là, l’enfant avait apporté un vieux cartable qui outre le cahier de poésie, contenait un vieux manuel de français, un petit précis d’algèbre et surtout des dessins qu’il avait faits et voulait lui montrer. Le tracé était sommaire mais précis. Le Petit Prince l’avait dessiné avec ses chiens. La silhouette était reconnaissable. Plusieurs feuillets étaient des autoportraits. Vadim qui n’était pas bon dessinateur se montra sincèrement épaté ce qui gêna le garçon. Ému, il enfouit ses affaires à la va-vite dans son cartable et prétexta devoir rentrer. Le Petit Prince disparut dans les broussailles sèches.

En rangeant dans son sac à dos les restes du goûter, Vadim découvrit que le cahier de poésie était tombé dans les feuilles mortes devant lui, au risque de prendre l’humidité. Il appela, mais personne ne répondit. Le Petit Prince avait filé sans demander son reste. Il faisait déjà un peu sombre. L’adolescent aurait pu garder le cahier avec lui et le rapporter le lendemain, mais il eut peur que le Petit Prince ne s’inquiète et revienne chercher son cahier dans le noir au risque d’avoir un accident.

C’était un bon prétexte pour en savoir enfin un peu plus long et Vadim prit la décision de rapporter immédiatement le cahier quitte à marcher jusqu’à la ferme familiale.

En grimpant la colline du côté de la propriété, le chemin se perdait entre les ronces et les buissons. Il n’était pas facile de le suivre, le jour déclinait. Vadim se demanda s’il trouverait la ferme. Parvenu sur le haut du causse, il fut surpris par la beauté du paysage. Un peu de brume s’accrochait aux arbres qui tendaient leurs griffes vers le ciel gris. Les collines s’étendaient au loin à perte de vue. Le plateau étroit dominait la vallée de part et d’autre. Quelques lumières commençaient à s’allumer en bas dans les maisons du village au bord de la rivière. Les méandres semblaient se déployer comme un immense boa sombre et silencieux. Les chiens furetaient mais ne l’aidaient pas vraiment à trouver la ferme du Petit Prince.

Vadim espéra qu’il n’y aurait pas trop à marcher. Le chemin redevenant plus large parvenait à un croisement. Fallait-il redescendre ou continuer ? Se fiant aux souvenirs des échanges avec Hélène, il opta pour le plateau. Aucune maison ne se dessinait, aucune lumière à l’horizon. Il marcha encore un moment tenant fermement le cahier de poésie. Il se donna encore cinq minutes avant de faire demi-tour accablé tout autant de ne pas trouver la ferme que du risque de se perdre dans la nuit qui allait bientôt s’imposer partout. Ses grands-parents finiraient par s’inquiéter. Il se ridiculiserait une nouvelle fois surtout s’il se perdait et on risquerait de lui interdire ces sorties… Il commençait à fulminer contre lui, invectivant les chiens. « Cherchez l’odeur du Petit Prince ! Allez ! Cherchez ! Suivez sa trace ! ». Ils en étaient incapables absorbés par l’exploration des mille odeurs laissées par les lièvres, les renards ou les chevreuils…

Au moment où il s’apprêtait à faire demi-tour, la maison surgit soudain dans un virage. Il y avait sur la gauche, une sorte de hangar à moitié délabré recouvert de tôles. Quelques machines rouillées semblaient dormir. La maison lui parut beaucoup plus petite que ce qu’il avait imaginé. C’était une vieille maison à la façade droite et deux étages. Les lieux semblaient déserts. Aucun chien de garde, aucune lumière, aucun bruit, pas un mouvement.

Ne voyant pas de véhicule garé devant ma maison, Vadim se fit l’hypothèse que la famille était partie. Les boutiques allaient bientôt fermer, c’était pour ça peut-être que le Petit Prince s’était montré pressé à rentrer chez lui.

Le cœur battant, Vadim traversa la cour de la ferme. Il se fit la remarque qu’il n’y avait aucune basse-cour, aucune trace d’activité, même pas un chat. Autour de la maison, malgré l’ombre, il voyait bien que les parcelles ne semblaient pas cultivées. En bas les champs avaient été labourés. Il restait même des jardins où l’on cultivait encore des poireaux… Ici, les lieux semblaient presque abandonnés. Vadim se dit qu’il s’était peut-être trompé d’habitation. « Si ça se trouve ce n’est qu’une maison de vacances. » Seuls les volets du haut étaient déjà fermés. En général les maisons de vacanciers sont fermées entièrement, en tout cas on ferme en bas. Vadim contrarié se demandait tout à la fois si c’était la bonne maison, ce qu’il ferait du cahier de poésie qu’il tenait serré entre les mains et s’il ne se perdrait pas sur le chemin du retour avec la nuit qui descendait.

Il avait oublié qu’en hiver le soir tombe vite. Le plus jeune des chiens moins timide que lui poussa de sa truffe la porte d’entrée qui était entrouverte et pénétra dans la maison. Le garçon tenta de le rappeler, il se dit que la mère du Petit Prince ne verrait pas d’un bon œil l’intrusion d’un chien inconnu. Celui-ci ne revenait pas.

Vadim s’approcha mais n’osait pas entrer. On n’entendait rien, on ne voyait rien, aucune lumière.

Puis soudain tout se précipita. Vadim entendit le gémissement du chien brusquement poussé dehors. La porte claqua brutalement au risque de le heurter. Il y avait donc quelqu’un. Vadim se recula, s’approcha de nouveau puis osa appeler.

Le volet de la pièce située juste au-dessus de la porte s’entrouvrit.

— Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Vous êtes sur une propriété privée !

C’était le Petit Prince dont la voix furieuse glapissait et sifflait presque comme s’il était terrorisé.

— C’est moi ! C’est Vadim ! Je t’ai rapporté le cahier de poésie que tu as laissé tombé en partant !

— Déposez-le devant la porte et fichez le camp immédiatement !

— Désolé, je ne voulais pas te faire peur, le cahier allait prendre la pluie ou se faire manger par les bestioles, je te le mets par terre devant la porte ? Vraiment ? Je voulais pas te déranger, il va faire nuit, il faut que je rentre aussi.

La voix du Petit Prince sifflait. On aurait dit un serpent énervé. Vadim tenta une dernière fois de dialoguer. Il eut le malheur de lui demander si ses parents étaient là.

— Dépêchez-vous de filer ! Si mon père vous entend, il va descendre avec sa carabine.

Vadim n’eut pas à cœur de rappeler au Petit Prince qu’ils s’étaient mis d’accord pour se tutoyer. Non, ce qui le bouleversait c’était l’espèce de panique dont témoignait le petit garçon. On était loin des rires et des discussions dans le bois. On aurait dit que l’enfant était redevenu sauvage et plus agressif que jamais.

En redescendant le plus vite possible chez ses grands-parents, Vadim ne cessait de remuer dans sa tête l’idée que l’enfant lui avait menti. Son père n’était pas là. Les parents du Petit Prince n’étaient pas rentrés. Il y avait quelque chose de bizarre. Cette ferme semblait à moitié abandonnée. Le changement brutal d’attitude de l’enfant, cette peur… tout cela était le signe de quelque chose de grave.

Lorsqu’il rentra, il faisait nuit noire. Hélène commençait à s’inquiéter mais ne fit aucun reproche à Vadim décryptant sur son visage qu’il y avait eu un problème sérieux.

Tout au long du repas Vadim n’eut de cesse d’évoquer la situation du Petit Prince. Il sentait qu’il y avait quelque chose de bizarre là-haut, que les réponses du Petit Prince et son attitude n’étaient vraiment pas normales.

Il fut si convainquant malgré le souci d’Hélène de tenter de le rassurer, que Robert conclut le repas du soir :

— Tu as raison de nous alerter Vadim. Demain j’appelle le capitaine de gendarmerie. Ils feront un tour pour s’assurer que tout va bien. C’est vrai que moi je ne les ai pas vus depuis un moment ces gens.

Épisode 12 – Rapport préliminaire de Gendarmerie


C. le 27/02/19..
Rapport d’enquête préliminaire à Monsieur le Procureur de la République près le tribunal judiciaire de R.
Monsieur le Procureur
Sur demande de Monsieur B, résidant dans la commune de S et après sollicitation de l’avis téléphonique du maire de ladite commune, nous nous sommes rendus ce 26/02/19.. à 16 h30 au domicile de la famille C.
Les premiers constats et interrogatoires ont été menés par mes soins ainsi qu’un officier et un militaire de la brigade de gendarmerie de C. Il apparaît important d’apporter pour votre information un certain nombre d’éléments afin de tenter d’éclairer une affaire qui paraît complexe.
Contexte : il convient de préciser que la résidence familiale de cette famille est située dans une maison ancienne, mal entretenue et très isolée sur le causse, sans voisinage, avec des bâtiments à vocation agricole.
La maison n’est accessible que par une piste difficilement carrossable d’une part et un chemin privé puis communal d’autre part. La propriété est enclose et n’est pas un territoire autorisé à la chasse.
Malgré les déclarations déposées en préfecture et à la maison de l’agriculture du département, l’exploitation des champs comme de l’élevage semble avoir été abandonnée. D’autres précisions seront apportées plus bas.
Selon les déclarations du maire comme de Monsieur B nous ayant contacté suite aux déclarations de son petit fils le jeune Vadim R hébergé en ce moment à son domicile dans le village de S, la famille C n’a pas été vue au village ni dans ses environs depuis plusieurs mois.
Personne ne s’en est inquiété, cette famille semblant vivre en autarcie et se rendant en sous-préfecture croyait-on seulement pour les achats importants.
La famille est composée d’un couple, à savoir Monsieur Jean C sans casier, né le 24/12/19.. dans la commune de Clermont-Ferrand (Puy de Dôme), déclaré comme exploitant agricole et de Madame Simone D née le 3/03/19.. dans la commune de Senlis (Oise), sans profession déclarée. Le couple non marié mais en concubinage notoire a donné naissance au jeune Simon C né le 22/06/19.. à Cahors (Lot). Il n’a pas été trouvé de livret de famille ni de carnet de santé mais une fiche individuelle d’état civil au nom de l’enfant en date du 3/05/19.. sous timbre de la mairie de Cahors ainsi qu’un récépissé d’inscription à l’instruction dans la famille en date du 20/08/19.. émis par les services de l’inspection académique du département pour les cinq années scolaires écoulées. Il n’y a pas lieu de préjuger de l’existence d’autres enfants ou de la présence sur place ou à proximité d’autres membres de la famille de monsieur ou madame.
Il ressort en tout état de cause et d’après les premiers renseignements, que la famille, très discrète a toujours vécu en situation d’isolement. Par ailleurs, l’enfant ne fréquentant pas l’école publique n’était pas non plus conduit à se rendre au village ou entrer en contact avec ses pairs.
Il est à noter que la maison n’est pas équipée du téléphone et que l’électricité semble avoir été coupée. Un véhicule ancien de marque Renault garé sous un hangar, ne parait pas en état de marche : pneus dégonflés et démarreur inactif.
Aucun signalement, aucune plainte ou difficulté particulière n’a jamais été relevée concernant la situation de cette famille. Le maire avait il y a cinq ans, tenté un contact en vue de l’inscription des membres majeurs de la famille sur les listes électorales de la commune, cela sans succès. Il n’a pas été possible de retrouver le livret militaire de monsieur Jean C, il n’apparaît pas non plus sur les listes des personnes réfractaires aux obligations légales en matière de service militaire. Il a été pour l’heure difficile de collecter des renseignements établis et précis relativement à ces personnes. Aucun membre de la famille n’est connu pour des antécédents judiciaires ;
Les seuls contacts récents et avérés l’ont été avec le jeune fils de la famille Simon, âgé de 9 ans révolus lequel a rencontré à plusieurs reprises aux abords de la propriété familiale puis à la maison une seule fois, le jeune Vadim R âgé de treize ans révolus né le 3/12/19 né à Paris (Paris 15). Nous revenons plus bas sur les déclarations des enfants.
Chronologie des faits et des premiers constats établis :
25/02/19.. à 9h12 : appel de Monsieur B qui nous précise que pour rapporter un cahier perdu dans le chemin par son camarade Simon surnommé le Petit Prince dans la commune, son petit fils Vadim a pris la décision malgré l’heure tardive de le rapporter au domicile de l’enfant accompagné des deux chiens de Monsieur et Madame B.
Ce faisant et les entretiens menés ensuite l’ont confirmé, le jeune Vadim a été très mal accueilli par son camarade qui l’a enjoint à déposer le cahier puis à quitter d’urgence la propriété.
Inquiet de l’attitude de l’enfant, décelant également une odeur forte et désagréable, le jeune Vadim est rentré au domicile de ses grands-parents avec la conviction d’une situation anormale, la maison ne laissant paraître aucune autre présence que celle du jeune Simon C.
25/02/19.. : après plusieurs appels en direction du maire de la commune monsieur Albert W difficilement joignable, celui-ci nous a confirmé n’avoir aucune nouvelle des membres de cette famille.
Dans le cadre des enquêtes de routine, nous nous sommes rendus dès le lendemain dans la suite de notre tournée au domicile de la famille C.
26/02/19.. vers 16h30 : après un trajet rendu difficile par le fort mauvais état de la piste menant à l’habitation, nous avons pu garer le véhicule de gendarmerie sur le terre-plein devant la maison.
Malgré nos appels réitérés, personne n’a répondu à nos appels. La porte de l’habitation était close et seuls les volets de l’une des pièces du rez-de-chaussée restaient entrouverts. Nous avons procédé dans un premier temps à l’examen extérieur des bâtiments. Nous avons constaté l’absence d’activité agricole. Seul un petit jardin mal entretenu semble témoigner d’une vague activité encore récente. Les enclos à bétail étaient ouverts et le poulailler vide avec la présence de plumes et de restes d’ossements épars.
Nous sommes revenus vers l’habitation mais sans autorisation légale, il ne nous était pas possible d’en forcer l’entrée. Un des militaires m’accompagnant eut cependant le sentiment d’avoir entendu bouger dans l’une des pièces. C’est en nous approchant que nous avons perçu une odeur assez violente et hélas caractéristique. C’est d’ailleurs au même moment que le sous-officier a trouvé sous une pierre descellée une clé permettant d’ouvrir la porte fermée de l’intérieur. Nous avons pu l’ouvrir en faisant tomber l’autre clé.
Bien que rompus à des situations parfois sensibles et éprouvantes, l’entrée dans la maison a été un moment difficile. Il a fallu s’orienter dans une maison sombre, sans éclairage dont les fenêtres s’ouvraient difficilement. Nous avons tenté d’appeler les membres de la famille sans réponse.
Le rez-de-chaussée étant vide et l’odeur évoquée précédemment se faisant plus forte et provenant visiblement de l’étage, nous nous sommes rendus au premier étage de cette maison qui n’en compte qu’un seul.
De part et d’autre d’un étroit couloir, on peut accéder à quatre chambres et un cabinet de toilettes associant une douche et des toilettes vers lequel nous ne nous sommes rendus que dans un second temps.
Nous avons constaté :
–  une chambre d’enfant en léger désordre
–  une pièce vide avec seulement quelques caisses au sol, déposées à même les tommettes

  • une dernière chambre occupée par Monsieur et Madame, que nous avons supposés être Jean C et Simone D à savoir, Madame allongée dans son lit et Monsieur assis dans un fauteuil. Les deux corps inanimés ne permettent que de constater le décès.
    Il ne fait aucun doute que ces personnes sont décédées depuis de nombreux jours. L’enquête a été confiée à la médecine légale qui rendra ses conclusions sous quinzaine.
    Nonobstant, il faut souligner qu’il ne semble pas y avoir eu de traces de violence, ni de désordre. Il était toutefois très difficile lors de cette découverte et compte tenu de l’état avancé de putréfaction des corps de pouvoir stationner et examiner la pièce ou les personnes.
    Ces premières constatations n’ont pas permis d’établir d’hypothèses fiables relativement au décès de ces personnes.
    Notre inquiétude concernait à ce moment l’enfant et nous redoutions de ne pas le retrouver vivant.
    Ce n’est qu’après une fouille méthodique de la maison que le sous-officier m’accompagnant a retrouvé l’enfant Simon C. Celui-ci a été retrouvé recroquevillé, prostré et replié derrière la cuvette des toilettes.
    Nous avons pensé dans un premier temps qu’il était également décédé, tant il semblait replié sur lui-même, chétif, sans aucun mouvement, ne respirant plus en apparence.
    Les lieux étroits et mal entretenus ne permettaient pas de nous mouvoir aisément.
    C’est en se penchant au plus près vers son visage, que l’enfant tel un chat sauvage, s’est soudainement jeté sur le sous-officier le griffant au visage et hurlant avec des cris rauques et inquiétants.
    Il a été nécessaire d’extraire d’abord le sous-officier dont le visage était griffé et ensanglanté pour rattraper à deux le jeune enfant qui bien que chétif s’est montré d’une telle agressivité et sauvagerie qu’il a été nécessaire de le maîtriser à deux personnes et malheureusement de lui passer les menottes.
    Il était évident que nous ne pouvions laisser l’enfant seul à son domicile. La radio de bord du véhicule étant inutilisable compte tenu de la géographie des lieux, il était nécessaire de nous rapprocher du village afin de pouvoir notamment appeler vos services, la police scientifique, la médecine légale et les services sociaux.
    L’enfant a été hissé à bord du véhicule de gendarmerie.
    Malgré nos tentatives d’apaisement, il continuait de se battre, de tenter de s’échapper en faisant montre d’une vitalité étonnante pour un si jeune enfant, si chétif.
    C’est en démarrant le véhicule et après avoir parcouru environ trois cents mètres, que nous avons compris que les quatre pneus du véhicule de gendarmerie étaient crevés. Nous faisions l’hypothèse à haute voix que c’est au moment où nous visitions les extérieurs de la maison que les pneus avaient été crevés probablement par l’enfant. Celui-ci en riant de façon sardonique, nous révéla que nous étions tombés dixit « dans le piège établi par son père » pour éviter les visiteurs inopportuns. Celui-ci a en effet dans installé dans le passé une ligne de silex coupant l’axe du chemin. Il est nécessaire de les contourner par un petit dégagement masqué par des buissons afin de préserver les pneus.
    Nota : Nous en avons bien pris note afin d’en informer les différents services et vous même si vous souhaitiez vous rendre sur les lieux.
    Après examen de la situation et concertation, force était de constater que dans l’impossibilité de joindre la gendarmerie, en l’absence de voisins proches en capacité de nous aider, nous devions procéder à pied en portant l’enfant si besoin de façon à ce qu’il ne s’échappe.
    Après avoir apposé le triangle réglementaire à quelques mètres du véhicule de gendarmerie sur la piste, nous avons hésité un bref moment sur la route à prendre puis, après consultation des cartes d’État-Major heureusement toujours présentes à bord de nos véhicules, nous avons avisé de la possibilité d’emprunter un raccourci par le chemin privé et le chemin communal. Cela dans le but de rejoindre la commune de S plus rapidement et ce d’autant plus que le jour commençait à décroître.
    À plusieurs reprises le jeune garçon tenta soit de s’échapper en profitant du moindre relâchement de notre vigilance, soit de nous induire en erreur quant à la direction à prendre.
    J’ai pris alors la décision de me menotter moi-même avec l’enfant et c’est ainsi que nous sommes descendus vers la vallée.
    Le trajet fut moins long qu’escompté ce qui était un soulagement pour tous tant le petit garçon se montrait agressif et violent. Après nous avoir insultés, tenté de se débattre, il n’a pas hésité à cracher sur les hommes en uniformes, donnant plus le sentiment d’un enfant sauvage que du « Petit Prince » comme le surnomme la communauté locale.
    Après près d’une heure, les chemins assombris étant difficiles à trouver et l’enfant prenant plaisir à complexifier notre progression, nous avons pu rejoindre un sentier puis un chemin plus large avant de trouver enfin une première habitation.
    26/02/19 vers 19h10 environ : C’est alors que nous avons pu aviser une première habitation du hameau de V qui jouxte la commune de S.
    Il s’est avéré que cette habitation est précisément la résidence de Monsieur et Madame B qui nous avaient alertés de la situation par téléphone.
    Sans leur révéler les détails de l’affaire conformément à la procédure, j’ai pu féliciter Monsieur B et le remercier de nous avoir prévenus d’une situation effectivement grave. Leur accueil a été particulièrement courtois et chaleureux. Étrangement, l’enfant semblait avoir retrouvé son calme et se montrait silencieux. Il observait le cadre chaleureux de l’habitation de la famille B.
    Madame B avec beaucoup de délicatesse nous a fait entrer. Devant contacter la gendarmerie, les services et le maire de la commune, j’ai sollicité l’autorisation de pouvoir utiliser le téléphone de la maison installé dans un vestibule.
    C’est alors que nous avons été rejoints par Monsieur B.
    L’enfant se montrant apaisé, et devant de toute façon téléphoner, il fut décidé que je le détache sur la demande expresse de Madame B. Une collation était proposée à l’enfant et aux militaires par Madame B qui proposa d’installer tout le monde dans la cuisine.
    C’est à ce moment-là que j’ai pu vous joindre pour vous apporter les premiers éléments de la situation. J’ai également pu joindre les différents services et appeler la gendarmerie.
    J’ai rejoint la cuisine où tout le monde était réuni autour d’un bon chocolat chaud et d’une collation qui semblait appréciée par le jeune Simon C – il avait en réalité probablement très faim-. Il ne manquait qu’une seule personne, à savoir le jeune Vadim, source de l’alerte initiale.
    C’est au moment où celui-ci entra timidement dans la cuisine que le jeune Simon reprit l’état d’excitation dans lequel il s’était placé précédemment. Il se mit à hurler avec violence à l’encontre de l’adolescent des propos particulièrement insultants, je cite en vous priant de pardonner les grossièretés : « c’est à cause de toi que tout est arrivé, tu n’es qu’un salaud, tu m’as dénoncé, mais c’est toi qui m’a forcé à sucer ton sexe, tu es un sale type, un répugnant personnage, c’est toi le coupable, c’est toi le coupable ! »
    Devant la virulence des propos le jeune Vadim R n’a rien répondu. Nous l’avons prié de sortir tandis que le jeune Simon se débattait de nouveau et donnait des coups de pieds dans la table. J’ai interrogé rapidement le jeune Vadim qui a nié toute agression à caractère sexuel. Bien que ce soit parole, contre parole, j’ai tendance à penser que le plus jeune ne cherche qu’un prétexte à vengeance mais l’enquête ne devra pas occulter ce point.
    Compte tenu de l’heure déjà avancée de la journée, nous avons dû en quelque sorte abuser de l’hospitalité de Monsieur et Madame B qui nous ont offert le couvert et auraient pu nous offrir le gîte. Fort heureusement nous avons pu être rejoints en débuts de soirée par deux véhicules de gendarmerie et un psychologue et une assistance sociale de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales ont pu prendre en charge l’enfant Simon C à 22h15. Consignes ont été données compte-tenu du comportement particulier de l’enfant.
    Une enquête approfondie devra nous aider à établir les circonstances du décès des parents de cet enfant. Nous sommes en attente des conclusions du médecin légiste comme des services qui viendront examiner les lieux et relever les corps.
    Dans l’attente d’un échange plus développé avec vous et de vos prochaines instructions, je vous prie d’agréer Monsieur le Procureur l’expression de ma haute considération et de mon dévouement respectueux.
    Capitaine G.

Épisode 13 – Isabelle

Il y eut des jours de gel virulent, un coup de froid peu habituel même pour la saison. Dès le matin, Robert s’était donné pour mission d’allumer de belles flambées dans la cheminée. Les chiens se lovaient sur le tapis, le plus près possible du foyer.

— Tu crois qu’il va sortir un peu de sa chambre ?

— Il faudrait que tu ailles lui parler.

— Je vais prendre le prétexte de son travail en retard. D’ailleurs c’est une réalité, il faut qu’il avance un peu tout de même dans ses cours.

— Cette histoire l’a mis par terre. Il n’avait pas besoin de ça.

— Il paraît que ça s’est agité du côté de la ferme. Le maire a fait voter la prise en charge d’un enterrement pour ces pauvres gens mais les corps sont encore retenus pour l’enquête. Les parents du petit auraient été empoisonnés. Il y a un gros doute de savoir s’il s’agit d’un double suicide, si le gamin y est pour quelque chose ou quelqu’un d’autre… Le petit Simon C a tenté déjà trois fois de se sauver du foyer. Il reste violent mais plus apaisé parait-il. Il n’a pas reparlé de Vadim.

— Au village ça bavarde. Un étrange gamin… J’ai réussi à avoir Isabelle. Je ne lui ai pas donné de détails pour ne pas l’affoler, mais je l’ai persuadée de venir passer le week-end. Ça fait un moment qu’elle n’a pas va vu son fils.

— Tu crois que ça lui fera plaisir ?

— Oui, j’espère bien. De toute façon, elle est sa mère, elle doit montrer sa présence, qu’elle tient à lui, il a besoin d’elle, il n’est pas si grand… Tu te rends compte, les semaines ont passé et il n’est jamais resté aussi longtemps sans la voir.

Pris par l’entretien du feu et les rangements de la pièce, Hélène et Robert n’avaient pas perçu que Vadim était là et les regardait comme au théâtre depuis un moment. Descendu sur la pointe des pieds, en survêtement confortable, un foulard au tour du cou, il s’appuyait avec grâce presque nonchalamment au chambranle de la porte. Il les contemplait dans l’ombre avec un doux sourire. Les chiens n’avaient pas bougé.

— Alors comme ça vous parlez dans mon dos ? C’est vrai que maman va venir ?

— Tu m’as fait une de ces frayeurs ! Tu es là depuis longtemps ? Oui, c’est vrai, elle va s’organiser pour prendre le train et ton grand-père ira la chercher à la gare peut-être dès vendredi soir.

Les chiens à la voix du garçon s’étaient réveillés et lui faisaient fête. Hélène contempla son petit fils.

— Elle va te trouver grandi, tu as maigri et tes cheveux sont longs… tu ne veux pas que je te les coupe pour son arrivée ?

— N’importe quoi… non, laisse-les, j’aimerais bien que ce soit elle qui les coupe, elle connaît mes habitudes…

— J’ai ma tondeuse si tu veux !

— Ta vieille tondeuse toute pourrie avec tes poils gris dedans ? Mais je veux pas avoir la tête rasée moi ! C’est plus à la mode grand-père !

La voix de Vadim avait repris de l’assurance. Elle était plus claire, plus ferme et montrait qu’il était sorti de la tristesse où il était resté plongé quelques jours. Il décréta qu’après sa douche il allait faire un petit déjeuner pantagruélique puis qu’il abattrait tout son travail en retard. Il demanda s’il pourrait apporter ses livres et ses cahiers sur la table de la salle à manger, car il faisait meilleur dans cette pièce. Puis dans l’un de ces élans qui surprenaient encore ses grands-parents, il leur demanda à l’une, puis à l’autre s’ils l’aimaient toujours.

Robert qui fit mine d’abord de bougonner vint le premier serrer son petit fils dans les bras au point qu’Hélène touchée, les contemplant avec ironie, commenta.

— Tu vas finir par l’étouffer, on voit bien que tu aurais préféré avoir un fils

— C’est vrai grand-père ?

— La question ne se pose pas, tu es mon petit fils préféré !

— Comme tu n’en as qu’un seul !

Ces témoignages affectueux n’échappaient pas aux chiens qui vinrent réclamer leur part. La maison retrouvait un peu de joie et de rires. Chacun s’agita avec entrain. Le téléphone sonna.

Cela interrompit leur élan joyeux. Vadim allait monter se laver, le grand-père voulait protéger le jardin du gel… il était le plus près du téléphone.

— Décroche ! Mais décroche donc !

Robert n’aimait toujours pas le téléphone, surtout les appels extérieurs. Qui pouvait appeler de si bon matin ?

C’était Hélène.

— Je ne vais pas pouvoir venir ce week-end, on a un évènement au journal…

Vadim avait instantanément compris que c’était sa mère. Il lut la déception sur le visage de son grand-père et comprit au ton de sa voix que quelque chose n’allait pas. Il lui arracha littéralement le combiné des mains. Dans un souffle rauque mêlant dépit et colère, il gronda son mécontentement.

— C’est vrai, je ne peux pas venir ce week-end, j’ai un empêchement pour mon travail, mais je voulais savoir si je pouvais venir dès demain, il faudra que je reparte très tôt samedi. Je prendrai un taxi si ça fait souci. Tu peux demander à tes grands-parents si ça fait souci ? Ce serait au train du soir…

Vadim fit des bonds inattendus jusqu’au plafond et décréta que ça ne ferait aucun souci, qu’il fallait qu’elle apporte ses ciseaux pour ses cheveux et que dans ce cas lui aussi travaillerait le week-end. Il parlait si fort et avec tant d’enthousiasme que les grands-parents comprirent. Il y eut un peu d’émois mais Hélène confirma à sa fille que c’était toujours sa maison et qu’elle n’avait pas besoin d’autorisation à obtenir pour venir. Elle avait du mal à parler dans le combiné, Vadim faisant des bonds dans toute la pièce. Le grand-père grommela pour le principe qu’il espérait que les routes ne seraient pas trop gelées ou qu’il ne tomberait pas de neige, parce qu’il y avait tout de même de la route et qu’il n’aimait pas conduire par mauvais temps ou de nuit… et qu’on pourrait le consulter lui parce qu’a priori il était le seul dans cette maison à pouvoir conduire.

Le lendemain Vadim se gela les doigts à dégivrer le pare-brise de l’auto qui était bêtement restée dehors. Il n’avait pas dégelé de la journée. Isabelle allait arriver au train de 18h22. Vadim commenta longuement ces horaires bizarres de la SNCF. Il décréta que c’était des horaires « surréalistes » et appela l’horloge parlante pour régler sa montre qu’il portait rarement. Ainsi verrait-on avait-il déclaré, « si les trains respectaient vraiment ce qui était annoncé ».

Pour ce qui était de Robert qui n’aimait pas rouler vite et s’inquiétait toujours des aléas de la route, il s’agissait de partir avec suffisamment d’avance. Les saleuses étaient passées, mais il pouvait rester des plaques de gel sur les petites routes. Il ajouta quasiment une heure à la durée prévue pour le trajet. Ils arriveraient en avance, mais il valait mieux avoir de la marge…

Il était convenu qu’à l’aller Vadim pourrait se placer devant. Hélène resterait pour préparer le repas.

Le grand-père roulait lentement. Toujours bien en deçà des limitations. Il fut un temps où Vadim aurait pu s’en agacer. Il était impatient de voir sa mère. Pourtant depuis son arrivée, il avait appris à apprécier ces moments avec Robert. Vadim apprenait la patience. Robert toujours tranquille n’était pas du genre à s’énerver. Il avait depuis toujours cette sagesse calme. « Qui veut aller loin ménage sa monture ». Il n’aimait pas l’agitation, la dispersion… Robert appréciait d’être à ce qu’il faisait. Il pouvait s’inquiéter comme il le faisait avec la crainte d’un accident sur la route. Il avait même tendance à exagérer les dangers. Il parvenait à éviter le stress en anticipant avec méticulosité tous les risques qui auraient pu se présenter. Il emportait avec lui, dans le coffre, une petite pelle, des chaînes, une couverture, une trousse à pharmacie… Il vérifiait les trajets même connus et pour cela disposait d’une panoplie de cartes routières aux différentes échelles qu’il emportait également. Il anticipait si une route devait être bloquée par un accident ou un problème toutes les déviations possibles. Il ne partait jamais sans vérifier l’état des pneus, le niveau d’huile ou l’indicateur de la batterie. On aurait dit la « check-list » d’un pilote d’avion. Hélène un rien blasée par ce protocole qui lui semblait fastidieux, était habituée et laissait faire. Vadim s’en amusait et en profitait pour poser des questions sur le fonctionnement de l’automobile.

Ils s’entendaient bien et s’appréciaient l’un l’autre. Vadim savait qu’il devrait contenir sa propre impatience tout au long du trajet. Lorsqu’il y avait une ligne droite il aurait aimé que son grand-père accélère un peu. Mais celui-ci roulait de façon tranquille, « pépère » en adéquation totale avec l’équanimité de son tempérament.

Le jour avait un peu baissé, ils arrivèrent très en avance sur le parking de la gare quasi désert. En cette saison, il n’y avait pas encore de touristes. Robert gara la voiture sous un noyer immense qui tendait ses bras nus vers le ciel gris. La petite gare de province n’avait guère changé depuis la fin du dix-neuvième siècle. Quand on poussait la porte au grincement reconnaissable, on arrivait dans une salle des pas perdus à peine plus grande qu’une salle à manger. Le plancher dégageait une bonne odeur d’encaustique. Un grand poêle vertical ronronnait au milieu de la pièce. Vadim se précipita pour s’y réchauffer. Le panneau d’affichage annonçait déjà le train de sa mère… Quasiment une heure trente à attendre encore. Le guichetier somnolait derrière sa vitre. Robert vint le saluer et s’assura qu’aucun retard n’était prévu. Il avait apporté un livre de poche.

— C’est ça qu’on appelle un livre de gare ?

— Pas exactement, bien que ce soit un roman policier… Les romans de gare, dans les grandes villes on peut en acheter dans les gares. Ici, ils ne vendent rien. Il y a un petit marchand de journaux en face, si tu veux aller t’acheter quelque chose ?

Mais Vadim refusa. Il était centré sur l’attente de sa mère et avait décidé de se livrer à l’examen méthodique des lieux. Les horaires, les meubles, l’agencement de la gare, les quais, les toilettes, la petite salle d’attente qui sentait le renfermé… Comme le guichetier paraissait s’ennuyer encore plus que lui, il osa aller entamer la conversation le questionnant sur la gare, son organisation… Il avait vu le bureau du Chef de Gare avec son inscription solennelle au-dessus de la porte.

— Veux-tu que je te le présente ? Je vais voir s’il peut te recevoir… attends-moi un instant.

Vadim se retourna vers son grand-père étonné et lui fit un clin d’œil. Le Chef de Gare soi-même, casquette vissée sur la tête en en grand uniforme à boutons dorés lui fut présenté. L’homme à la face rubiconde en imposait. Honneur suprême, on lui ouvrit le petit portillon de bois pour qu’il puisse se glisser du côté du guichet puis le chef de gare lui présenta son bureau avec l’horloge, le sifflet de service, de grands registres de suivi où tout était noté, le téléphone relié à la maison du garde-barrière juste avant l’arrivée en gare. Ce téléphone allait l’appeler pour lui confirmer l’arrivée de chaque train. Et comme pour appuyer ses dires, la sonnerie retentit, le chef de gare confirma. Il proposa à Vadim d’assister à l’arriver du prochain train. Ce n’était pas celui de sa mère mais celui de la micheline qui ramenait les collégiens.

Une petite troupe d’une quinzaine d’adolescents au teint hâlé bondit de la vieille micheline rouge et blanche qui sentait le diésel. Ils examinaient mi-amusés, mi-étonnés Vadim qu’ils ne connaissaient pas, debout comme un piquet à côté du chef de gare. Celui-ci alla saluer le conducteur, puis pris position pour le départ du train. Il fit signe à Vadim.

— Veux-tu siffler à ma place ? C’est un coup long et fort suivi d’un silence puis d’un coup bref à mon signal. Il faut s’assurer que personne ne monte ou ne descende au démarrage.

Le garçon n’eut pas le temps de réfléchir. Un instant il devint le chef de gare et siffla magistralement.

— Tu as fait ça… comme un chef ! Mais n’en dis pas mot à ma hiérarchie, sinon ils me muteront dans le nord ! Pour ton train, celui de ta maman si j’ai bien compris, tu as encore le temps… veux-tu signer le livre d’honneur ?

Des passagers prestigieux avaient avant lui signé ce grand livre relié de cuir : des députés, un sénateur, deux ministres, une femme célèbre qui écrivait des livres, des artistes, des directeurs de la SNCF. Ils avaient parfois accompagné leur paraphe d’une formule enthousiaste. Le chef de gare remit à Vadim son propre stylo. Il signa « avec toute ma reconnaissance au grand chef de la gare de C en ce…19 » puis ponctua d’un Vadim R bien centré au milieu de la page avec de belles arabesques majestueuses.

Le chef de gare admira :

— Ça c’est la signature de quelqu’un qui deviendra célèbre !

Son accent chantait et sa voix résonnait dans le bureau. Il serra la main de Vadim qui trouva soudain qu’il ressemblait à Galabru. L’adolescent prit congé en le remerciant à plusieurs reprises et lui assura qu’il ne voulait pas le déranger davantage. Tel un chef d’État le Chef de Gare retourna s’asseoir derrière son vaste bureau de merisier.

— Tu as entendu le coup de sifflet grand-père ? C’était moi.

Robert lui assura son admiration. Jamais à son âge, il n’aurait osé aller parler au chef de gare et encore moins siffler le départ d’un train.

— Quand il prendra sa retraite, je me verrais bien lui succéder…

— Tu auras le temps de changer d’avis d’ici là…

Les derniers moments d’attente furent les plus longs, forcément. Vadim commençait à s’ennuyer ferme et il faisait beaucoup plus sombre. Le train arriva comme prévu, sans encombre. Quand Isabelle descendit du train, elle portait un petit manteau beige que Vadim ne lui connaissait pas. Il lui paraissait très parisien, à la mode et assez chic. Elle portait un petit sac à main assorti également nouveau. Surtout, elle avait coupé ses cheveux et les portait à la garçonne. Cela accentuait la candeur de ses traits et agrandissait ses yeux. Elle paraissait plus jeune à son fils. Plus petite, presque menue.

Vadim vint vers elle les bras ballants, ne sachant pas très bien s’il pouvait l’embrasser publiquement, surtout que le chef de gare était arrivé sur le quai. Il prit sa valise, ils s’écartèrent pour laisser passer le flux des voyageurs. Parvenus à la hauteur du chef de gare, Vadim osa lui présenter « Monsieur le chef de gare ».

— Enchanté Madame, la maman ? J’aurais plutôt cru la grande sœur…

Il fut décidé qu’Isabelle et son fils s’installeraient ensemble à l’arrière de la voiture pour mieux discuter. Elle n’en revenait pas de voir son fils aussi grand. Ce qui agaçait Vadim. Elle lui tenait les mains. Il la questionnait sur son travail, les gens qu’elle voyait. Elle avait certes l’air fatigué mais paraissait plus apaisée qu’au moment où elle l’avait laissé. Plus que par les mots, ils échangeaient par les regards. Isabelle demanda à Vadim s’il était gentil avec ses grands-parents et les aidait un peu.

Tout en tenant le volant à deux mains, Robert confirma que tout se passait au mieux, il se lança dans un panégéryque de son petit fils, de sa culture, de sa sensibilité et n’évoqua aucune de ses colères ou de ses façons de s’isoler des heures. Cette avalanche de compliments fut accueillie avec bonheur et amusement.

— Tu as la cote avec ton grand-père !

— Il exagère, je suis un vrai boulet !

— Un boulet qui éclaire notre vie, se montre d’une belle affection, pose des questions plus que pointues dans les domaines scientifiques ou philosophiques qui témoignent d’une vraie réflexion, et monsieur fait ses débuts à la mandoline !

Tout sourire, Isabelle buvait ces paroles avec délectation. Elle n’aurait jamais pensé que son propre père apprécierait autant la personnalité de Vadim.

— Tu as vu maman, le chef de gare, il a cru que tu étais ma grande-sœur… tu ne fais pas si vieille pour ton âge… qui sait un jour, tu pourras retrouver un… un fiancé…

Isabelle surprise, se mit à bredouiller malgré elle, décontenancée et comme perdue. Et ce fut alors que l’acuité de Vadim prit le dessus. Tout en faisant mine de plaisanter, il la taquina en lui demanda si elle ne cacherait pas quelque chose… Si c’était bien pour le travail qu’elle devait repartir ce week-end.

— Je… oui… tout à fait… oh, Vadim, avec tes sous-entendus… mais papa, avec maman tout à l’heure, il faudra que je vous demande quelque chose… peut-être encore un changement, mais je veux votre accord, vraiment.

Épisode 14 – Anatole

De la gaîté à la tristesse, il n’y a qu’un pas. Heureux de retrouver sa mère, de la voir si fraîche et rajeunie, Vadim était mélangé de déception, d’inquiétude et de curiosité. Il avait conscience qu’avec les grands-parents il n’aurait pas eu sa mère pour lui seul. Mais il avait projeté de lui montrer le chemin derrière la maison, de lui partager ses découvertes et de lui raconter l’histoire du Petit Prince, sans témoin.

Depuis toujours, alors que son père était l’ennemi domestique, il se sentait en confiance avec sa mère. Vadim l’avait vu souffrir et résister, le protéger. Il n’avait lui pour la défendre que « le mauvais sort » jeté sur son père, ces pensées noires dont une part de lui restait convaincue qu’elles avaient été la cause de l’accident fatal. Il culpabilisait encore, tout en sachant que sa mère avait été enfin libérée. Il avait tué son père par la pensée. Elle était libre.

Il savait qu’ils conservaient de ce qu’ils avaient vécu et souffert ensemble, une sorte de compréhension supérieure et inébranlable. Ils avaient tenu et résisté ensemble.

En la retrouvant à la gare, ces sentiments, cette confiance, étaient là et pourtant il l’avait trouvée changée. Il avait découvert que sa mère était une jeune femme. Il ne serait plus forcément le centre du monde pour elle.

À la maison l’ambiance avait été joyeuse au retour. Hélène avait préparé un repas de fête. Elle connaissait ce que chacune et chacun aimait par-dessus tout et avait voulu que tout le monde trouve son plaisir dans son assiette. Sa cuisine, même épicée, était douce. Elle avait des accents du Sud, des accents et de la couleur. La table était aussi chaleureuse que le feu dans la cheminée. Vadim bavardait joyeusement, interrompant sa grand-mère tant il avait de choses à dire sur la vie au village, la nature présente partout, les jeux des chiens, la mandoline avec le grand-père… Ses yeux brillaient. On lui avait mis un nuage de vin dans son eau. Il était presque ivre. Robert souriait malgré la fatigue. Ils étaient réunis, il faisait bon…

C’est en revenant de la cuisine où elles s’étaient éclipsées avec les plats et les assiettes débarrassés que Vadim perçut un changement dans l’attitude des deux femmes. Isabelle avait pu se confier à sa mère. Elle se tenait légèrement en retrait laissant parler sa propre mère.

D’un ton résolu et rassurant, Hélène s’adressa à Robert : Isabelle venait de lui demander si un ami à elle, un certain Anatole, pouvait venir passer le week-end. Ce serait l’occasion de faire connaissance. Il n’y aurait pas besoin d’aller le chercher à la gare puisqu’il avait sa propre voiture. Isabelle repartirait avec lui le lundi matin. Ce qui serait plus simple. Se tournant vers Vadim, Hélène souligna que ce serait une chance d’avoir finalement sa maman à la maison week-end compris alors que ce n’était pas prévu au départ.

La voix d’Hélène était douce, Robert approuva naturellement de la tête comme si cela était banal. Il ne voyait aucun inconvénient, au contraire… la maison était ouverte et cela ferait un peu de nouveauté…

— Aucun inconvénient ? !

Vadim avait hurlé en repoussant l’assiette à dessert où tremblait une bavaroise. Hélène craignit une colère. La lèvre supérieure du garçon tremblait…

— Je t’expliquerai, dit Isabelle qui avait compris le désarroi de son fils.

— M’expliquer ? M’expliquer quoi ? En fait ce n’est pas moi que tu es venu voir, mais juste pour donner rendez-vous à… à…

Isabelle eut la présence d’esprit de se rapprocher et de venir prendre Vadim dans ses bras. Elle sentait bon. Il avait presque envie de pleurer comme un tout petit contre le ventre de sa mère.

Robert proposa qu’Isabelle et Vadim emportent le dessert dans la bibliothèque. Ils pourraient discuter, Vadim pourrait montrer son travail et la mandoline.

La fermeté tranquille de son grand-père rassura le garçon qui obtempéra. Ils descendirent.

Hélène félicita Robert d’avoir réussi à éviter le clash.

— Si ta fille peut enfin trouver un homme digne de ce nom, ce ne serait que justice tu ne crois pas ? Elle a tant souffert avec l’autre imbécile !

Au fond d’elle Hélène gardait l’amertume de ne s’être pas mêlée davantage des affaires du couple. Elle n’avait pas mesuré à quel point sa fille et son petit fils avaient vécu un enfer. Ils étaient trop loin. Ils se voyaient si peu.

Un peu moins d’une demi-heure plus tard Isabelle et Vadim remontèrent. Ils s’étaient visiblement passé tous les deux le visage à l’eau fraîche. Peut-être avaient-ils pleuré. Ils n’en dirent rien. L’éclairage de la cheminée faisait ressortir le même regard, les mêmes grands yeux aux mêmes cils longs et recourbés. On aurait dit un frère et sa grande sœur.

Robert les fixa.

— Vous êtes beaux. C’est tout de même formidable qu’avec des parents aussi peu gâtés par la nature, nous ayons obtenu une si belle fille et un si beau petit fils !

Suivit une fausse querelle d’Hélène qui profita de l’occasion pour aller chercher un vieil album de photos et faire ainsi habilement diversion.

Hélène et Robert apparurent au fil des pages de l’album : jeunes étudiants sages, à peine plus âgés que Vadim aujourd’hui, dix-sept ou dix-huit ans puis au fil des années. Photos posées, prises avec des cousins inconnus, dans des maisons ou des appartements que Vadim n’avait pour cause pu connaître… puis avec Isabelle bébé et au fil des ans. Ils étaient beaux. Hélène avait déjà cet air résolu, ce front pur, ce regard clair. Robert paraissait presque sportif et musclé avait dit Vadim. Le vieux professeur se vanta d’avoir été champion départemental de natation… « parce que le champion en titre a été malade » avait ajouté non sans malice Hélène dont les yeux pétillaient toujours.

— On dirait que vous vous êtes toujours aimés depuis tout ce temps…

Vadim était admiratif. La diversion avait été brève. Malgré l’échange rassurant qu’il avait eu avec sa mère, il craignait qu’elle ne revive une mauvaise aventure, que l’inconnu ne sache prendre soin d’elle… Il craignait aussi que ce type dont il trouvait le prénom bizarre et ancien, ne cherche à l’éloigner de sa mère, ne les coupe de leur complicité. Il imaginait un bourgeois guindé épris de chiffres.

Isabelle lui avait expliqué que cet homme était chargé de la gestion financière du journal où elle travaillait. Ils avaient d’abord échangé sur le plan professionnel, puis bu un café ensemble. Elle avait insisté sur le fait que c’était une personne très douce, que c’était un homme respectueux.

Ils se connaissaient depuis quelques semaines et ils trouvaient bien tous les deux de profiter d’une possibilité offerte pour faire connaissance avec la famille… même si cela pouvait sembler précipité, trop rapide, un peu étrange. Si elle n’en avait pas parlé avant de venir c’est que les choses s’étaient dessinées au dernier moment.

— Mais, Anatole ! Quel drôle de prénom tout de même !

Au moment de s’endormir dans le petit lit qu’on avait dressé pour lui dans une autre chambre, il avait laissé la sienne à Isabelle, Vadim répétait en boucle ce prénom qui sonnait bizarrement. Anatole. Anatole. Anatole ma parole…

Ils auraient encore une journée pour eux avant son arrivée. Vadim se leva tôt le lendemain. Avant tout le monde encore. Il gratta ses poches, y trouva quelques pièces, courut dans le petit appentis et sortit le vieux vélo d’Hélène. Il s’y reprit à deux fois pour regonfler un pneu, espérant qu’il ne serait pas crevé. Les joues rougies par le froid il fit tinter la petite cloche de la boulangerie.

— Tu es mon premier client ! s’esclaffa la jeune boulangère. Tu as dû te geler en passant le pont.

Elle lui offrit un croissant chaud et lui remplit un petit sac de viennoiseries sortant tout juste du four. Tout cela sentait si bon que Vadim redoubla de vitesse sur le chemin du retour. Il ne fallait pas que les croissants refroidissent. À son grand désespoir il trouva Hélène déjà debout dans la cuisine qui s’affairait à préparer du café.

— Je peux faire un plateau pour maman ?

— Elle dort sûrement encore avec la fatigue de son travail tu sais…

Elle avait à peine dit ces mots qu’Isabelle franchissait la porte. Elle portait une jolie chemise de nuit mauve et un peignoir que Vadim ne lui connaissait pas.

— Tu t’emportes un petit déjeuner dans ta chambre ?

— Non, non, c’était pour toi ! Retourne dans ta chambre veux-tu ? Tu pourras prendre le petit déjeuner au lit. Je suis allé acheter tout ce que tu aimes, spécialement pour toi, il y en aura assez ?

Il y en avait trop. Isabelle voulut rester dans la cuisine. Elle refusa de s’isoler. Vadim manqua encore de dériver dans une réaction capricieuse. Il s’était imaginé bavardant avec sa mère dans la chambre. Puis il se souvint qu’Isabelle n’était pas très bavarde le matin.

On fit quelques projets pour la journée et Vadim obtint qu’Isabelle le suive en fin de matinée pour « voir le chemin ».

Depuis le retour de sa mère, Vadim reprenait des mines et des moues enfantines. Il cherchait l’attention, parlait beaucoup, manquait souvent de se vexer ou de friser la colère… Hélène disait qu’il passait par les quatre saisons en un quart d’heure. Mais elle ne manqua pas de confier que Robert le trouvait très mature, était impressionné de voir toutes les connaissances qu’il possédait déjà et sa façon rapide de se les approprier. « Il comprend vite, il questionne juste, il ira loin ». Isabelle étonnée, en concevait une réelle fierté.

— Il ne tient pas ça de moi en tout cas, je n’étais pas mauvaise mais pas si brillante…

— Tu te disqualifies encore ?

C’était Robert qui un peu plus tard avait souligné qu’Isabelle avait interrompu ses études pour suivre son mari. « Comme moi ! » avait ajouté Hélène presque cinglante.

Et qu’elle avait du talent et une vraie sensibilité. D’ailleurs, cela avait été reconnu par la rédactrice en chef de son journal. Robert aimait sa fille et la défendait avec cœur.

La journée passa si vite. Dans le chemin alors qu’il avait prévu de lui parler du Petit Prince, Vadim se fit soudain elliptique et évasif. Revenir sur les lieux le mettait mal à l’aise. Il pensait qu’il aurait pu lui-même découvrir les morts dans la maison.

— Tu sais, Simon a dit des saloperies sur moi, mais ce n’est pas vrai.

Isabelle ne lui parla pas de l’appel d’Hélène et du projet peut-être de conduire Vadim chez le psychologue. Tout ce qu’avait vécu Vadim ces derniers mois n’avait pu que le secouer.

Plus tard, il lui joua un air de mandoline mais se trouva mauvais, partit bouder un moment. Il ne cessait d’être sur le fil de son hypersensibilité, comme un funambule manquant de basculer sans cesse vers la tendresse ou la colère, puis revenant à la joie. Il fallait le suivre.

Le soir, comme autrefois dans l’appartement, elle vint retrouver son fils. Et cette fois c’est elle qui se confia. Elle lui parla de ce qu’elle décrivait comme une nouvelle vie. D’un travail à la fois passionnant et prenant où elle allait sûrement progresser… Elle se formait encore à des cours du soir… Et Vadim évoqua de lui-même Anatole. Il n’osa pas de question trop intime. Il fit promettre à sa mère qu’elle ne se remarierait que si elle se sentait sûre. Il espérait qu’elle ne l’oublierait pas dans ce trou perdu même si les grands-parents étaient très gentils. Cela finit en embrassades rassurantes.

Le jour de l’arrivée d’Anatole, Vadim se leva étonnamment tard. On attendait Anatole pour le déjeuner, un déjeuner un peu plus tardif qu’à l’accoutumée, car leur invité venait de loin et avait de la route.

Vadim avait mis ce jour-là son costume d’adolescent mature et sérieux, pondéré, responsable, secondant sa grand-mère, gérant les chiens, demandant à sa mère si Anatole les aimerait ou s’il fallait les écarter…

— Nous avons de la chance, il est de bonne composition, avait soufflé Hélène à sa fille

— Oui, oui, je suis de très bonne composition, répondit Vadim d’une voie facétieuse et flutée. Il avait tout entendu fidèle à son habitude.

Tout le monde fut interrompu, les chiens jappaient dans la cour. Une petite voiture noire venait de se garer sagement. L’invité était arrivé plus tôt que prévu.

Il y eut sur le perron, une sorte d’aimable comité d’accueil. Isabelle avait descendu les quelques marches. Hélène et Vadim suivis bientôt de Robert s’étaient regroupés devant la porte. Vadim descendit très vite faire la police auprès des chiens qui venaient se frotter à l’invité. Celui-ci tenait dans ses bras un gros bouquet, un petit bouquet, une bouteille et un cadeau… Encombré et maladroit, il manqua chavirer, offrit le petit bouquet à Isabelle, traversa la cour à grands pas, offrit le gros bouquet à Hélène, la bouteille à Robert. Vadim était derrière qui tentait de canaliser les chiens. Il se retourna vers lui pour lui offrir un paquet rouge. Vadim bredouilla des remerciements.

— Isabelle, enfin ta maman, m’a influencé pour le choix, mais sois franc si j’ai tapé à côté de la plaque, un échange est possible !

— Oh, merci beaucoup monsieur !

— Hé pas de ça entre-nous, je suis Anatole ! Et tutoie-moi, sinon je te vouvoie !

On se précipita dans la maison. Vadim à la traîne. Il commençait à ouvrir son paquet en suivant le groupe.

« Il ne ressemble pas du tout à mon père, on peut le dire en tout cas, rien à voir… »

Les doigts de Vadim tremblaient en tirant le ruban. Anatole était beaucoup plus grand, beaucoup plus fin, beaucoup plus beau que son père. Il paraissait plus jeune aussi. On aurait dit qu’il était un peu plus jeune qu’Isabelle. Longiligne, de grands cheveux bruns, longs jusqu’au cou, fournis et brillants, entouraient un visage longiligne et doux, animé par des yeux qui semblaient immenses, d’un noir profond. Vadim avait été surpris par les lèvres presque rouge-vermillon du jeune homme, une peau translucide et légèrement halée, des épaules relativement étroites, de grands gestes dynamiques et un peu décousus. Tout chez Anatole suscitait l’adhésion et la sympathie immédiate.

Ce qui rassura le garçon, c’était de voir sa mère sourire à un inconnu, comme jamais il ne l’avait vu faire.

— Gentils les chiens, gentils ! C’est Anatole !

Vadim venait déballer un très beau livre évoquant Toutânkhamon. Il avait toujours aimé l’Égypte ancienne. Ce n’était pas un livre pour enfant, ni pour adolescent. Vadim apprécia de ne pas avoir été pris pour un imbécile. Cet homme inconnu avait pensé à lui, à tout le monde. « Très poli ».

Anatole avait ce talent de savoir mettre chacune et chacun à l’aise. Il ne semblait pas fatigué par les kilomètres. Il veillait à échanger avec tout le monde. Robert avait trouvé une oreille attentive. Il montra la bibliothèque. Nul doute qu’Anatole était cultivé, respectueux, à l’écoute, capable de plaisanter et d’aller de l’un à l’autre. Ses gestes vis-à-vis d’Isabelle étaient discrets, prévenants, à la fois touchants, encourageants et délicats. Tout le monde rit quand il s’empara du tablier d’Hélène et le revêtit pour aider à nettoyer de la vaisselle. Il vint s’enquérir de l’intérêt du livre auprès de Vadim qui installé dans le grand fauteuil s’y était plongé. Vadim adorait. Ce n’est que lorsqu’il s’éloigna de lui que le garçon fit attention à l’auteur du livre qu’il tenait entre ses mains. Un certain Anatole R. Il se leva discrètement pour aller questionner sa mère en lui montrant. C’était un livre écrit quelques années auparavant. Anatole en avait déjà écrit trois autres, très différents. Il gérait les comptes du journal, mais sa passion, c’était l’écriture. Vadim fut sidéré par cette découverte. Admiratif. C’était la première fois qu’il rencontrait un auteur et avait son livre entre les mains… Il alla confier sa découverte à sa grand-mère. Anatole surprit l’échange en riant.

— Oh, je n’ai pas voulu te dire de qui était le livre pour t’influencer d’une manière ou d’une autre…

— J’espère que nous pourrons aussi apprécier, commenta Robert. Mon petit doigt me dit que Vadim pourrait bien un jour coucher des choses sur du papier…

— Coucher des choses… comment tu dis ça Grand-père, mais c’est vrai, j’écris un peu, des fois, pour m’amuser ou raconter ce qui m’arrive…

— Si un jour tu me fais l’honneur de me montrer, je te lirai avec plaisir.

Ce n’était pas son père qui aurait montré un tel intérêt. Mais Anatole n’est pas mon père se dit Vadim. Et un sentiment curieux vint le surprendre. Il n’était pas jaloux qu’Anatole lui vole sa mère. Il était jaloux de sa mère et intiment troublé de trouver cet homme si beau et doux, si intense, si talentueux et drôle. Alors pour évacuer ce trouble et ces pensées qui l’envahissaient, il pensa à son ami Rémi. Rémi, il faudrait qu’il vienne.

Épisode 15 – Bonsoir Vadim !

Lorsqu’il pensait à son père, cela se produisait à des moments imprévus – s’il traversait le couloir, en se lavant les mains, s’il voyait son propre reflet au miroir, dans ces petits moments fugaces, ces interludes, quand les gestes automatisés laissaient les mauvaises pensées remonter – alors tels des flashs son image glaçante apparaissait pour le déstabiliser, comme un rappel sournois qu’il ne pouvait pas être heureux, ni même jamais mimer les apparences du bonheur…

S’il se laissait envahir ainsi, à chaque fois désarçonné avec ce mélange de culpabilité et d’humiliation, il le voyait ou plutôt le ressentait sans jamais le nommer. Pas de papa, il n’avait jamais utilisé ce nom-là, pas de « mon père » et encore moins de prénom. D’ailleurs, avait-il jamais su son prénom ? Il l’avait presque oublié. Ne voulait pas le dire.

Son père c’était l’innomable. Dans tous les sens du terme. C’était la peur. C’était la froideur. La violence sur sa mère. L’absence totale d’intérêt pour son fils. Il aurait beau chercher loin dans sa mémoire, il ne trouverait aucun bon souvenir… Ou plutôt si, quand son père partait travailler, quand l’appartement devenait provisoirement libéré et qu’il pouvait retrouver sa mère en tête à tête dans un appartement enfin calme.

Le plus souvent elle rangeait, elle tentait de réparer les traces du passage de son mari pour feindre la vie normale. Ramasser le verre cassé, laver pour expurger l’odeur d’alcool, changer les draps, jeter les objets brisés. Et se laver. Lorsqu’ils étaient seuls, ils prenaient tour à tour des douches longues, interminables. Il fallait se purifier… Isabelle veillait à brancher le chauffe-eau pour qu’il ne manque pas d’eau chaude au retour du mari. Selon son humeur, lui, ce qu’il aimait en pacha macho, c’était prendre un bain brûlant et moussant en buvant un premier verre pour se détendre, en fumant. Il fallait que son épouse vienne l’admirer dans la baignoire. Il lui passait commande de ce qu’il voudrait manger le soir. S’il avait son idée à lui, elle ou Vadim, devait courir fissa au petit supermarché d’en bas chercher ce qu’il réclamait. Le magasin fermait tôt. Et racheter de l’alcool. C’était toujours glissé mine de rien dans la « commande » mais Isabelle comme Vadim savaient que c’était ça le plus important. L’idée première. Assurer les réserves d’alcool. Il ne fallait surtout pas oublier. Si jamais le magasin en manquait, il fallait foncer à une autre boutique en espérant trouver la bouteille exigée. Vadim comme Isabelle, savaient que très souvent il n’y aurait pas de repas du soir, enfin pas comme prévu, que le père dormirait ou pire se réveillerait pour commencer son cirque toxique de méchanceté imbibée.

Le cerveau de Vadim tout au long de ces années, à l’aube de l’adolescence plus encore, avait été façonné par la peur du père et de ces crises. Rien de pire que ces délires hideux. Après les méchancetés, il pouvait y avoir les cris, puis les coups. Il arrivait qu’il s’endorme soudainement, puis animé de cauchemars pousse une sorte de gémissement long, infini, étrangement aigu qui glaçait le sang. L’inconscient du père laissait hurler un enfant qu’il ne dévoilait jamais que dans ces moments-là. Toute dignité avait disparu et c’était Isabelle et Vadim qui avaient honte. On avait beau fermer les portes, mettre un oreiller sur sa tête, on l’entendait toujours. Il était presque certain que les voisins devaient entendre. Un jour une voisine s’était risquée à demander si c’était un chien qui pleurait seul dans l’appartement quand ils n’étaient pas là. Isabelle n’avait pas su quoi répondre. Un vague mensonge. Ce gémissement menait à des pleurs. Puis le père s’endormait.

Parfois, il se réveillait brutalement pour vomir au pied du lit quand ce n’était pas sur lui ou affalé défait, à la cuvette des toilettes, contre un lavabo. L’odeur était insupportable. Il y en aurait partout. Ce serait épouvantable à nettoyer avec cette odeur d’anis, de bile. Ces restes de nourriture. Tout ce qui pouvait soulever le cœur et qu’il ne nettoierait jamais. Il avait les yeux rougis par la boisson, poison implacable. La peur du père était devenue envahissante, jamais maîtrisable, irraisonnée pire que la peur du loup.

En venant chez ses grands-parents, le calme de Robert avait permis à Vadim de renouer des liens apaisés avec un homme. Robert ne perdait jamais sa dignité. Robert aimait transmettre, il impressionnait par son érudition et son humeur était égale. Chaque conversation avec lui était un enrichissement pour Vadim et le rassurait sur ce que peut être un homme. La plupart de ses professeurs étaient des femmes.

Anatole lui, était attentionné, bienveillant, présent et doté d’un réel charisme. C’était une douce découverte presque exotique. Vadim appréciait l’entrain de cet homme, son humour délicat, sa prestance assortie d’une absence de prétention. Il l’admirait déjà. Il n’éprouvait aucune crainte et il avait vite oublié le regret de ne pouvoir rester seul avec Isabelle.

Toute la famille d’ailleurs ressentait la même quiétude. Anatole avait quelque chose d’enjoué. Il ne cherchait pas à plaire mais sa présence mettait chacun en confiance et en joie.

Anatole savait plaisanter oui, mais sans une once de méchanceté. Il avait su se faire des alliés des chiens. Il anticipait les gestes d’Hélène ou d’Isabelle et tout en parlant à Robert ou Vadim, savait se montrer serviable et efficace comme si les choses coulaient de source avec lui. Il apprenait vite où se rangeaient les casseroles ou les torchons, prenait des initiatives sans jamais déborder avec une science de l’écoute rare.

Il était tard quand les uns et les autres décidèrent d’aller se coucher. « Je viendrai te dire bonsoir ! » avait dit Isabelle à Vadim. « Je pourrai passer aussi ? « avait demandé Anatole. « Oui, bien sûr ! » avait répliqué Vadim intimidé pour le principe…

Vadim s’était rapidement brossé les dents, pris de scrupules soudains, il avait rangé sa chambre, choisi un nouveau pyjama bleu et s’était glissé dans le lit, bien au mitan, bien au chaud. Il rêvassait.

Isabelle apparut. Elle était détendue. Ça aussi c’était nouveau pour Vadim. Il trouva qu’elle sentait bon. Elle rit et prononça la phrase convenue : « parce que d’habitude je sens mauvais ? »

Elle était souriante. Ils échangèrent sur la journée. Ils parlèrent d’Anatole… « je ne sais pas ce qu’il fait, il voulait venir te dire bonsoir… » dit-elle. Ils devisèrent longuement et esquissaient sans détailler les projets d’avenir. Les difficultés qu’ils avaient connues semblaient à présent derrière eux. Elle lui dit bonsoir et l’embrassait quand Anatole toqua discrètement à la porte. Il entra après l’accord du garçon. « Je vous laisse » dit-Isabelle. Vadim se sentit intimidé, un peu ridicule dans son pyjama bleu, bien calé sur ses oreillers au milieu du lit.

Anatole s’était changé. Il ne portait pas de pyjama à rayures comme Robert, mais un grand tee-shirt blanc sur un pantalon lâche de survêtement. Ses cheveux longs encore humides, montraient qu’il s’était visiblement douché. Lui aussi sentait bon mais Vadim n’osa pas lui dire. Anatole demanda l’autorisation de s’asseoir sur le lit. Il souriait et semblait à son tour presque embarrassé ou intimidé…

— Merci encore pour le cadeau !

— Mais ce n’est rien, cela m’a fait plaisir

— Vous avez un nouveau livre en projet ?

— Oui, des idées qui trottent… mais d’abord, pas de « vous », sinon nos échanges vont être trop guindés, je croyais te l’avoir déjà dit à table…

— Je n’ai pas l’habitude

— Et merci à toi de m’accueillir ! Je suis un peu l’envahisseur ! Tu aurais sûrement préféré avoir ta maman pour toi seul…

— Non, non, c’est très bien… Elle est très contente je crois que vous… tu sois là…

— Je sais bien qu’on aime toujours sa maman, mais tu as vraiment de la chance d’avoir une maman comme Isabelle, c’est une personne à part, tes grands-parents sont aussi très accueillants, on se sent bien chez vous. C’est un bonheur de pouvoir faire votre connaissance. Même les chiens sont beaux et gentils comme tout.

Ils parlèrent du village, de la campagne. Anatole demanda au garçon s’il ne s’ennuyait pas parfois. Vadim osa confier que la ville parfois lui manquait et surtout son ami Rémi. Il se livra alors à un véritable panégyrique de son meilleur ami et ce qui était drôle c’est qu’il lui prêtait nombre de qualités qu’il trouvait chez Anatole. Il en avait les yeux qui brillaient. Anatole savait s’intéresser vraiment à lui et à son ami, sans intrusion mais avec une réelle curiosité qui le touchait. Ses grands-parents discrets le laissaient s’exprimer mais par pudeur ne l’interrogeaient pas vraiment. Avec Anatole, c’était une des rares fois où un adulte montrait de l’intérêt pour sa vie. Il lui paraissait possible de s’exprimer librement, sans jugement, avec sincérité.

— Je vois que tu es vraiment attaché à ce Rémi. Il me semble être un type très bien. Un vrai ami pour toi. C’est précieux ! N’as-tu jamais songé à l’inviter ici ? Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais je pense que ta maman et tes grands-parents n’y verraient aucun inconvénient. Il y aura de petites vacances au printemps non ? Je pourrais même jouer les taxis… ce serait l’occasion si tu veux bien me voir revenir avec ta maman une prochaine fois !

Vadim s’enthousiasma. Anatole avait vraiment de bonnes idées. Il était certain que les grands-parents ne s’opposeraient pas au projet. Il y avait un peu pensé. Il faudrait juste convaincre Rémi, ça il pourrait y arriver et les parents de Rémi… Anatole promit d’en parler à Isabelle.

À les voir ainsi deviser gaiement, Anatole assis près de Vadim, on aurait dit qu’ils se connaissaient depuis toujours. Ils bavardaient comme le font deux amis, sans aucune gêne, passant du coq à l’âne, plaisantant… Anatole raconta un peu de sa vie, du travail où il avait rencontré sa maman. Sans donner de détails intimes, il montra beaucoup d’humour lorsqu’il décrivit leur première rencontre lors d’une réunion professionnelle où tout le monde était très sérieux et concentré. Il avait malgré lui renversé une tasse de café sur les documents d’Isabelle. Il s’était senti honteux de sa maladresse. Ils s’étaient retrouvés dans un bureau pour refaire un dossier sans tache de café et s’étaient immédiatement bien entendus.

Vadim comprit aussi que l’attachement d’Anatole pour sa mère était sincère. C’était pour lui aussi étonnant qu’inattendu. Il y avait un tel décalage entre ce qu’il avait connu autrefois avec son père et la délicatesse d’Anatole qu’il avait l’impression d’être transporté dans une autre réalité.

C’était pour Vadim une sorte de révolution douce, trop de bonheur à la fois et soudain, il fut submergé d’émotion.

Anatole soudain pris de panique culpabilisa. Il s’excusa s’il avait pu dire une bêtise ou choquer. Le jeune homme se montrait désemparé… Il chercha un mouchoir dans ses poches.

Car Vadim pleurait. Incapable de contrôler les larmes, il avait d’abord eu les yeux mouillés puis contemplant Anatole, ce fut un flot de larmes chaudes qui lui roulait sur les joues.

C’était la digue qu’on libère. Il arrivait à Vadim de pleurer. L’autre fois, ils avaient pleuré avec Isabelle. Mais il était très rare qu’il le fasse en public. Il n’aurait jamais pleuré face à son père… Avec les grands-parents son réflexe était de se sauver et de se réfugier dans sa chambre quand l’émotion était trop forte.

C’était un flot libérateur. Ce n’étaient pas des larmes de tristesse ou plutôt il évacuait enfin une tristesse contenue depuis des mois. Il fallait qu’il se lâche devant une personne qu’il connaissait à peine.

Vadim voulut s’excuser à son tour. Il n’avait qu’une peur, c’était d’effrayer Anatole et que celui-ci s’éloigne, le trouvant ridicule…

Mais Anatole touché, comprit qu’il devait rassurer Vadim. Il fit une chose que le garçon n’oublierait jamais, qui ne lui était jamais arrivée encore, surtout pas avec son père incapable de la moindre empathie : Anatole prit Vadim dans ses bras. Il le fit sans la moindre condescendance, avec spontanéité et respect, il le fit avec chaleur, un mélange de tendresse et de fraternité. Il le serra doucement, sans pression, sans une once d’ambiguïté…

Vadim n’avait jamais imaginé qu’un jour un homme le prendrait dans ses bras pour le consoler et le bonheur que cela pouvait faire.

— Eh bien, je ne pensais pas vivre autant d’émotions en venant simplement te dire bonsoir !

Vadim essuya les dernières larmes et rit.

— Oui, tu ne pensais pas que le fils d’Isabelle était un pleurnicheur !

— Mais tu ne vas pas te disqualifier ! Je te l’interdis ! Tu as parfaitement le droit de pleurer ! Je suis dans ta chambre en plus… Et je comprends toutes tes émotions… Tu retrouves ta maman, tu vois débarquer un inconnu… tu n’as pas vécu que des choses faciles dans ta vie… non, non, pas d’inquiétudes… j’espère juste une chose…

— Laquelle ?

— C’est que… c’est le début de notre amitié. Que tu voudras bien de mon amitié. Je suis auprès de ta maman, tant qu’elle voudra de moi, je ne veux pas me tromper de rôle auprès de toi, enfin jouer un rôle qui ne serait pas le mien, mais je serais fier d’obtenir ton amitié !

— Fier ?

— C’est précieux l’amitié, crois-moi. Dans ma vie je n’ai pas cinquante amis, ce n’est pas une collection… mais parmi les choses qui comptent pour moi, l’amitié est un bien précieux… vraiment… à chaque fois unique…

— C’est moi qui suis fier

— Tu peux ! Je suis quelqu’un de très bien !

Ils rirent.

— Non, je suis fier que tu veuilles bien t’intéresser à un jeune… Tu es écrivain, tu as un travail avec des responsabilités…

— Et ho, je suis pas un vieillard non plus ! Et puis j’aurai besoin de ton avis comme lecteur !

— Tu voudras bien me donner des conseils pour mes premiers écrits ?

— Des conseils je ne sais pas, mais te poser des questions, t’aider aux relectures, avec plaisir ! C’est toujours passionnant ça de voir une personne se lancer dans l’écriture !

Ils furent interrompus. Isabelle s’inquiétait de ne pas voir revenir Anatole. Elle s’assit aux pieds de Vadim souriant.

— J’aurais dû me douter. On met deux bavards ensemble et ils ne s’arrêtent plus ! J’espère que vous n’avez pas profité de mon absence pour déverser des méchancetés sur mon compte !

— Oh si ! J’ai raconté combien tu étais méchante avec moi depuis ma petite enfance !

— Et moi comment tu es dure au travail !

— Voilà, c’est un complot, j’en étais sûre, vous n’avez pas tardé à vous liguer contre moi ! Je vais prendre ta voiture Anatole et rentrer sans toi…

— Mais, tu n’as pas le permis maman !

— Tu me l’avais caché ! Si j’avais su !

— Méchants garçons ! Figurez-vous que je me suis renseignée et que dès la fin de la première formation, je vais aller prendre des leçons de conduite. Ma nouvelle patronne voudrait de temps à autre que je puisse commencer à faire des enquêtes et des reportages en province…

Les garçons jouèrent à se moquer gentiment en imaginant Isabelle au volant mais Anatole se reprit en affirmant qu’il serait très content de pouvoir dormir dans la voiture en se laissant conduire.

— Tu n’aurais vraiment pas peur ? dit Vadim malicieux.

Anatole prit soudain l’air grave et se tourna vers Isabelle.

— Nous allons enfin nous coucher. Isabelle, m’autorises-tu à embrasser ton fils Vadim, ton fils et néanmoins mon ami avant de le laisser enfin dormir ?

— Je t’autorise à embrasser ton ami, s’il est d’accord…

Tout sourire, sans un mot, Vadim opina du chef à plusieurs reprises.

Rien ne lui fut plus doux que de se laisser embrasser par Anatole puis par sa mère, successivement. Le parfum de l’un se mêla aux doux effluves de la crème de nuit d’Isabelle. Ils étaient penchés tous les deux sur le garçon.

Bien calé au mitan de son lit, il les regarda sortir de la pièce, comme ils le regardèrent. Vadim était bien comme jamais. La tiédeur l’envahit. Il s’endormit très vite en souriant, allongé sur le dos. C’est à peine s’il entendit la porte se refermer tout doucement.

Épisode 16 – Poucet et ses frères

Quand, au petit matin, la voiture d’Anatole franchit le portail de la maison en faisant crisser les pneus sur le gravier, Vadim se retourna vers ses grands-parents : « Je crois qu’on va être heureux ! »

Il était souriant comme jamais. Il faisait trop froid pour rester dehors. Le séjour d’Isabelle et Anatole s’était si bien passé que tout s’était déroulé en accéléré. Même Robert du genre pondéré, s’était laissé aller à l’enthousiasme communicatif d’Anatole. Ce dernier avait poussé l’élégance jusqu’à tout remettre en ordre avant leur départ. Il avait dû se lever très tôt et agir comme une petite souris. En souriant, Hélène avait incité Robert et Vadim à « en prendre de la graine ». Il n’était pas fréquent qu’un homme s’attelle spontanément aux tâches domestiques avec autant d’efficacité. Ce n’était pas un détail pour Hélène qui n’avait jamais vu Robert que l’aider, volontaire, mais sans capacité réelle d’initiative. Elle était heureuse de voir sa fille, après un mariage raté où elle avait été la servante domestique du foyer, trouver un compagnon capable d’un véritable partage.

Vadim serrait dans sa main la carte de visite d’Anatole qu’il lui avait laissée. « Je ne la donne pas à tout le monde » avait dit l’ami de sa mère. « Tu peux m’appeler même tard le soir… ». C’était la première fois qu’un adulte lui confiait son numéro et surtout son amitié. Ça l’impressionnait, ça le rendait fier. « Toi aussi tu peux appeler quand tu veux… » avait répliqué le jeune homme. Anatole ne voulait pas déranger les grands-parents. Il savait que le téléphone de la maison avait une sonnerie stridente qui faisait sursauter Robert, mais il promit qu’il le ferait en cas de besoin.

Dans la cuisine, Vadim avait interrogé ses grands-parents sur ce qu’ils pensaient d’Anatole. « Je n’aime pas beaucoup parler sur les personnes en dehors de leur présence, avait dit Robert, mais incontestablement c’est un chic type, avec réel charisme, on se sent immédiatement à l’aise avec lui, une belle énergie communicative… »

Après un long silence, comme s’il réfléchissait ou faisait le point en lui-même avant de parler, Vadim expliqua qu’il était heureux pour sa mère. Il était temps qu’elle puisse avoir droit au bonheur, qu’elle puisse changer de vie. Il était rassuré de voir Anatole près d’elle. Il ajouta qu’il voyait ce dernier comme un ami. Mais qu’il ne le verrait jamais comme un père. Il se tut puis reprit avec gravité. Je préfère rester orphelin. J’ai besoin de liberté. Il nous a trop oppressés.

Vadim avait évoqué cela encore une fois sans nommer son père en aucune façon. C’était une sorte d’évocation en creux. Hélène hésita à dire que Vadim était né de l’amour de ses parents. Elle se dit qu’au fond elle n’en était pas si sûre pour l’affirmer. Une sorte de gêne flotta un temps dans la cuisine que Vadim vint rompre en évoquant la promesse faite par Anatole de conduire Rémi ici pour les vacances de printemps. On chercha les dates des congés. Oui, les grands-parents étaient d’accord pour que Rémi vienne. Oui Vadim pourrait appeler chez Rémi et Hélène acceptait d’avance de parler à ses parents. On programma le jour et l’heure où l’on pourrait appeler chez Rémi, le meilleur moment…

Se mettre ainsi en projet, évita à Vadim de ressentir trop fort la tristesse du départ de sa mère. Son cerveau était traversé de mille pensées, comme une sorte de flux électrique incessant. Hélène était à la fois contente de le voir ainsi et traversée d’une inquiétude. Elle redoutait les montagnes russes des émotions qu’elle voyait souvent chez Vadim : quand il montait haut, il pouvait redescendre. Elle se dit qu’elle devait juste accompagner, être à l’écoute.

Vadim tint bon son énergie toute la journée : il fut à son travail, il aida dans la maison, joua de la mandoline avec Robert, répondit à l’appel de sa mère qui avait déjà repris le travail. Il répondit présent lorsque sa grand-mère proposa qu’il sorte les chiens.

Il se retrouva ainsi dans le chemin avec ses bêtes au beau milieu de l’après-midi. Il ne faisait pas chaud mais le soleil éclairait les arbres et le lichen abondant d’une jolie lumière. Vadim repérait déjà les lieux qu’il montrerait à Rémi. Il y avait cette falaise découverte en haut du chemin. Il fallait retenir les chiens, car le vide n’était pas loin, mais on pouvait s’asseoir sur un rocher et contempler la vallée. Vadim décida de s’y rendre et prit un petit sentier de traverse. À chaque fois qu’il parvenait devant ce panorama c’était la même émotion. Il rappela les chiens près de lui et s’assit sur la pierre. Il imaginait Rémi assis près de lui. En bas, la rivière déliait ses lacets. Selon le temps son eau pouvait changer de couleur. Terreuse, chargée de boue et de branches, elle pouvait verdir ou même prendre un bleu si particulier les jours de beau temps. Des champs étaient cultivés entre la rivière et la route. Une terre lourde et riche d’alluvions. D’en haut, les tracteurs ressemblaient à des jouets pour enfant avec leurs couleurs vives. Il arrivait que la rivière déborde. De l’autre côté, suivant le fil inférieur du causse, la voie du petit chemin de fer ajoutait sa signature. Deux fois par jour, la micheline orange et blanche passait par là avec son ronronnement reconnaissable. Ce n’était pas la bonne heure. Il faudrait montrer le petit train à Rémi. Peut-être auraient-ils la chance de voir des chevreuils. Rémi savait-il que les chevreuils apeurés émettent une sorte d’aboiement ? Reverraient-ils le gros lièvre ? Vadim laissait ses pensées divaguer. Il s’imaginait bavardant avec Rémi. Il avait besoin d’un confident de son âge. Il se demanda ce que faisait Rémi en ce moment ? Était-il encore au collège ou déjà rentré chez lui ? Le soleil déjà bas accentuait les reliefs d’un vieux château qui surmontait un petit village en face. Il faudrait revenir avec les jumelles de Robert s’il voulait bien les prêter. Deux rapaces sifflèrent en traversant la vallée d’un trait vif. Que poursuivaient-ils ? Vadim s’éblouit au soleil en tentant de les suivre du regard. La chienne releva la tête.

Soudainement, l’arrachant de ses pensées, sans qu’il ne soit rendu compte de rien, Vadim se retrouva entouré d’une bande de gamins hirsutes et hilares. Les chiens presque effrayés n’eurent pas le temps d’aboyer mais se serrèrent contre lui. Que se passait-il ?

Quelle petite troupe étrange ! Il ne connaissait pas ces enfants. D’où sortaient-ils ? On aurait dit des lutins des bois. Combien étaient-ils ? Des garçons, une petite fille. Tous aussi mal peignés les uns que les autres. Ce qui le frappa, c’était leurs pantalons trop courts, assez sales. Ils portaient les mêmes pull-overs difformes, avec des motifs. Certains les avaient rentrés dans leur pantalon sans ceinture. L’un d’eux tenait un lapin par les oreilles. Mort, mais encore chaud. La petite fille qui semblait la plus jeune, dans les quatre ans peut-être, aurait bien eu besoin d’être mouchée. Le plus âgé avait-il seulement douze ans ? Il était maigre comme un échalas. Sa tête flottait sous une espèce de chapeau de cow-boy difforme. Le petit groupe n’avait pas l’air hostile mais plutôt moqueur. Vadim restait interloqué, ne sachant comment réagir.

— Alors c’est toi Vadim ? Nous on est de la ferme d’en bas ! C’est toi qui as eu son père mort ? La chance ! Nous hélas on a toujours nos parents. Il paraît que tu as eu des ennuis avec le P’tit Prince. Nous on l’aime pas celui – là. Trop prétentieux tu trouves pas ? Mais ses parents sont morts ! Ah ah ! On va pas pleurer sur leur sort ! Tu nous connais pas c’est normal. Mais nous on te connaît. Tout le monde sait qui tu es au village. On est pas si nombreux !

Vadim se demandait s’il rêvait. Le môme qui s’était détaché du groupe pour le haranguer n’était pas le plus grand, loin de là.

Aussi mal peigné que les autres, châtain, râblé, le regard vif, aussi malicieux que maigrichon… ce qui était incroyable en cette saison et par ces sentiers caillouteux, c’est qu’il était pieds nus.

— Ah ça t’épate que j’ai pas mes bottes ? C’est mon père qui me les pique quand on rentre de l’école pour que je me sauve pas. C’est raté. Avec mes frères on aime bien sortir jusqu’à la nuit pour chasser ou pêcher. On a mis des pièges. Tu voudrais venir avec nous un jour ? On m’appelle Poucet.

Les autres ricanèrent derrière. Le plus jeune des chiens s’approcha de la petite fille qui le caressa.

— Avec tes chiens, on pourrait en attraper des bêtes

— Ce ne sont pas trop des chiens de chasse

— On pourrait leur apprendre !

Les autres gloussèrent. Ils n’avaient rien de raffiné mais passé l’effet de surprise, Vadim n’avait pas peur. Ils étaient sans agressivité.

— Poucet ? Comme dans le conte ?

— Tu as compris. Petit Prince aussi comme dans le conte. Et t’as jamais vu un gros lièvre des fois ? On voudrait pas l’attraper lui, il sait parler. Mais ici mon vieux, il y a des histoires partout. Ne va jamais te baigner au gouffre, l’eau est bleue, mais c’est très dangereux.

— Il y a des moines qui sont morts là-bas, reprit un autre.

— C’est normal, ils avaient mangé le bébé d’une pauvre paysanne

Vadim ne comprenait rien à cette histoire affreuse que les garçons semblaient connaître mais évoquaient de façon elliptique. Ils mélangeaient rires et grommellements. Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient de lui pour raconter leur histoire, Vadim sentait leur odeur. Un mélange de sueur et de poussière. Quelque chose d’âcre. Vadim ne put s’empêcher de glisser un œil sur les pieds de Poucet qui étaient noirs des chevilles aux ongles.

— On est sales hein ?

— J’ai pas dit ça, répondit Vadim qui se sentait soudainement coupable.

Il mesurait au fur et à mesure qu’il les regardait, la misère dans laquelle se trouvaient les enfants. Il les compta mentalement. Ils étaient 7.

— Plus de douche chez nous, cassée la douche ! lança la petite fille avec un délicieux sourire…

— C’est vrai ce qu’elle dit, reprit Poucet. On n’a plus de douche et qu’un peu d’eau froide pour se laver. Tu crois qu’on pourrait venir se laver chez toi ? Pas ce soir, faut qu’on rentre, mais demain, vers cinq heures, après l’école, tu veux bien ? Personne ne veut au village… après les gens disent qu’on pue. On peut apporter notre savon !

Vadim tenta de bredouiller quelque chose. Il craignait la réaction de sa grand-mère. Il se demanda s’il y aurait assez d’eau chaude et de serviettes pour tout le monde. La fillette lui prit la main toujours en souriant…

— Alors c’est oui ?

— Alors… je… demain vers… dix-sept heures… cinq heures quoi…

— Super ! J’en étais sûr ! Alors on vient demain ! Poucet lança le signal et la troupe s’élança d’un même mouvement vers un sentier descendant sans que Vadim n’eût vraiment le temps de réaliser.

Quelle histoire ! Dans la descente vers la maison qui était de l’autre côté, il réfléchit à la façon de présenter les choses à Hélène. Il se dit que ces mômes avaient l’air bizarre et un peu fous mais que ce serait une bonne action.

Devant la maison, il trouva Robert en train de nettoyer une plate bande.

— Depuis qu’Anatole est passé, j’ai bien compris le message de ta grand-mère, il faut que je prenne des initiatives et ne lui laisse pas tout faire… J’espère que je fais bien.

— Je crois que tu as déraciné des plantes qu’elle aime bien grand-père !

Vadim aida Robert à replanter ce qui ne méritait pas de rejoindre les adventices… Tout en tassant la terre, il s’ouvrit à son grand-père de son étrange rencontre. Et de la saleté des gamins… à cause de leur panne de douche.

— Et tu ne leur as pas proposé de venir se laver ici ? Ça ferait un peu d’animation, mais ça leur serait utile non ?

Vadim raconta sans développer, qu’il s’était permis de proposer cela. Robert le félicita et le nomma « garçon de bains ». Hélène qui arrivait étonnée en s’essuyant les mains avec un torchon s’enquit de l’histoire. Elle ne trouva rien à redire au projet et proposa même de préparer un gâteau…

Vadim fondit en larmes tout ému de l’ouverture d’esprit et de la générosité de ses grands-parents. Il fut un temps où il aurait couru se réfugier dans sa chambre quitte à se priver de repas. Il parvint à se reprendre et proposa son aide à Hélène pour le repas du soir. Robert se proposa à son tour. Hélène le regarda surprise et narquoise mais en réalité toute heureuse. Elle appelait ça « l’effet Anatole ». « Plus efficace que la lecture des mémoires d’une jeune fille rangée » ajouta-t-elle en clignant de l’œil en direction de Robert.

— Tu es bien plus belle que Simone ! susurra-t-il.

— Qui est cette Simone ?

Vadim crut à une sombre histoire du passé. Robert aurait-il été infidèle ? En passant par le salon pour rejoindre la cuisine, son grand-père lui montra le livre qu’il lisait.

— Je pourrais le lire quand tu l’auras terminé ?

Après le repas, Hélène aida Vadim à préparer l’accueil des enfants. Il y avait la salle de bains et aussi une cabine de douche dans une petite chambre. Puisqu’il y avait une fillette, elle proposa de s’en occuper. Il faudrait juste prendre soin dans la journée de ranger les rasoirs, les crèmes et les parfums afin que les garçons ne jouent pas avec. Vadim prenait ses responsabilités très au sérieux. Il proposa de prêter ses propres produits de douche… Hélène trouva dans ses tiroirs un stock de savonnettes rapportées de leurs voyages et tout autant de brosses à dents mises à disposition dans les hôtels ou les avions.

— Il ne faut jamais rien jeter tu vois !

Tout fut préparé avec art, attention et précision.

Le lendemain Vadim était allé vérifier au moins six ou sept fois qu’il ne manquait rien. Il avait aidé Hélène à préparer un goûter. La journée lui parut longue. Il était impatient de pouvoir exercer ses responsabilités… Il espérait que tout se passerait bien.

Dix-sept heures sonnèrent. Vadim avait mentalement compté les coups de l’horloge. Ils ne tarderaient pas. Il fit mine de s’occuper en attendant, mais il guettait sans cesse la route depuis la fenêtre du salon.

Est-ce qu’ils avaient bien compris l’heure ? Ou s’étaient-ils juste moqué de lui ? Personne à dix-sept heures, personne au quart. Il se rapprocha d’Hélène qui achevait les préparatifs de son côté. Passé cinq heures vingt puis vingt-cinq, Vadim commençait à désespérer. La déception se lisait sur son visage. Ce fut au moment où Robert commentait négativement le fait que ces petits sauvages avaient sûrement oublié que la cloche du portail se fit entendre.

Vadim courut au portail. Personne ! Une mauvaise farce ? Il fit un pas vers la route et découvrit Poucet tel un conspirateur qui arrivait avec une serviette. Il s’était caché dans un renfoncement.

— Tes frères ne sont pas venus ?

— Si, mais ta grand-mère est là ? Elle risque pas de se fâcher ?

— Mais non ! Elle a même préparé un goûter pour vous !

— C’est que nous on est venus en cachette de nos parents. Ils ne veulent pas qu’on aille chez les gens. Attends !

Poucet siffla entre ses doigts. Vadim incapable d’en faire autant était admiratif. Comme par enchantement les autres apparurent. Ils s’étaient dissimulés dans une haie de l’autre côté. Le plus grand portait la plus petite.

Hélène les accueillit sur le pas de la porte. Elle désigna Vadim comme chargé de montrer la salle de bains du haut et proposa à la petite fille de s’en occuper à part. Ce qui frappait c’est que Poucet et les autres enfants se montraient intimidés, d’une grande délicatesse. Poucet était chaussé cette fois. Ils alignèrent leurs sept paires de chaussures dans le vestibule. En entrant, ils admiraient le salon.

— C’est très beau chez vous Madame, dit Poucet avec respect.

Les autres garçons semblaient encore plus intimidés. Chacun avait sa serviette. Il fallut les persuader d’utiliser celles de la maison, ce qui serait plus simple que de rapporter des serviettes humides.

— Tu te douches avec nous ? Demanda Poucet à Vadim.

Celui-ci sentit qu’il ne pourrait refuser. L’eau chaude coula et ils se retrouvèrent vite dans un nuage de vapeur. Ce qui était curieux c’est que les enfants ne se départissaient pas de leur calme et de leur sagesse. Ils prenaient soin des lieux. Comme ils avaient l’habitude de tout partager entre frères, il n’y avait aucune pudeur ni gêne mais rien qui ne puisse mettre mal à l’aise. Ils passaient deux par deux. Vadim se retrouva naturellement avec le plus âgé dont la maigreur le frappa. Il fut étonné quand celui-ci l’aida à se savonner mais se laissa faire.

Une fois lavés, les dents brossées, ils nettoyèrent la salle de bains avec soin, se séchèrent et s’habillèrent. Les garçons avaient semble-t-il pris des habits propres en partant. Vadim ne put s’empêcher de prêter son eau de toilette. Poucet fit mine de refuser d’abord. Avec ses frères, ils admirèrent le flacon et notèrent mentalement le nom de la marque. « Un jour, on s’achètera la même. »

Ils rejoignirent Hélène et la petite fille qui irradiait de plaisir à la vue du goûter. « Il est un peu tard pour un goûter, mais vous pourrez bien faire exception pour une fois, il va manquer des chaises, Vadim, tu pourras prendre des tabourets dans la remise ? »

Robert passa un œil par l’entrebâillement de la porte, surpris du calme qui régnait.

— Quelle jolie colonie de vacances ! Que vous êtes sages ! J’aurais voulu avoir des élèves si sérieux.

Poucet décidément porte-parole du groupe les remercia. Il avait la bouche pleine. Il s’excusa. Vadim contemplait tout ce petit monde ému. Il se sentait responsable du petit groupe dont il était l’aîné.

Ils entendirent soudainement que l’on frappait brutalement à la porte de la maison. C’était même plus que frapper, c’était tambouriner. Quelqu’un était entré en traversant la cour prenant le risque de tomber sur les chiens.

En allant ouvrir, Vadim découvrit un gros type rougeaud, transpirant de colère, court sur pattes, le regard méchant accompagné d’une petite femme qui semblait avoir la jaunisse et se tenait en arrière la bouche figée. Elle tentait de regarder vers l’intérieur de la maison.

— Voulez-vous nous rendre immédiatement nos enfants ? Bande de voleurs ! Ou nous allons porter plainte à la police ! Espèce de pervers !

La femme resta dans la cour, mais l’homme bouscula Vadim, pénétra dans la maison, traversa le salon jusqu’à la cuisine en baragouinant des injures.

Il ne trouva qu’Hélène rangeant la table. La pièce était vide. Les moineaux s’étaient envolés.

Le type furibard, fonça dehors sans demander son reste après avoir bousculé une chaise.

Épisode 17 – Coupable

La gendarmerie sentait le chou. Non pas cette odeur de chou que l’on cuisine et qui peut se mêler à quelque bon fumet de viande, de palette ou de saucisse. Non, c’était une odeur de chou cuit et recuit de maison mal aérée, une de ces odeurs qui imprègne les papiers peints, les tissus des rideaux de nylon du bureau du capitaine, les uniformes. Cette odeur de chou vert, de cataplasme. D’ailleurs tout ici semblait coloré de ce vert pâle sinistre. La gendarmerie toute entière sentait le chou. Le chou tenait la gendarmerie dans son entrave invisible. Il altérait la respiration, s’insinuait sous les portes, imprégnait les dossiers, les meubles. Dans la cellule de dégrisement, le clochard communal, écœuré, ne parvenait à trouver le sommeil. Il gémissait sourdement.

Le capitaine avait voulu rédiger lui-même le procès-verbal et mener les interrogatoires seul dans son bureau. Il tapait laborieusement de ses deux doigts sur le clavier de la lourde machine à écrire. Immanquablement le ruban se prenait dans le marteau de certaines touches. Il se salissait, se coinçait même parfois les doigts.

Il était difficile de dire si c’était par souci de discrétion, par déférence vis-à-vis de Robert et Hélène ou parce que l’affaire ne pouvait à son avis pas être traitée par le brigadier de service. En réalité le procureur lui avait demandé de voir s’il y avait réellement matière à enregistrer la plainte. Une affaire de gamins. Il y avait des risques dans le village que les gens s’énervent. Il fallait donner des signes à ces parents qui menaçaient d’aller parler au correspondant du journal local. Celui-là, un cousin du capitaine, il en avait fait son affaire. Il craignait plus les cancans à la boucherie ou devant l’école. Et puis malgré tout ce gosse de la ville, il y avait quelque chose de pas très clair dans son comportement. Le capitaine était attaché au respect de la morale. Mais matière à plainte ?

Le brigadier s’était vu confier la mission de garder le garçon tandis que lui s’entretiendrait avec la grand-mère. Un peu gauche dans son rôle de nounou, le gars tentait d’ailleurs de plaisanter avec Vadim dans la pièce étroite qui tenait lieu de salle d’attente de la petite gendarmerie. Il le charriait à propos de la ville d’où il venait, de ses habitudes, de la petite fiancée qu’il devait bien avoir « là-haut ». Le garçon restait sur la défensive, ne sachant à quoi s’en tenir, si cet échange en apparence anodin n’était pas une façon de lui faire avouer quelque chose.

Vadim entendait assourdi, le gémissement du clochard dans sa cellule qui lui rappelait de façon insistante les gémissements de son père quand il avait trop bu. « Ne pas y penser » se disait-il tentant de fixer son attention sur les bêtises du brigadier. Mais le vieux se cognait à la cloison. Une affiche destinée à susciter des vocations militaires tomba sur le brigadier partagé entre l’envie d’aller calmer le clochard, celle de raccrocher l’affiche et le devoir de surveillance de l’adolescent. C’était un dilemme pour le militaire rompu aux consignes simples et choix binaires.

Cela faisait presque trente minutes qu’Hélène conférait avec le capitaine dans son bureau. Elle était assise droite comme un I sur la petite chaise inconfortable où elle avait été installée. Elle s’était gardée de dire au capitaine que son front humide de sueur était barré d’un gros trait d’encre laissé par ses manipulations du ruban de la machine.

Depuis la pièce voisine, on n’entendait rien de leur échange et de toutes façons le brigadier parlait trop fort. Le cerveau de Vadim agité en tous sens se perdait en conjectures. Il avait bien compris que les parents de Poucet avaient réellement porté plainte. Mais il n’avait pas compris ce qu’on lui reprochait au juste. Était-ce d’avoir fait venir Poucet avec ses frères et sa sœur à la maison pour prendre une douche, de leur avoir offert un goûter ?

Vadim ne parvenait pas à voir le mal dans tout ça. Il aimait bien Poucet et la petite troupe. Poucet lui paraissait malin et libre. Il avait confiance en lui. Poucet n’irait pas mentir comme le Petit Prince en racontant n’importe quoi. Plus il tentait de comprendre, plus il réfléchissait, moins il comprenait. Il craignait qu’on ne le renvoie chez sa mère comme un indésirable, un malpropre. Il savait que sa mère avait besoin d’avancer dans ses projets. Il pensa à Anatole. Il aurait aimé pouvoir le joindre au téléphone, mais il ne savait pas s’il oserait l’appeler. Que se passait-il derrière la porte ? Vadim ne voulait pas qu’Hélène ait le moindre ennui à cause de lui. Il entendait à peine le brigadier dont le visage se rapprochait du sien. Le bonhomme débitait des anecdotes limite graveleuses se pensant drôle.

La porte s’ouvrit et c’est le capitaine qui apparut, le visage à la fois grave et débonnaire. Sans savoir, Vadim eut peur pour sa grand-mère. Il la trouva comme figée sur sa chaise, départie de son sourire et de sa bienveillance habituels.

Le capitaine déplia un petit tabouret de bois qu’il plaça devant son bureau face à lui. L’homme semblait embarrassé et jetait de temps à autre de brefs regards en direction d’Hélène, muette, raide comme la vertu, d’apparence impassible.

Vadim ne savait pas comment se comporter sur son tabouret. Il resserra les jambes l’une contre l’autre. Il fit craquer ses doigts comme pour trouver un exutoire au trouble qui le taraudait.

Il n’avait jamais observé de si près le capitaine de gendarmerie et réalisa qu’il avait les yeux globuleux mais surtout une énorme empreinte d’encre qui lui barrait le front gommant toute velléité d’autorité d’un agent de la force publique, aussi gradé fut-il…

Vadim ne put s’empêcher de sourire, il était au bord du rire. Hélène tenta de lui envoyer un regard désapprobateur mais le capitaine avait surpris son sourire…

— Ah mais, jeune homme, ça vous fait rire de vous retrouver dans le bureau du plus haut gradé de la section de gendarmerie de la commune où résident vos grands-parents ?

— Non, c’est que… c’est juste… que vous avez une grosse trace noire sur le front… vous avez dû vous salir quelque part.

Le capitaine roula les yeux de dépit. Il ouvrit précipitamment le premier tiroir métallique de son bureau dont il sortit un petit miroir. Comprenant le ridicule de la situation, il sortit un immense mouchoir blanc de la poche de sa vareuse et tenta de s’éponger le front. Le résultat fut pire encore. L’encre s’étalait au lieu de disparaître.

C’était presque nerveux, difficile pour Vadim de ne pas pouffer. Hélène se contenant, tentait elle aussi de réprimer un sourire.

Humilié, le capitaine prit la décision de s’éclipser un moment et laissa Hélène et Vadim.

— Tu es fou Vadim, c’est un capitaine de gendarmerie…

— Désolé grand-mère, c’était plus fort que moi, je ne pouvais pas rester sans rien lui dire, c’est pas méchant…

— Non, mais nous ne sommes pas en position de force vois-tu…

— Mais qu’est-ce que j’ai fait de mal ?

La porte grinça. Le capitaine revint réjoui d’avoir pu se débarbouiller. Il s’était rafraîchi le visage et en avait profité pour mouiller ses cheveux et les ramener en arrière. Il trouvait que ça le rajeunissait. L’eau gouttait dans son cou. Cette fois, Vadim comprit qu’il serait mieux de ne rien dire.

— Alors jeune homme, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Tu n’es pas sans savoir que la gendarmerie a reçu une plainte de la part de parents d’une famille bien connue de notre commune. Malgré ton jeune âge, je souhaite que tu comprennes la gravité de la situation et qu’il m’appartient dans le souci du respect de l’ordre public euh… de veiller à l’ordre. Je ne voudrais pas devoir m’en ouvrir à Monsieur le Maire. Nous connaissons bien tes grands-parents, ce sont des personnes de confiance, hautement respectables, nous savons que ton grand-père a exercé dans la fonction publique, et je suis moi-même agent de la force publique. La réputation de ton grand-père est excellente. Je ne voudrais pas qu’elle soit entachée par ton attitude. Néanmoins, nous savons aussi les circonstances douloureuses qui t’ont conduit à venir résider à la campagne chez tes grands – parents le temps que ta maman résolve un certain nombre d’affaires. Subséquemment nous comprenons que euh… ces évènements aient pu te perturber. Mais il faut que tu comprennes également qu’ici nous ne sommes pas à la ville et que les langues se délient vite. La population et c’est bien normal est attachée au respect des valeurs, notamment familiales et morales. Ta chance, si j’ose dire, est de bénéficier outre ces circonstances atténuantes, d’un jeune âge qui te protège de poursuites plus graves, pour l’instant…

— Vous allez me chasser du village ? Je vais devoir retourner chez ma mère ?

— Ah ! Mais ne m’interrompez-pas jeune homme ! C’est tout à fait discourtois. J’essaie de vous expliquer en toute transparence devant votre grand-mère les tenants et les aboutissants d’une affaire qui pourrait altérer singulièrement le climat pourtant paisible de notre commune. Encore une fois, je ne souhaite pas voir des rumeurs colportées et notamment des familles craindre pour leurs enfants.

— Mais…

— Tu vois ce que je veux dire ?

Vadim sourdement percevait un lien avec l’histoire du Petit Prince. Hélène tenta d’expliquer.

— Tu te souviens qu’il y a eu une plainte, il y a un moment, venue du petit Simon… va-t-il mieux capitaine ?

— C’est-à-dire, c’est un peu confidentiel, il donne du fil à retordre à ses éducateurs… mais… oui, il y a un lien… En effet, une plainte ça va… on peut regarder ailleurs, penser que ce jeune était assez perturbé… il invente beaucoup d’histoires… nous le savons… mais les parents qui viennent de porter plainte sont formels… Ils considèrent… heu… que tu as des attitudes… comment dire… inappropriées… vis-à-vis de camarades… enfin, cette affaire de douche était déjà gênante mais que tu partages la baignoire avec l’un des garçons… comprends-tu ? Tu n’es pas de leur fratrie… Alors vois-tu, encore une fois, nous pouvons être compréhensifs, mais en tant qu’officier, je considère que ton trouble est comment dire ? Déplacé, envahissant et sort du cadre normal. Ici on n’invite pas des petits copains à prendre un bain..euh.. dévêtus… On est pudiques ! Ce sont des petits garçons, tu es un jeune homme sous l’emprise probable des hormones de croissance, toutefois, il faut se contenir. Je n’en dirais pas plus en présence de ta grand-mère. Quelques années de plus et je te faisais coffrer !

La capitaine avait brutalement élevé la voix comme pour marquer soudainement son autorité. Vadim ne put s’empêcher de pleurer.

— Ah ! Voilà que ça pleure après avoir ri ! Mais enfin, tu n’es pas une fillette ! Pense que bientôt tu devras aller au service militaire ! Vous voyez madame, cela confirme bien ce que je vous disais. Une instabilité psychologique. C’est tout à fait compréhensible. Il est très jeune. Il a vécu des moments difficiles et manque de repères paternels et d’autorité. On sait qu’un grand-père par nature cède tout à son petit fils… il va devoir se reprendre…

Vadim était perdu. Ce discours lui tombait dessus comme une avalanche. Le capitaine poursuivit avec emphase emporté par son discours.

— C’est donc la raison mon jeune ami pour laquelle je demande officiellement à tes grands-parents de te conduire chez le psychologue de leur choix. Ta grand-mère vient de me garantir que cela sera fait ce qui permettra primo de t’apporter l’aide médicale dont tu as besoin et deuzio me permettra d’éteindre la deuxième et dernière plainte que je viens de recevoir à ton sujet. C’est bien compris ? Serrons-nous la main, entre hommes. Car tu as treize ans maintenant. Tu dois te comporter en homme. Avec virilité. Et depuis que ta maman est seule, c’est incontestablement toi le chef de famille et tu dois être à la hauteur ! J’ai confiance ! Sursum corda comme disait mon père qui n’était qu’adjudant mais portait fièrement l’uniforme !

Ils se retrouvèrent dans la rue bordée de platanes qui jouxtait la gendarmerie. Hélène et Vadim firent quelques pas. Le soleil brillait encore, mais il faisait frais. Hélène boutonna son manteau :

— Quel con tout de même !

— Grand-mère ! Tu dis des gros mots ? Il va me faire quoi ce psychologue ?

— Tu pourras lui parler, de toutes façons ça ne peut pas te faire de mal et ce que tu lui diras restera secret…

— Vous croyez que je suis coupable ?

— Coupable de quoi ? Tu te sens coupable ?

Vadim répondit que non, mais il se sentait coupable. Il pensa de nouveau à l’accident de son père. Tout cela ne serait pas arrivé s’il n’avait pas tué son père en pensées. Jamais il n’avait eu d’ennuis. Mais depuis c’était comme si le sort s’acharnait contre lui pour le punir. Il ressentait cela. Les ennuis comme une punition. Il devait bien mériter cela. Alors oui, peut-être pas coupable de ce qu’on lui reprochait, mais coupable oui. Il se sentait comme un poids pour sa mère, ses grands-parents. Il avait envie de mourir, de disparaître.

Ils rentrèrent à la maison presque sans un mot. Hélène désemparée tentait de lui changer l’esprit en lui montrant la vitrine du boulanger ou celle du coiffeur. Elle en profita pour prendre rendez-vous pour Robert. Elle hésita à proposer un rendez-vous à Vadim, elle aimait bien voir ses cheveux qui poussaient et perçut que ce ne serait pas le moment. Ils perdirent vingt minutes à discuter de tout et de rien avec une vieille dame qu’Hélène semblait bien connaître. Elle jetait des petits regards en dessous à Vadim qui heureusement n’y attacha pas d’importance.

En réalité, Vadim était ailleurs, dans ses pensées sombres.

Lorsqu’ils arrivèrent sur le perron de la maison, le garçon se retourna vers Hélène :

— Pour Rémi, je préfère annuler. Tu pourras le dire à Anatole ? Je n’ai pas trop envie de parler de tout ça avec lui. Et je préfère éviter les soucis. Pour Rémi j’annule. Je vais lire dans ma chambre.

Hélène resta un moment pensive sur le gravier de la cour. Elle se reprit et descendit retrouver Robert. Comme souvent, il tenta de minimiser. Il assura que lui aussi petit avait joué à touche pipi avec ses petits voisins et que cela ne l’avait pas empêché de fonder une famille et de réussir sa carrière. Ce n’était pas ce qui inquiétait Hélène. Elle avait le sentiment que cet épisode ventait de faire capoter la dynamique positive dans laquelle son petit fils avait réussi à se placer, surtout depuis la visite d’Anatole.

Elle hésitait à appeler Isabelle pour lui en parler. Puis sans rien dire à Robert, s’assurant discrètement que Vadim était dans sa chambre, porte fermée, elle se glissa dans le vestibule, ferma toutes les portes, tira une chaise et prit la décision d’appeler Anatole.

Elle avait peur de déranger, elle savait qu’il avait beaucoup de travail. Elle tomba d’abord sur une secrétaire ce qui la dérouta un instant. La vois chaleureuse et enjouée d’Anatole la rassura immédiatement. C’était fou comme son charisme passait même à distance, même à travers sa seule voix. Il avait immédiatement compris qu’Hélène n’appelait pas pour rien. Elle lui raconta l’histoire de Poucet, de la plainte, du Petit Prince et surtout sa crainte de voir Vadim se refermer sur lui-même… Elle lui confia que Vadim ne voulait plus recevoir Rémi et risquait de se punir tout seul de façon injuste… Anatole l’écouta longuement. Il l’encouragea. Il lui raconta que sa propre jeunesse n’avait pas été que facile et encore moins sage. Anatole ne voulait pas tout livrer de sa vie, il assura Hélène qu’il comprenait le ressenti de Vadim. Et c’était vrai. Anatole était de ces enjoués qui en réalité prennent les émotions qui passent, connecté de façon intense à la vie, aux humains. C’était pourquoi il avait immédiatement perçu chez Isabelle cette différence sensible qui l’attirait.

— Avec tout ce que vous venez de me raconter, nous pouvons nous contenter d’accompagner Vadim de façon passive, en l’aidant au mieux… ou bien…

— Ou bien ?

— Ou bien vous me faites confiance et nous organisons la venue de Rémi sans le dire à Vadim, en le mettant devant le fait accompli.

— Vous ne craignez pas qu’il s’enferme dans sa chambre et nous retire alors toute sa confiance ?

— Vous ne craignez pas qu’il se replie encore plus tout seul dans sa bulle ? Il va voir bientôt un psychologue dites-vous, j’espère que vous en trouverez un bon, je crois en la force de la vie, je crois que Vadim aime la vie, qu’il a besoin de liens forts et positifs… Je peux être son ami, je ne suis pas de la même génération que lui, je n’aurais pas le même ressenti et de ce qu’il m’a dit je perçois qu’il apprécie beaucoup Rémi. Faites-moi confiance !

Hélène hésita un bref instant puis se dit que l’enjeu en valait la chandelle, on n’avait rien sans risque.

— Je vous fais confiance Anatole. J’appellerai les parents du petit Rémi. Je vous laisserai faire pour la suite.

La porte venait de s’ouvrir si doucement qu’Hélène concentrée sur son appel n’avait rien perçu.

Vadim était debout dans l’encadrement de la porte et la fixait, livide.

Épisode 18 – Le chaos

« Je suis le pantin de mes émotions ». C’était la première phrase que Vadim avait osé écrire dans son journal intime. Tenir ce journal, il avait décidé de le faire sur les conseils de la psychologue qu’il rencontrait dorénavant chaque jeudi à dix heures, à la sous-préfecture.

Il se murmurait souvent pour lui telle un mantra, cette phrase qu’il avait formulée lorsqu’elle lui avait dit : « Tu as le droit d’écouter tes émotions. »

Installé dans ses treize ans, grandissant de jour en jour au point que c’en était presque visible à l’œil nu, Vadim avait le sentiment d’être sans cesse cahoté sur les montagnes russes, que la joie n’était jamais loin de la tristesse… La colère, il ne l’éprouvait que contre lui-même. Ce sentiment de culpabilité qui venait tout salir. Il avait écrit aussi plus loin des phrases définitives : « tout bonheur se paye ». « Je ne mérite pas de voir Rémi ».

Son cerveau toujours en mouvement ressemblait au tambour en action d’une machine à laver et l’empêchait de comprendre rien. En revanche, il savait à présent dans sa chair ce que veut dire l’expression « je suis essoré ». Il maigrissait et les cernes creusaient son visage. Ses yeux paraissaient plus profonds encore. Mais le tambour n’avait pas fini de tourner, de cogner même et le cycle infernal redémarrait après la moindre accalmie. La nuit alternait des moments d’abattements où il dormait lourd comme une masse avec des rêves bizarres, des cauchemars qui allaient imposer leur ambiance tout au long de la journée…

Autour de lui, les siens étaient prévenants. Sa mère l’appelait plus souvent d’une voix douce et consolatrice. Elle lui passait fréquemment Anatole. Le ton enjoué de son nouvel ami lui paraissait faux ou plutôt Vadim exagérant chaque détail voyait sa vie avec noirceur et refusait les encouragements et les félicitations. Il savait qu’Anatole fomentait quelque chose dans son dos et l’avait prévenu de n’en rien faire. « Je ne veux pas que Rémi vienne, il s’ennuierait avec moi » avait-il même lâché.

Dans la bibliothèque, Vadim avait trouvé un vieux recueil tout écorné de poèmes de Rimbaud. Il revenait sans cesse sur la lecture du « Bateau ivre ». Il l’avait appris par cœur à force de le relire. Les images surgissaient et le dévoraient presque. Il aimait murmurer :

J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Il avait cherché dans le dictionnaire le sens des mots qu’il ne connaissait pas. Certainement celui du poème lui échappait. Ce qu’il aimait c’était ce surgissement d’images, leur rythme et puis il avait lu une courte biographie de Rimbaud. Cette fin terrifiante, il s’y retrouvait. Il se voyait un destin pareil. Fuir au bout du monde. Disparaître, se faire oublier… Vadim était convaincu que la mort le toucherait prochainement. La maladie, le cancer… Les scénarios morbides ne manquaient pas. Il s’y complaisait. Il voyait sa famille se pencher sur son cadavre et conclure « qu’on ne l’aurait pas vu vivre vieux de toutes façons ».

Une autre fois, il avait fait ce rêve, assez précis, intense qu’il avait rencontré Rimbaud au hasard d’une fugue. C’était une nuit chaude d’été. Il marchait sous les étoiles depuis un moment dans une plaine calme. C’est là qu’il avait retrouvé Arthur au bord d’une étroite route dans la campagne.

Le jeune poète à peine plus âgé que lui terminait d’écrire « Ma bohème ». Rimbaud était assis dans un fossé plein d’herbes. Vadim le voyait tout inspiré, terminer d’écrire sur une sorte de parchemin : « De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur ! » Le poème était alors évidemment inconnu. Devant partir au loin, Rimbaud le lui avait confié au petit matin. Un rouleau de papier. Après avoir partagé un quignon de pain, le jeune poète s’était enfui à grandes foulées disparaissant dans la brume rose. Dans son rêve étrange, Rémi s’était retrouvé alors tout seul, le poème dans les mains avec le dilemme : donner le texte à un éditeur en le rendant à son auteur ou laisser croire qu’il était de lui et devenir célèbre à sa place. Le rêve s’était mué en cauchemar. Car Vadim s’était attribué le poème mais tel l’œil de Caïn, la figure de Rimbaud était apparue une nuit et se détachait immense dans le ciel, hurlant : « imposteur ! Imposteur ! »

Il découvrit dans le dictionnaire qu’il n’y a pas de féminin pour imposteur : « Personne qui trompe par de fausses apparences, qui se fait passer pour quelqu’un d’autre. »

Le rêve l’avait taraudé une journée entière. « Les gens pensent que je suis gentil alors que mon père est mort, car j’ai souhaité sa mort de toutes mes forces. » Je suis l’imposteur.

Cette affirmation définitive avait dérouté et effrayé le premier psychologue qu’on lui avait fait rencontrer. Le pauvre jeune homme, à peine sorti de ses études, à peine plus âge que son patient, portait une blouse blanche pour se donner l’air sérieux, mais il n’en menait pas large. La maturité de Vadim le perturbait, quelque chose en lui le troublait. Il se sentait submergé. Vadim parlait trop bien avec un cynisme effrayant, une noirceur. Il orienta alors l’adolescent vers sa consœur plus expérimentée. Vadim reçut cela comme une trahison.

À la maison l’ambiance était étrange. Les grands-parents faisaient tout pour arrondir les angles. Pour Vadim, ce manque de résistance à ses changements brusques d’attitude, ses colères… c’était comme une forme de capitulation. La paix avait été négociée par le capitaine de gendarmerie avec les parents de Poucet. Il n’y aurait pas de plainte. Dans tous les cas, les parents de Poucet n’auraient pas eu le sou pour payer un avocat et pour quoi faire ? Il n’y avait plus de raison objective de s’inquiéter. Mais Vadim ne parvenait pas à enclencher la machine. Il faisait les devoirs qu’il recevait toujours par la Poste et réussissait sans grande difficulté à faire ce qui était attendu… mais c’était sans joie, sans motivation réelle. Ses grands-parents faisaient des tentatives de diversion. Un soir, Hélène elle-même avait lancé l’idée du restaurant.

— Allez-y sans moi ! Je n’ai pas envie qu’on me voie manger en public et puis je n’ai rien à fêter.

Les grands-parents décidèrent de renoncer à la sortie dans ce cas. C’était pour faire plaisir à Vadim, avant tout. Vadim redoubla de culpabilité et resta prostré dans sa chambre.

Le lendemain et les jours suivant, il tança chacun de ses interlocuteurs : « Tu crois que je suis fou ? » Il insistait. On aurait dit qu’il cherchait sans cesse des preuves contre lui. Fou, pas normal, avec des idées bizarres, imposteur, responsable de la mort de son père.

Il cherchait des preuves jusque dans les hésitations d’Hélène, les précautions de la psychologue ou même d’Anatole au téléphone. Toute dénégation d’un adulte était vue comme un subterfuge, une façon de minimiser. Pour se convaincre de sa « folie », Vadim déchira son journal intime avant d’aller le brûler dans le barbecue en briques du jardin.

Son cerveau ne cessait pas de s’agiter. Les séances chez la psychologue ne semblaient rien donner, ni mieux, ni mal. Parfois, il restait sans rien dire près de dix minutes.

Sarcastique, il avait dit à la dame toujours équanime et souriante : « Pas mal votre métier, vous êtes payée à écouter le silence et à ne rien faire ».

— C’est parfois éprouvant de rester silencieux comme de rester face à une personne qui ne dit rien.

— Ah vous voyez que je suis vraiment insupportable et complètement fou !

— Tu retiens tes émotions, tu t’accroches à elles alors qu’en les laissant filer tu verrais comment elles peuvent enrichir ta sensibilité, ton esprit créatif. La clé est en toi. Peut-être que tu peux arrêter maintenant la thérapie.

— D’accord, oui, vous avez raison !

Cette double autorisation, libérer ses émotions et cesser de voir la psychologue, Vadim s’en saisit de façon étonnante.

Là où d’autres auraient sombré dans la mélancolie, le repli, les dérives, il y eut quelque chose qui se libéra en lui. Une certitude intime, un verrou qu’on tire.

Ce jeudi soir là, il monta se coucher relativement tôt après le repas. Il se sentait fatigué non pas de mauvaise fatigue dépressive mais de celle de l’animal, reptile ou chenille, qui a mué. Il s’était débarrassé de quelque chose… C’était une sensation, rien d’argumenté ou de dicible. Le sommeil vint rapidement. Il entendit quelque chose gratter. Rêvait-il ? Il pensa à l’un des chiens à la porte, mais ce n’était pas ça. Le bruit venait de la fenêtre. Il pensa à un oiseau perdu… Sa chambre étant à l’étage, il ne fermait jamais le petit volet. Il aimait bien voir les premiers rayons du jour s’infiltrer. Le grattement se fit plus insistant.

— Bon sang ! Poucet ! Qu’est-ce que tu fiches là ?

Aussi incroyable que cela puisse paraître, le frêle Poucet était parvenu à prendre appui sur la pierre d’en bas, se hisser le long de la gouttière et grimper jusqu’à la chambre du garçon. Vadim avait ouvert la fenêtre. Il était plus effrayé qu’autre chose. Poucet aurait pu faire une mauvaise chute.

— Alors content de me voir ?

— Mais qu’est-ce que tu fais là ? Si tes parents l’apprennent, je suis mort…

— T’inquiète pas pour les parents. Je suis venu te voir pour te dire au revoir. On va en famille d’accueil.

Poucet sauta dans la chambre, léger comme un cascadeur.

— Dur ça…

— Ce qui est dur c’est qu’on va être séparés, mais on sera mieux qu’à la maison. Tu te souviens de Jonathan ?

— C’est ton aîné ?

— Oui, le maigrichon de la famille. Notre père arrêtait pas de l’embêter. Tu comprends, le soir surtout. On l’a vu, nous on dort dans la même chambre. Mon père il l’appelle l’efféminé. Il dit qu’il lui rappelle notre mère quand elle était jeune. Alors depuis un moment il arrêtait pas de venir l’embêter le soir, tu comprends ? Et comme un soir il l’a fait pleurer et j’ai vu qu’il avait mal, je suis allé chercher notre mère. Ils se sont hurlé dessus. Elle a pris mon vélo et elle est partie. On l’a pas revue de la soirée ni de la nuit. On croyait qu’elle nous avait abandonnés. Le lendemain, l’assistante est passée. Avec une voiture de gendarmes qui attendait dans la cour. La même que pour ce crétin de Petit Prince. Bref, on va être placés. On va en famille d’accueil. Moi je vais à G. Ce sera pas tout près d’ici. Alors si tu me vois pas c’est pour ça. Je voulais te dire ça. Je voulais te dire au-revoir comme tu as été gentil. Et aussi, Jonathan, il voulait s’excuser, c’est à cause de lui que tu as eu des ennuis. Il m’a dit que si les choses s’étaient mieux passées, il aurait bien aimé t’avoir comme ami. C’est notre frère aîné Jonathan, il aurait bien aimé avoir un ami de son âge mais mon père ne voulait jamais.

Vadim se demanda un instant s’il rêvait mais Poucet était bien vivant avec sa bouille ébouriffée, il s’était installé sur le lit de Vadim comme s’il était chez lui. Il portait un petit pull rouge troué sous l’aisselle où il passait sans cesse le doigt. Vadim essayait de ne pas le fixer.

On entendit fureter dans le couloir et gratter à la porte. Les chiens avaient senti sa présence. Poucet n’allait pas tarder à être démasqué. Ils poussèrent la porte de leur truffe. Elle céda et s’ouvrit.

— C’est gentil d’être venu nous voir, tu aurais pu sonner à la porte d’en bas. Nous t’aurions ouvert… bien que l’heure soit avancée…

C’était Robert qui paraissait à la porte, en pantoufles et dans sa plus belle robe de chambre. Il vint comme il aurait fait pour le Maire ou un officiel, serrer très protocolairement la main de Poucet aux ongles en deuil. L’enfant serra la sienne très franchement dans un éclat de rire.

— Vous êtes vraiment une chouette famille Monsieur ! Pas comme la mienne avec mes parents surtout ! Un jour j’aimerais bien réussir ma vie comme vous, avoir une belle maison et une belle famille comme vous… C’est grâce à vous que votre petit fils est devenu quelqu’un de bien. Il a tout de suite été très gentil avec nous, pas à nous rejeter comme la moitié du village, vous voyez ?

— Tu as bien raison, Vadim est quelqu’un de très bien… mais il ne le doit qu’à lui-même !

— Mais arrêtez ! Je vais rougir ! C’était pas grand-chose !

La discussion reprit. Vadim s’était assis contre les oreillers, Poucet au pied du lit et Robert lui, avait pris une vieille chaise qu’il avait approchée des garçons. On aurait dit trois vieux amis. Les chiens après avoir fureté s’étaient mis en boule sur le petit tapis.

— Ce n’est pas parce que je suis vieille que je suis totalement sourde !

Comme au théâtre, Hélène fit sa plus belle entrée. Elle portait un grand plateau de bois sur lequel fumaient deux grands bols de chocolat à côté de deux tasses de tisane, d’un sucrier, d’un peu de miel et des restes de gâteau joliment disposés comme toujours.

— Ô Madame ! S’écria Poucet, vous êtes la reine des gentilles !

— Voilà un jeune homme qui sait vivre !

— En plus d’être un excellent escaladeur… Prends donc ma chaise Hélène !

Robert s’approcha de la fenêtre et contempla la descente dans le noir un peu effrayé des exploits de Poucet.

— Vous voulez la vérité ? confia Poucet…

Et il leur avoua, que bien avant l’arrivée de Vadim, il lui était arrivé une fois, une nuit, à la fin de l’été dernier, d’escalader la gouttière et de se réfugier ici.

Oui, il avait grimpé dans cette chambre dont il avait vu en journée que la fenêtre était restée ouverte. Il avait dormi là toute une nuit, sur le lit, sans toucher aux draps, parce qu’à la maison c’était trop difficile à supporter. Il s’était échappé tout seul, il n’aurait pas pu faire escalader les six autres !

Hélène et Robert se regardèrent. Ils n’eurent aucune envie de faire le moindre reproche à l’enfant. Mais dans leur regard, il y avait aussi l’amer regret de n’avoir rien perçu des drames qui se jouaient si près de chez eux, dans cette région si calme qu’ils la croyaient épargnée des turpitudes.

Poucet ne cherchait pas la pitié. Il restait libre, résolu, farouche et paré pour le bonheur mais sans aucune illusion sur le monde des adultes… Ce fut Vadim qui mena ensuite la discussion. On parla des frères et de la petite sœur. Poucet s’inquiétait plus pour elle que pour lui-même. Troisième de la fratrie, on ne savait dire pourquoi c’était lui qui avait déployé toute cette énergie pour protéger ses frangins et frangines.

Ils parlèrent un long moment. Hélène demanda à Poucet s’il voudrait dormir ici et ne partir qu’au lendemain matin. Poucet refusa, il voulait retourner près de ses frères et sœurs. Le lendemain matin, il faudrait faire leur valise, enfin des sacs pour chacune et chacun…

C’est là qu’Hélène proposa une petite valise et des sacs de voyage qu’ils pourraient récupérer. Ils n’en auraient plus besoin. Poucet, ses frères et sœurs pourraient les garder. Poucet refusa encore, puis hésita, puis accepta à la condition d’aider à tout préparer.

Contre toute attente, Robert proposa de raccompagner Poucet en voiture. Il le laisserait au croisement, de façon à ne pas attirer l’attention. Il fallut un peu de temps pour réunir tout ce qu’il fallait. Monter au grenier, visiter des armoires, dépoussiérer les sacs… Vadim était à présent parfaitement réveillé et s’était mis en action. Il débarrassa le plateau, aida à charger la voiture. La maison était à présent toute éclairée et prise d’une joyeuse agitation. Il n’y avait pas très loin en voiture jusqu’au croisement où il faudrait déposer Poucet mais tout le monde voulut venir… Vadim, Hélène. Alors il fallut s’habiller un peu. Les chiens aussi voulurent être de la partie : l’un devant, l’autre entre les garçons. La grosse chienne s’assit très dignement telle un ministre.

La voiture démarra dans son étrange équipage. Toutes les lumières étaient éteintes dans le hameau. Robert alluma les phares longue portée et la voiture suivit la petite route étroite de la vallée. Fidèle à son habitude, il roulait lentement. Poucet tentait de guetter dans les formes du paysage quand soudain il cria : « Stop ! »

Pas effrayée le moins du monde, une harde d’une dizaine de cerfs et de biches traversa dignement la route sans se presser. La dernière bête, le chef des cerfs, aussi imposant que majestueux, s’arrêta un moment au milieu de la chaussée comme pour fixer ou remercier la voiture de s’être arrêtée. Puis les animaux disparurent dans la nuit noire. Tous avaient retenu leur souffle.

Quand vint le moment de déposer Poucet, celui-ci serra la main de Robert, obtint la permission d’Hélène de s’embrasser… Vadim l’aida à prendre la petite valise et les sacs.

— J’espère que tout va bien se passer et qu’on se reverra. C’est dommage que tu partes si vite, il y a mon meilleur ami qui va venir pour ses vacances. Il s’appelle Rémi, tu l’aurais bien aimé.

Robert et Hélène se sourirent, les visages éclairés par les lampes du tableau de bord.

Épisode 19 – Rémi

Est-ce qu’il s’était endormi sur son bouquin par mégarde ? Pour guetter l’arrivée de Rémi, Vadim était monté dans sa chambre. Depuis le bureau de son grand-père il n’aurait pas eu vue sur la cour et aurait loupé l’arrivée de la petite voiture d’Anatole. Depuis son lit, rideaux entrouverts, il avait une vue parfaite sur le portail. Et puis les chiens feraient leur tintamarre. C’est ce qu’il avait imaginé. Il s’était donc posé là pour attendre les voyageurs avec un bouquin. De temps à autre en tournant sa page il jetait un œil…

Mais il fut brusquement réveillé par Hélène qui frappait à la porte.

— Ils sont là, tu n’as rien vu ?

Vadim se sentit soudainement ridicule, presque honteux, il reprit ses esprits comme il put, manqua de renverser sa grand-mère et bondit dans l’escalier au risque de se casser le nez. Il passa le salon et retrouva Anatole et Rémi qui déposaient leurs valises et se défaisaient dans la demi-obscurité du vestibule. Anatole le salua chaleureusement. Rémi était resté en retrait rangeant une veste dans sa valise. Il ne l’avait pas vu. Vadim trouva qu’il avait terriblement changé. Il était toujours aussi blond, mais nettement plus grand que lui, il s’était allongé comme si son corps avait été un élastique qu’on aurait tiré.

Vadim avait imaginé avec précision le scénario de leurs retrouvailles, les mots qu’il aurait dits. Il avait prévu de les accueillir dans la cour, d’ouvrir la porte, d’aider à porter les bagages. Il se sentait comme un voyageur qui a loupé son train, il se mit à rougir, envahi de timidité. Il était tout gauche, pris au dépourvu.

— Nous avons bien discuté avec Rémi pendant tout le voyage, j’ai fait la connaissance de ton ami, vraiment très chouette si je puis me permettre !

— Oh tu es là ?

Vadim trouva que Rémi avait la voix rauque, grave, changée en quelques mois.

— J’ai, j’ai un cadeau pour ta grand-mère, pour ton grand-père et pour toi !

Rémi plongea de nouveau la tête dans sa valise. Vadim se sentit encore plus gauche, il se dit qu’il n’avait rien prévu en retour pour son ami, que le repas. Il fut pris d’un sentiment de culpabilité et se sentit totalement maladroit. Il se trouvait tout petit à côté d’Anatole et de Rémi qui paraissaient immenses. Ce malaise lui sembla durer des siècles. Et Hélène qui ne venait pas. Il l’appela comme on jette une bouée.

— Grand-mère ! Grand-mère ! Je crois que Rémi à quelque chose pour toi et pour Grand-père aussi !

Il l’appelait comme s’il y avait urgence ou le feu. Hélène les rejoignit, s’essuyant les mains sur son tablier.

— Oh, mais tu as laissé Anatole et ton ami dans le vestibule ! Installe-les donc dans le salon !

Cela ne mit pas plus Vadim à l’aise mais au moins le groupe se mit en mouvement vers la pièce. Vadim avait l’impression de devoir lever haut la tête pour capter le regard de Rémi. Lequel se montra à peine plus assuré pour offrir ses cadeaux. On entendit les « îles ne fallait pas » et « ce n’est rien » habituels. Une très bonne bouteille pour le grand-père qui devait être encore à écrire en bas, des chocolats d’un grand artisan pour Hélène. Rémi avait reçu une sorte d’étui en cuir fauve qui contenait d’un côté un exemplaire relié d’ « Une saison en enfer » et de l’autre un carnet vierge, du même format que le recueil.

— Tu aimes Rimbaud j’espère ? Et le petit carnet, c’est pour quand tu seras inspiré.

Vadim tremblait presque. Il mourrait d’envie de prendre Rémi dans ses bras. Il n’osait pas. Il bredouilla des bêtises à propos de Rimbaud tout ému de découvrir que Rémi l’appréciait. Il proposa que Rémi puisse déposer ses affaires en haut pour désencombrer le salon.

— Je passe devant

C’est ce qu’il avait dit, laissant les adultes en grande conversation dans le salon. Visiblement aux éclats joyeux de voix, Robert les avait rejoints. Non, Isabelle n’était pas venue, on était en semaine et elle devait travailler… En grimpant les marches qui grinçaient tandis que le plus jeune des chiens tout à sa joie curieuse tentait en frétillant de se frayer un passage, Vadim percevait la présence de Rémi dans son dos. Il prit son courage à deux mains et se lança.

— C’est comme tu préfères, soit on t’installe dans la petite chambre d’amis, il y en a une un peu plus grande mais c’est pour Anatole, soit, il y a un lit pliant dans la mienne… mais c’est moi qui prends le lit pliant…

— Tu vas pas prendre le lit pliant… je veux pas t’embêter

Vadim sentit le moment où Rémi allait préférer prendre la petite chambre et y rester seul.

— Mais d’un autre côté, ça fait trop longtemps qu’on s’est pas vus, alors… c’est moi qui prendrai le pliant !

Il y eut des rires, les bagages qui manquèrent tomber, les promesses de choisir qui prendrait quel lit le moment venu…

— Tu dois avoir des grands pieds, tu tiendras pas dans le petit lit…

— Oui c’est ça, de grands pieds !

L’œil de Rémi s’allumait, presque narquois. Il posa ses valises sur un petit meuble que Vadim avait dégagé pour lui. Il était clair que la chambre était déjà aménagée pour la venue de Rémi. Celui-ci vint s’asseoir au milieu du grand lit… lequel sans être immense, pouvait tout à fait accueillir deux personnes.

— Alors c’est ta chambre à la campagne ? Ça va, elle est grande, tu as une plus belle vue que ce que tu avais à la ville…

— C’est en attendant

— C’est vrai qu’il est bien sympa Anatole, au début j’avais cru que c’était ton oncle.

Puis, comme s’il lisait dans les yeux de Vadim décidément bien mutique :

— Tu dois te dire que j’ai changé, en mal. Je suis devenu un grand échalas dit ma mère. En plus j’ai des boutons partout… et même parfois je me rase la moustache, sinon c’est horrible…

Puis il enchaîna passant du coq à l’âne.

— En plus, mes parents divorcent. Remarque ce sera mieux. Mon père il a une nana, je te jure, presque le même age que ma sœur. Il est fou !

Mais Hélène les appelait déjà depuis le bas de l’escalier. Ils quittèrent la chambre.

— Sinon, non tu n’as pas changé en mal. C’est toi qui dois me trouver trop petit… Tu verras, ils ont l’air comme ça, mais ils sont très chouettes mes grands-parents. Tu vas faire connaissance de Robert le grand-père qui joue de la mandoline.

Et ça ne loupa pas. À peine furent-ils en bas pour une nouvelle séance de présentation que Rémi moins timide que Vadim lança :

— Il paraît que vous jouez de la mandoline ?

Bien animé par Anatole qui n’était pas en reste et que la fatigue du voyage n’altérait pas, le repas fut chaleureux, animé et souriant. Vadim avait apporté sa contribution au dessert. Il fut décidé avant de goûter le gâteau d’aller appeler Isabelle au téléphone. Hélène fut étonnée de découvrir Robert allant chercher de sa propre initiative le téléphone dans le vestibule en déroulant un long fil dont elle semblait ignorer la longueur. On plaça l’appareil de bakélite noire sur la table entre verres et assiettes. C’était une façon d’intégrer Isabelle à la soirée. On lui passa chacun des convives. Vadim s’amusa de voir Rémi tout gêné au téléphone.

— Elle ne croyait pas que c’était moi, j’ai la voix trop grave… souffla —-t-il.

Les bavardages se prolongèrent. Tout le monde participa à débarrasser la table, ranger, laver, essuyer, dans une jolie bonne humeur partagée. Les plaisanteries fusaient. C’était à Hélène que l’on devait cette capacité à rendre la maison toujours chaleureuse et accueillante pour quiconque. Elle était prévenante sans chichis, attentive sans être intrusive, délicate toujours. Pour Robert elle était le repère nécessaire. Une sorte de guide spirituel. Il se laissait parfois à quelque geste tendre ce qui faisait littéralement fondre Vadim. La bienveillance est en général contagieuse si elle est sincère.

Lorsqu’il fut temps de monter se coucher, Vadim vint remercier Anatole d’avoir conduit Rémi. Et Rémi vin renchérir avec tel cœur qu’une sorte d’émotion douce vint traverser chacune et chacun.

Tandis que les garçons s’éclipsaient dans l’escalier, Robert en rajouta de son compliment, il faillit être un peu professoral comme toujours mais la sincérité était là :

— On ne rencontre pas des chics types comme vous tous les matins et c’est vraiment chic tout ce que vous faites, à ma fille, à mon petit fils, à nous-mêmes !

— Vous savez, je reçois énormément de tous ces échanges, il n’y a pas de hasard. Je dois tout cela à Isabelle. Elle vous a dit que la rédactrice lui a demandé de commencer à écrire de petites choses pour le journal ? Si ce n’est pas le cas, ne dites pas que je vous en ai parlé, je crois que c’est un secret !

— J’en étais sûre, se réjouit Hélène.

Les adultes poursuivirent un moment avant de monter à leur tour se coucher. Dans la chambre, les garçons s’étaient couchés. Ils s’étaient lavé les dents tour à tour dans la salle de bains et de façon assez idiote, s’étaient mis en pyjama tout en conservant leur slip en dessous par pudeur. Vadim avait été quasi contraint de garder le grand lit tandis que Rémi s’était positionné dans le lit pliant qu’il avait tout de même rapproché de celui de son ami. Il était vrai que ses pieds touchaient la barre métallique. Vadim trouvait qu’il avait vraiment de longs pieds. Ils en rirent. Vadim avait découvert que Rémi avait le pied grec, comme lui. Ils s’étaient ainsi retrouvés à comparer leurs pieds nus, pied droit contre pied gauche… Ils riaient un peu bêtement, ils étaient si bien. Insouciants. Chacun reprit position, on se dit « bonne nuit » plusieurs fois parce que trente secondes après la conversation repartait de plus belle. Ils avaient tant à se raconter. Rémi parla de sa famille, Vadim du Petit Prince, de Poucet et du chemin qu’il faudrait explorer dès le lendemain. Les températures montaient, le printemps donnait des signes tangibles… La conversation semblait un instant céder à la rêverie, au sommeil, puis elle repartait dans une autre direction, puis une autre encore et au fil des heures, de la nuit qui s’enfonçait autour d’eux, ils finirent par ne se parler qu’en chuchotant… il y eut un long silence…

— Tu crois que je peux venir près de toi ?

— J’allais te le proposer

— Oui, à la longue, je me cogne un peu les pieds…

Rémi se glissa près de Vadim avant même que celui-ci ne se soit reculé de l’autre côté du lit pour lui faire de la place.

— Non reste, t’inquiète… Je sais pas pourquoi, j’ai le cœur qui bat super fort…

— Moi aussi

Rémi glissa ses doigts sur la veste de pyjama de Vadim comme pour l’ausculter…

— Je ne sens pas grand-chose…

Il défit doucement trois boutons et posa ses longs doigts fins sur la poitrine de Rémi.

— Oui, là, je sens mieux, il bat fort…

— Elle est chaude ta main, elle est douce…

Quand Rémi voulut la retirer, Vadim la retint. Ils s’endormirent malgré eux, dans un souffle mêlé de chuchotements inaudibles, front sur front.

En ouvrant la porte doucement pour les réveiller, Hélène fut saisie et touchée à la fois. Elle les contemplant un instant voyant à la fois deux enfants et deux jeunes hommes. Ils n’avaient pas bougé dans leur sommeil et leurs têtes étaient toujours appuyées l’une à l’autre, front sur front, la main de Rémi protégeant celle de Vadim. Leurs cheveux étaient ébouriffés, ils dormaient paisiblement, un sourire sur leurs lèvres. Hélène, toujours discrète et délicate, prit le parti de reculer et tout en laissant la porte entrouverte, d’une voix aussi douce que possible, appela les garçons, il était près de onze heures, Anatole allait bientôt partir, ils pourraient peut-être se lever pour lui dire au revoir. Ce fut Rémi qui répondit. Rassurée, Hélène tira la porte derrière elle.

— Vadim ! Vadim ! Ta grand-mère vient de nous réveiller. Anatole va partir, il faut se lever pour lui dire au revoir.

Vadim ouvrit les yeux et s’étira tout content de trouver son ami là…

— Ma grand-mère ? Heureusement qu’elle ne nous a pas vus. Enfin elle dirait rien mais… en plus j’ai mon bâton du matin.

— Oui ben… moi aussi tu vois, t’es un grand malade toi !

Quelque chose s’était noué dans leurs retrouvailles. Une évidence. Rémi apaisait Vadim tout en lui donnant une belle énergie souriante. Une complicité qui se vit immédiatement et qui mêlait malice et douceur, attention et communication. Un attachement entier, sincère et immédiat. En se retrouvant, ils se défaisaient ensemble de leur enfance mais muaient vers leur avenir, dans un mouvement partagé, un élan. C’était comme si chacun répondait aux manques de l’autre. Ils étaient très différents l’un de l’autre, à mains égards. Mais comme le dirait plus tard Robert tout attendri : « délicieusement complémentaires ».

Cela se perçut dès qu’ils descendirent ensemble petit déjeuner dans la cuisine. Vadim peu démonstratif habituellement vint embrasser sa grand-mère et Rémi demanda l’autorisation d’en faire autant. Ils entourèrent Anatole et le remercièrent encore. Ils insistèrent pour qu’il revienne bientôt avec Isabelle.

— Vous vous êtes bien retrouvés vous… je suis bien content si j’ai aidé à vos retrouvailles, vous êtes deux anges

— Les anges n’ont pas de sexe ! Nous on en a ! lança facétieux un Vadim soudain dévergondé

— Je n’en doute pas, je n’en doute pas… répondit Anatole presque désarçonné par autant d’assurance mais saisissant parfaitement le sous-entendu.

— Oui, bon, Vadim, nous raconte pas ta vie privée, pondéra Rémi.

Rémi pensa soudainement à ses parents accaparés par leur divorce mais qui n’auraient peut-être pas vu d’un bon œil que leur amitié devienne si intense et proche. Et puis, il laissa ses idées de côté.

Quand la petite voiture d’Anatole franchit le portail de la maison en lançant un amical coup de klaxon alors qu’ils étaient tous les deux debout sur le perron pour lui dire au-revoir, c’est Rémi qui accrocha discrètement la main de Vadim par le petit doigt avec une telle délicatesse que celui-ci sentit comme un flux de douceur l’envahir.

— Ces deux-là se sont bien trouvés, confia Robert à Hélène un peu plus tard alors qu’ils étaient seuls.

— Toi aussi tu l’as vu, c’est incroyable comme Vadim semble épanoui quand Rémi est là.

— Je crois que leur lien est sincère et plus fort même que ce que j’avais imaginé…

— Nous n’avons pas fini de les voir ensemble je pense.

Rémi et Vadim étaient déjà sur le chemin, grimpant sur le causse avec les chiens. Ils ne virent ni lièvre ni chevreuil, peut-être parce qu’ils riaient trop. Ils s’essoufflèrent dans la montée, cavalèrent dans les descentes. Ils jouèrent avec les chiens, admirèrent les premières orchidées sauvages. Ils vinrent s’asseoir ensemble sur le rocher préféré de Vadim pour admirer la vallée et les méandres de la rivière. Ils contemplaient le paysage à leurs pieds et restèrent un long moment silencieux. Vadim se sentait si bien, à la fois si heureux et ému que les larmes lui vinrent aux yeux.

— Ce n’est pas à cause de moi que tu pleures ?

— C’est grâce à toi.

— C’est parce que tu sens comme moi qu’on ne se quittera jamais maintenant. Fallait juste attendre. C’est malin, tu pleures, je pleure aussi ! Tu seras choqué si je dors avec toi ce soir ?

Épisode 20 – À la belle étoile

C’est en explorant l’appentis qu’ils découvrirent une petite tente, grise, bien roulée dans son étui.

Vadim avait entrepris de faire visiter la maison à Rémi. Il n’en connaissait lui-même pas toutes les richesses, ni tous les recoins. Il lui avait montré la bibliothèque, joué un premier air de mandoline qu’il savait faire sur trois cordes. Il y avait des placards, des soupentes, le grenier encombré au plancher fragile, un poulailler désaffecté où Hélène rangeait ses boutures et puis cet appentis qui tenait de l’atelier et du bric-à-brac.

Lequel eut l’idée en premier ? Leurs yeux s’illuminèrent en réalité au même moment. L’idée d’une escapade sur le causse, d’une nuit dehors, de repas à prendre en pleine nature, surtout d’être tous les deux ensemble, les emplit d’une joie communicative.

— C’était ma tente de jeune soldat !

Des milliers d’images revenaient en cascade à la mémoire de Robert. Ce n’étaient pas que de bons souvenirs. Il se demanda en son for intérieur s’il ne restait pas un peu de sable du désert dans la toile.

Avec les garçons, ils déroulèrent la vieille toile sur l’herbe. Tout y était. Les sardines, les piquets et une odeur âcre de renfermé. Dans le tapis, il restait en effet du sable. À la surprise des garçons, Robert entreprit de le recueillir dans une petite boite de fer blanc.

— C’est du sable de Bou Saâda, une oasis, juste à l’entrée du désert en Algérie.

Robert prompt pourtant à raconter l’Histoire, n’en dit pas plus. Mais les garçons contemplèrent alors la tente avec respect, conscients qu’elle avait vécu des aventures par le passé.

— Elle est bien vieille, elle risque de craquer dans les angles, vous voyez ? Il ne faudra pas tirer trop fort sur la fermeture, déjà à l’époque elle coinçait. Vous risquez d’être serrés là-dedans.

— Ça veut dire que tu es d’accord pour nous la prêter ?

— Vous avez mon accord, mais il faudra maintenant convaincre ta grand-mère !

Hélène fut surprise mais pas opposée. Elle réfléchit à voix haute. Les chiens ne pourraient pas venir avec eux, car ils ne tiendraient pas dans la tente et risqueraient de s’échapper. Elle avait un petit réchaud à gaz qui tiendrait dans un sac à dos, il faudrait prendre ce qu’elle appelait des « sacs à viande » et des sacs de couchage, elles savaient où ils étaient. Pour elle toutefois, il fallait l’accord de la mère de Rémi. Il fallut attendre jusqu’au soir pour pouvoir la joindre.

Rémi lui trouva la voix très blanche au téléphone. Il voulut lui expliquer mais celle-ci demanda presque aussitôt à parler à Hélène. La conversation dura un long moment. Les deux garçons qui attendaient sur le canapé du salon, finirent par s’inquiéter.

— Tu crois que ta mère n’est pas d’accord ?

— Elle avait une drôle de voix. Elle a dû encore se disputer encore avec mon père.

Hélène revint et demanda à Rémi de venir s’entretenir avec elle dans la cuisine. Vadim manqua de s’en agacer entre inquiétude et jalousie. Il avait beau coller l’oreille à la porte, il n’entendait rien.

Robert qui passait par là s’étonna de la situation. Vadim se sentit un peu ridicule en étant démasqué dans sa tentative d’espionnage. Il rejoignit son grand-père au salon. Il ne parvenait pas à masquer son inquiétude. Il craignait une catastrophe chez Rémi, un départ anticipé, l’annulation de la nuit à la belle étoile.

L’attente lui parut une éternité. Robert lisant son Monde de la veille, observait depuis son fauteuil le tressautement des jambes de son petit fils. Il tenta de le rassurer quand Hélène et Rémi sortirent de la cuisine après leur conciliabule.

— Je te laisse lui expliquer ?

— Non, vous c’est mieux…

On retrouva le pire Vadim des colères soudaines et des larmes. Vadim qui n’imaginait que les catastrophes, Vadim qui pensait que c’était terminé, que Rémi devrait rentrer, Vadim qui se leva brusquement sans vouloir entendre ce qu’on avait à lui dire et claqua la porte du salon, grimpa l’escalier quatre à quatre et s’enferma dans la chambre.

Rémi était dévasté à son tour, désemparé.

— Mais quoi ? Il y a un souci Hélène ?

— Oui et non, la maman de Rémi nous demande si nous pouvons le garder un peu plus longtemps après les vacances, elle a des soucis de famille à régler… elle envisage de passer apporter des affaires supplémentaires si nous sommes d’accord… et pour la nuit sous la tente, elle n’y voit aucun souci, surtout si nous les envoyons comme j’avais imaginé, dans le pré de la ferme des L qui pourront toujours jeter un regard…

— Et Vadim a pris la mouche, tellement il a eu peur d’une mauvaise nouvelle…

— Il… il est trop sensible… mais je l’aime beaucoup dit Rémi confus et hésitant…

— Et tu es encore là et non pas auprès de lui ? reprit Robert encourageant.

Rémi bondit à son tour hors de la pièce et grimpa à la chambre. La porte était fermée à clé. Il appela doucement Vadim, puis un peu plus fort. Lequel faisait le mort.

— Je ne bougerai pas tant que tu n’ouvriras pas. Je vais m’asseoir le dos à la porte… Ce ne sont pas de mauvaises nouvelles, enfin je crois, pour toi…

Quelques minutes passèrent, Rémi s’était assis dans le couloir le dos à la porte. Il manqua de tomber, la porte venait de s’ouvrir sans bruit. Il se releva à moitié allongé sur le plancher. Vadim s ‘était déjà allongé sur le lit, lui tournant le dos, comme un condamné dans l’attente de la sentence.

— La mauvaise nouvelle, enfin à moitié mauvaise, c’est que mes parents divorcent. Ça c’est confirmé. La bonne, c’est que ma mère a demandé si tes grands-parents pourraient m’accueillir encore après les vacances. Tu vas devoir me supporter plus longtemps. Et on fera nos cours ensemble. Peut-être que c’est ça le problème pour toi…

Vadim se releva brusquement pour se précipiter dans les bras de son ami qui venait de prendre place sur le lit.

— Je suis trop con, trop égoïste, j’ai cru que tu allais partir plus tôt…

— Et pour la nuit à la belle étoile, c’est d’accord !

Se sentant ridicule et coupable de sa réaction, Vadim entreprit de réconforter son ami et parla avec lui de sa famille. La sœur de Rémi irait chez une amie à elle qui habitait à deux rues. Les parents allaient se séparer, trouver chacun un logement. De ce qu’il avait compris, son père avait mis enceinte la jeune femme avec laquelle il était. Avoir un demi-frère ou une demi-sœur était un concept qui ne l’enchantait guère.

Le repas permit d’échafauder l’organisation de la nuit à la belle étoile. C’était une bonne diversion pour Rémi. Vadim près de lui n’avait de cesse d’être prévenant. Il le servait dès qu’il manquait de quelque chose. Il tapotait de ses doigts la main de Rémi. Hélène, toujours discrète, fut touchée de voir l’expression délicate de ces petits signes de tendresse. Avec l’aide de Robert, les garçons préparèrent ensuite leur expédition comme s’ils allaient bivouaquer plusieurs jours dans la jungle. Les garçons, c’est souvent ainsi qu’on allait les appeler pour parler d’eux. Ils avaient accumulé tant de matériel qu’ils durent se résoudre à en laisser beaucoup derrière eux. Hélène promit de leur préparer des petits pains fourrés et leur donna la possibilité de se servir dans « sa » réserve. Rémi demanda à l’aider. Vadim voulut emporter « son » Rimbaud pour le lire le soir à la belle étoile… il faudrait une lampe. Robert descendit fouiller longuement dans son bureau et revint avec une magnifique lampe torche qui pouvait émettre des signaux lumineux et éclairer au loin.

— Cadeau ! Elle sera pour toutes vos aventures !

Cette lampe, on la retrouverait des années plus tard, bien en place sur la petite table à l’entrée de l’appartement de Rémi et Vadim. Elle deviendrait pour eux un de leurs objets les plus précieux, ce que ne comprenaient pas vraiment leurs amis. « C’est quoi cette vieille lampe moche ? »

Hélène avait été assez fine pour les laisser tout prendre en mains à leur façon mais les persuader de s’installer dans le pré des L qui avaient donné leur accord. Le vieux père ferait un crochet en menant le troupeau. À la ferme, ils pensaient que les jeunes resteraient plusieurs jours et s’amusèrent de l’inquiétude des « gens de la ville ». « Quelle idée de vouloir dormir dehors quand on a une belle maison ! »

Bien que le causse offrit mille sentiers qui se perdaient parfois au bord de la falaise, les garçons savaient que le but de leur excursion, à moins de sept kilomètres était atteignable par le grand chemin, une sorte de piste tracée comme une grosse cicatrice entre les buissons. Les paysans en avaient besoin pour rejoindre des pâtures et faire passer les troupeaux. Quand il pleuvait d’immenses flaques se formaient dans la terre rouge. Sur les conseils de Robert ils avaient emporté avec eux une carte d’état-major et une boussole pour s’orienter. S’orienter, repérer les courbes de niveau, reconnaître tel virage, tel escarpement, tel vallon, n’était pas simple. Il fallait décrypter le paysage, reconnaître le sillon d’un ruisseau.

Un rapace traversait le ciel tournant au-dessus de leur tête.

— Tu crois qu’il nous a vu ? Qu’il pourrait nous attaquer ?

La phrase n’avait pas été achevée que le rapace fondit en flèche dix mètres devant eux pour s’emparer d’un petit rongeur, l’enserrer et l’emporter au loin avec lui.

Plus loin, ce fut un chevreuil qui broutait tranquillement contre un coteau. Les garçons s’immobilisèrent pour l’admirer, puis tentèrent de s’approcher pas à pas. Ils étaient très proches de la bête lorsque celle-ci se retourna mâchonnant encore quelques feuilles, les fixa étrangement puis disparut dans les buissons dans un bond phénoménal.

Bien que leur course ne fut en réalité pas si longue, au fil de la marche, les garçons se laissaient absorber et imprégner par les mille et unes manifestations de la nature. Une araignée qui hissait ses œufs au sommet de son trou, un insecte bizarre escaladant une pierre, des oiseaux chantant dans les branches, un frémissement furtif dans les feuilles. Ils découvraient toute une vie que le soleil plus chaud à présent réveillait de ses rayons.

Là où une petite heure aurait suffi, entre les manipulations de la carte, le repérage à la boussole et leurs observations, ils mirent plus de trois heures. Vadim regretta de n’avoir pas pris un carnet pour prendre des notes. Rémi en avait un dans sa poche avec un petit bout de crayon. Ils se mirent à noter des détails, esquisser un croquis. Rémi dessinait mieux que Vadim. Ils prenaient des notes tour à tour tels les premiers explorateurs d’une contrée inconnue. Entre jeu et joie, ils étaient à la nature et la nature les traversait de son élan vital offrant à leur amitié et à leur imagination un espace immense où déployer leur amitié, leur tendresse. Ils savaient que ce moment-là leur appartenait à eux seuls. C’était leur histoire. Ils savaient qu’ils ne l’oublieraient jamais, même des années plus tard.

Un peu écorné, le petit carnet, on le retrouverait des années plus tard, chez eux, dans le tiroir de la petite table à l’entrée, juste sous la lampe. On pouvait aisément distinguer l’écriture acérée de Vadim, aux lettres penchées et le tracé ample de Rémi, les dessins détaillés mais maladroits de Vadim, les croquis plus scientifiques de Rémi. Un œil extérieur n’aura pas vraiment compris le sens ni des notations, ni des dessins mais Vadim et Rémi sauraient relire ce carnet des années après en sachant exactement à quel point du paysage ou à quelle rencontre chaque page renvoyait. C’était bien plus précis et évocateur qu’un album photographique.

Quand ils parvinrent au champ dans lequel ils avaient l’autorisation de bivouaquer, ils restèrent un moment sacs au pied à admirer le paysage. Le champ était ouvert sur le causse et si un petit mur de pierres sèches le délimitait, il était ouvert sur les montagnes bleutées au loin. Pas une maison en vue, comme un océan de collines, de bois, de champs donnant à la fois une impression d’immensité et de liberté.

Cette beauté les submergeait.

— On pourrait vivre là !

— On serait tranquilles.

Ils se regardèrent traversés du bonheur d’être là l’un pour l’autre. Vadim appuya sa tête sur l’épaule de Rémi qui lui caressait doucement les cheveux.

— Aimer c’est regarder ensemble dans la même direction !

Ils venaient de le dire ensemble. Vadim repoussa l’image du Petit Prince qui lui venait. Il leva la tête vers Rémi, un peu ébloui par le soleil.

— En fait, tu es mon ami ou un peu plus que ça ?

— Un peu plus que ça.

C’était leur façon de se faire devant ce paysage une belle déclaration, non une promesse, mais l’affirmation simple d’une évidence que le futur ne démentirait pas.

Ce qui suivit fut drôle. Il y eut leur installation aussi méthodique que maladroite. En réalité, ils n’avaient jamais monté de toile de tente de leur vie. Il fallut choisir un endroit face à la vue. Le champ était encombré de pierres. Ils débarrassèrent un espace suffisant pour le tapis de sol. Installer les piquets, planter les sardines, ne fut pas une mince affaire. Le sol était sec et dur. Ils cassèrent deux sardines qu’il fallut remplacer par des piquets taillés dans des branches. Ils avaient avec eux l’opinel du grand-père. Ils le manièrent avec précaution.

Une fois leur maison installée, ils disposèrent leurs affaires. Il n’y avait pas de campeurs plus soigneux et mieux organisés que les garçons attentifs à chaque détail. Leur travail achevé, ils restèrent longuement assis l’un contre l’autre, méditant devant l’ouverture de la tente. On aurait dit deux pionniers.

La préparation du repas se fit en déployant toute la logistique prévue. Ils devaient allumer le feu. Ils avaient emporté avec eux un tout petit réchaud à gaz et des allumettes. Mais l’un comme l’autre avait peur d’allumer le feu. Il fallut s’y reprendre à plusieurs reprises, la brise éteignait la flamme. Ils étaient là dans chaque détail, s’encourageant, s’aidant… Le jour déclinait doucement. Malgré le feu, la petite boite de cassoulet qu’ils avaient tenté de réchauffer restait tiède mais peu leur importait. C’était le meilleur repas du monde. La lumière du soir mêlait le bleu des collines à l’orange du ciel. Des groupes d’oiseaux passaient en bruissant.

Le temps se déployait en eux comme s’il s’agissait de forger leurs souvenirs. C’était simple mais c’était extraordinaire. C’était extraordinaire parce que c’était simple, juste, Vadim et Rémi, sous la protection de la nature, reliés.

Les premières étoiles s’allumaient. Vadim prit l’initiative d’aller chercher « Le bateau ivre » et la torche pour le lire à haute voix. Il commença sa lecture assis contre Rémi. Mais les insectes attirés par la lumière empêchèrent la lecture. Il fallut éteindre. La température baissait au fur et à mesure que l’obscurité s’épaississait. Ils se serrèrent l’un contre l’autre.

— On aura une belle vie, dit Rémi.

— Avec toi je veux bien, répondit Vadim.

Ils décidèrent de se coucher tôt mais le sommeil ne venait pas si facilement. La tente était étroite, basse, permettait peu de mouvements. Bien que seuls en pleine nature, ils se parlaient en chuchotant. Ils se parlaient de l’avenir, de ce qu’ils aimeraient faire plus tard. Ils parlèrent de voyages, d’explorations… Ils furent interrompus par des bruits qu’ils ne comprirent pas immédiatement. Un mélange de frottement, de grattements, comme un souffle. Il y avait quelque chose ou quelqu’un. Ce fut Vadim qui décida d’en avoir le cœur net. Il prit la lampe, ouvrit la fermeture pour voir ce qu’il se passait et se trouva nez à nez avec un animal qu’il n’identifiait pas et lui parut gigantesque. La bête avait renversé le réchaud et fouinait là où ils avaient laissé leur petite casserole et leurs assiettes.

— Ne bouge pas ! C’est un sanglier !

C’était même une laie, qui leur parut énorme. Les deux garçons s’immobilisèrent. D’instinct Vadim éteignit la lampe. La bête qui avait senti leur présence les fixa dans l’ombre, prête à charger. Puis elle fit demi-tour et s’enfuit dans la nuit noire.

— Demain, on ne rentrera pas trop tard, dit Rémi.

Leur nuit fut courte. Et s’ils dormirent un peu l’un contre l’autre, ils découvrirent que la vie ne s’arrête pas la nuit sur le causse, bien au contraire.

Épisode 21 – Hélène est morte

Autour de la tombe d’Hélène, légèrement surélevée dans le cimetière en pente, les siens se tenaient debout après le départ des fossoyeurs.

Les quelques personnes du village qui étaient venues avaient salué Robert avant de redescendre. Il y avait eu le maire en personne. Il avait sorti pour l’occasion son costume noir devenu trop étroit. Un frère de Poucet s’était présenté, malingre et gauche avec un petit bouquet de fleurs. Il voulait excuser l’absence de Poucet, toujours en voyage quelque part. Quelques commerçants avaient envoyé leur épouse. Une institutrice représentait l’école où Hélène venait lire des livres aux enfants.

Il y avait eu une messe dans la petite église glaciale du village. On avait entendu les chaises grincer. Une vieille avait toussé à rendre l’âme. L’humidité affleurait. Le vieux prêtre avait bafouillé à plusieurs reprises. L’enfant de chœur, un adolescent de peut-être quinze ans, le visage écarlate, lui avait soufflé son texte tout au long de la cérémonie avant de le raccompagner en le soutenant pour le coucher.

Robert n’avait pas bien su dire si Hélène aurait voulu d’une messe. Elle venait rarement à l’Église surtout ces dernières années. Il n’avait pas voulu froisser les gens du village qui l’appréciaient. Il avait été convenu que l’enterrement lui-même se ferait simplement, avec seulement quelques fleurs.

Et maintenant, Robert qui avait vieilli se tenait debout près de la tombe d’Hélène. Debout et recroquevillé dans sa dignité. Il ne pleurait pas mais son regard semblait creusé comme jamais. Bientôt il la rejoindrait. C’est Hélène qui l’avait convaincu d’acheter cette concession perpétuelle. Il aurait préféré être incinéré. Lui, ne croyait pas en Dieu. L’idée même que son Hélène puisse à présent se trouver rigide et morte dans cette boite, le vidait de toute énergie. Il fallait lui arracher les mots.

Après l’appel de son père, Isabelle, arrivée la première à la maison avec Anatole avait aussitôt tenté de prendre les choses en mains. Lorsqu’une personne meurt, il y a tant à organiser. Robert ne savait toujours pas où se rangeaient les cuillers dans la maison. Il lui faudrait une aide. Trouver quelqu’un de confiance au village. Anatole avait de son côté pris en mains tout le volet administratif, les papiers, les publications, les faire-part. Il n’avait pas laissé les pompes-funèbres profiter de la situation. Poli mais ferme. En rangeant les papiers d’Hélène, ils avaient trouvé son journal intime. Anatole n’aurait jamais osé l’ouvrir mais Isabelle fut piquée par la curiosité. Plusieurs cahiers d’écolier ordonnés, clairement datés. L’écriture fine d’Hélène y avait tout noté avec parfois des formules elliptiques. Isabelle avait découvert quelques jours après sa naissance des expressions qui la laissaient perplexe. Une sorte de doute planait sur sa propre naissance. Il n’était pas question qu’elle en parle à son père. En lisant ce journal, elle mesura à quel point la personnalité d’Hélène restait pour elle une sorte de mystère.

— C’était ma mère, mais j’ai l’impression de ne pas l’avoir vraiment connue. Elle a été exemplaire, pas malheureuse, mais on sent à la lire qu’elle aurait préféré une autre vie, qu’elle s’est sacrifiée pour mon père, pour moi… alors qu’elle aurait rêvé de faire des études plus longues encore, d’avoir un métier à elle, de voyager. Comme si on lui avait rogné les ailes. Et je me dis que nous n’avons pas assez cherché à l’écouter. Elle était la référence, la ressource sur laquelle on s’appuie, elle a toujours été présente quand il fallait, tolérante, ouverte, bienveillante… mais que ce soit mon père ou moi, on la pensait forte, on se confiait, elle échangeait… mais est-ce qu’on faisait vraiment attention à elle, à ses besoins, à ses faiblesses ou ses manques… Elle nous parlait si peu d’elle, de sa vie de femme. Peut-être pas si forte que ça, peut-être que sa vie n’a pas été que facile.

— Elle m’a si bien accueilli, dès le premier jour, tu te souviens ? Nous étions venus pour Vadim. Tu débutais dans la boite. Je me suis senti immédiatement bien ici, grâce à elle ! Mais tu as raison, je n’ai peut-être pas assez fait attention à elle, son ressenti. Elle nous laisse plein de valeurs, de leçons. Sans jamais nous avoir fait la morale ! Elle était secrète. Une forme de solitude. Nous lui devons beaucoup.

Au cimetière Rémi regardait Vadim. Devenus jeunes hommes, ils gardaient l’un et l’autre ce regard qui vient de l’enfance et cette tendresse sensuelle qui vient de l’adolescence. Vadim pouvait encore être traversé de ces émotions intenses et contradictoires qui l’emmenaient malgré lui sur les montagnes russes. Rémi veillait sur lui en ami, en amoureux, en apaisante complémentarité. Vadim percevait parfaitement comment Rémi l’enveloppait de son regard et de sa présence à ce moment de tristesse. Leurs doigts se mêlèrent.

Combien de temps dura ce moment où ils restèrent autour de la tombe ?

Ils ne virent pas plus bas Simon, le Petit Prince, qui était arrivé en retard, qui n’avait pas osé monter les saluer. Il les contemplait en silence. Le visage grave et fermé.

Ils restèrent ainsi un long moment autour de la tombe fraîchement refermée, isolée sur sa colline. Robert ramassé sur la droite. Devant, Vadim serrait les doigts de Rémi dont la longue silhouette montait droit comme un i dans son manteau étroit. Sur la gauche, Anatole avait pris Isabelle dans ses bras.

On entendit le sifflement d’un rapace qui traversa le ciel au-dessus d’eux. C’est Isabelle qui alla chercher son père. Anatole vint près d’eux. Il passa une main sur l’épaule de Robert comme pour le sortir de sa torpeur.

— Nous n’allons pas rester comme des imbéciles à prendre froid dans cet endroit. Rentrons maintenant nous réchauffer. Je ferai du feu. Vous m’aiderez Anatole ?

Ils descendirent. Simon s’était éclipsé. Ils formèrent un petit cortège pour rentrer à la maison. Il fallait traverser le village endormi, remonter le chemin. Robert avait refusé qu’Anatole parte chercher la voiture. Ils étaient dans ces petits détails insignifiants de la vie, dans ce qui peut sembler banal mais aide à se mettre en marche. Robert commentait de temps à autre ce qu’ils voyaient, là un commerçant qui avait modifié sa vitrine, ailleurs une maison qui aurait besoin de travaux, ce trou dans la chaussée. Il l’avait toujours connu. Il aurait besoin d’être réparé. Ce ne serait jamais fait.

Ils arrivèrent enfin au chemin menant à la maison. Il ne restait plus qu’un chien à les attendre et celui-ci avait bien vieilli. Il devait dormir dans la véranda. En tout cas, l’épagneul ne jappa pas lorsqu’ils parvinrent au portail qui grinça doucement. Le gravier crissait sous les pas.

Il y eut cette pensée qui effleura chacune et chacun. Celle qu’Hélène allait les accueillir comme avant. Puis l’effarante confirmation. C’est peut-être à ce moment précis que la mort d’Hélène prenait corps. Ce n’était pas lors de la messe, ni même au cimetière. C’était dans le fait qu’elle n’était pas à la maison à les attendre comme avant. Avec son calme, son sourire, un chocolat ou une pâtisserie. Elle ne serait plus jamais là. Et cette absence était plus qu’un vide, une sorte de trou noir qui aurait pu les absorber. Alors, tout leur travail d’humains vivants, consistait à se donner des signes. Des signes matériels qu’ils étaient là, oui, vivants et reliés, vivants et avançant. Vivants avec l’absence d’Hélène, vivants et conscients de la fragilité de la vie. Vivants et conscients aussi que ce qui devait compter par-dessus tout c’était la vie, dans sa réalité, dans son flux, dans son mouvement, dans cet amour qu’elle laisse couler sur ce qui vit.

— Grand-père ! Avec Rémi nous allons marcher un peu dans le chemin. On revient vite.

Ne pas s’arrêter tout de suite. Retrouver le chemin. Rémi et Vadim n’avaient pas eu besoin de se concerter pour savoir que c’était là qu’ils voulaient aller.

Le chemin. Le chemin des rencontres. Les chiens qui courraient partout et furetaient. Le jour où ils avaient décidé de camper. C’était leur pèlerinage. À chaque fois qu’ils venaient voir Hélène et Robert, même devenus jeunes adultes, ils entreprenaient la montée sur le causse. Malgré les années, le chemin ne changeait quasiment pas, si ce n’était un éboulement là, un buisson poussant au milieu et entravant le passage et selon la saison des fleurs nouvelles qu’ils n’identifiaient pas toujours, de la mousse sur les arbres et les pierres et tout ce que la nature venait offrir à leur exploration.

— Regarde !

À mi-hauteur de la côte, ils découvrirent un lièvre, assis, immobile, de profil, mâchonnant quelque chose. Un lièvre énorme. Absolument gigantesque.

— Ne bouge pas !

Ils restèrent un long moment, ébahis. Puis le lièvre, tranquille, se retourna vers eux, les fixa longuement dans les yeux avant de sauter et de s’évanouir derrière les buissons.

— C’est lui. Le lièvre dont tu m’avais parlé quand tu es venu ici.

— Oui, juste après la mort de mon père.

— Tu crois que c’est le même ?

— On dit qu’un lièvre peut vivre plus de douze ans… Ce serait étonnant… et pourtant je veux croire que c’est lui…

— Bien sûr que c’est lui. C’est le lièvre de tes rêves, il est là pour t’apaiser, pour t’inviter à découvrir le chemin…

— Je veux explorer, avec toi.

— C’est grâce à Hélène que nous pouvons marcher sur ce chemin. Enfin, si elle ne m’avait pas accepté chez elle la première fois, si je n’avais pas pu rester avec toi au moment du divorce de mes parents. Elle est la première à avoir compris pour nous. Elle a accepté sans rien dire…

— Comme elle a su être patiente avec mes colères imbéciles…

Ils se turent. Ils venaient de découvrir à peine protégé par un muret de pierres sèches, un jeune chevreuil qui les fixait sans crainte en mâchonnant des feuilles. Avec grâce la bête partit un peu plus loin sans fuir. Ils rirent.

— Un jour, nous aurons nous aussi un lieu, une maison avec un chemin dans la campagne. Tu sais pourquoi ?

— Je sais.

Dans les chemins, on ne fait pas que marcher, on déploie le fil de sa vie, on est disponible à la vie, on est traversé de la vie. Alors, on peut faire des rencontres.

Comme le jour baissait, ils redescendirent vers la maison. Autour du feu ils découvrirent Robert tout petit dans son fauteuil, Anatole et Isabelle, buvant un thé chaud. Comme s’ils étaient encore des enfants, Rémi et Vadim entourèrent Robert en prenant place chacun sur l’un des bras du vieux fauteuil de cuir.

— Vous savez que vous n’êtes plus des enfants et que vous allez casser mon vieux fauteuil. Et que ferais-je sans mon vieux fauteuil ?

— Tu te souviens grand-père, le disque que tu m’avais offert ?

— Je ne suis pas gâteux. Très vieux mais pas gâteux.

— Je l’ai fait écouter à Rémi.

— Tu l’as toujours ?

— Bien sûr qu’il l’a toujours et il l’écoute assez souvent. Et j’aime beaucoup.

— Si tu allais chercher la mandoline Vadim ?

— Elle est rangée au même endroit ?

Vadim se leva et descendit dans le bureau de son grand-père. La pièce lui paraissait plus sombre et plus petite qu’à l’accoutumée. Il trouva la mandoline dans son étui de tissu bleu. Elle n’avait pas bougé de place. Il remonta et la déposa avec son plectre dans les mains de son grand-père.

— Il va falloir l’accorder. Je ne peux plus avec mes doigts, l’arthrose, ni en jouer d’ailleurs, tu te souviens comment on fait Vadim ?

Vadim se souvenait. Il s’y employa consciencieusement assis sur un tabouret. Tous les regards convergeaient vers lui. C’était à peu près juste. Robert l’invita à serrer encore l’une des cordes en espérant qu’elle tienne. Leur souffle était suspendu au crissement de la corde qu’on tire. Elle tint. Vadim lui mit alors l’instrument entre les mains. Robert fit sonner les cordes l’une après l’autre. Il esquissa un accord mais ses doigts ne suivaient pas. Il appela Vadim qui courut vers lui.

— Tiens Vadim, elle est pour toi. Je te la donne.

— Mais… tu es fou, il ne faut pas… c’est ta mandoline !

— Justement, c’est à toi que je veux qu’elle revienne et que tu en joues en souvenir de moi.

— Accepte.

Rémi avait compris que son Vadim risquait d’être submergé par l’émotion. Il n’aurait pas été surpris de le voir s’enfuir dans la chambre. Lorsqu’on perd un être cher, peut-être change-t-on. Vadim accepta. Non seulement il accepta, il posa l’instrument sur la petite table et vint prendre son grand-père dans les bras comme il ne l’avait jamais fait. Robert ne refusa pas cette marque de tendresse. Vadim le trouva si petit et fragile. Si touchant et vulnérable le vieux professeur. Il leva la tête vers Rémi qui pleurait en souriant. Il se tourna vers Isabelle qui pleurait sur le petit canapé à côté d’Anatole. Ils finirent par se lever tous et vinrent entourer et serrer Robert sur son fauteuil dans un mélange de larmes, de sourires et de rires…

— J’ai compris, vous voulez m’étouffer tous ensemble pour que je passe tout de suite !

Robert ouvrit les bras puis rajouta.

— Elle aurait aimé voir ça, elle aurait aimé.

La tristesse n’est jamais loin de la joie et inversement.

___

Dans cette histoire, il y a celui dont il est impossible d’écrire le prénom. Vadim pense encore parfois à son père. S’il a compris qu’il ne l’avait pas tué par la force de ses pensées, il s’est souvent évertué à ne lui ressembler en rien. Il lui a fallu du temps pour pardonner. Pardonner n’est pas excuser.

Dans sa vie de jeune homme, puis d’homme, Vadim n’a jamais caché à Rémi comme à ses amis tout ce qu’il doit à Hélène et Robert. Il dit « Hélène et Robert » avant de dire « mes grands-parents ». Une façon pour lui d’exprimer sa reconnaissance est d’aimer Rémi, de l’aimer pleinement en prenant soin de lui et en acceptant de se dévoiler à lui et de vivre alliés dans cette protection réciproque qui touche immanquablement celles et ceux qui les croisent.

Lectrice, lecteur, j’ai un avantage incommensurable sur toi. Je sais qui furent ou sont dans la vraie vie Vadim, Rémi, Hélène, Robert, Isabelle et Anatole. Je sais qui est Poucet, le Petit Prince et tous les personnages qui sont venus se glisser dans ces pages. Je les connais intimement. J’ai rencontré chacune et chacun d’entre eux. Ils n’ont pas le même prénom. Ils ont existé ou existent encore, certains ignorant même que j’ai raconté leur histoire.

De chemin en chemin, ils vont poursuivre leur route. Vous les croiserez peut-être.

Ou bien, c’est vous. Oui, c’est vous que je verrai un jour sur le chemin. Vous monterez la pente, il se peut que votre pied glisse sur les cailloux. Vous sentirez l’odeur d’humus. Vous toucherez la mousse sur le petit mur de pierres sèches, vous éviterez une branche un peu trop basse. Votre souffle sera peut-être un peu plus court. Par une trouée dans la ramure vous admirerez la vallée et la rivière déliant ses lacets plus bas.

Et puis ce sera là. À ce moment imprévu. Vous n’en croirez pas vos yeux. Vous me découvrirez, à la fois énorme et tranquille, posé au milieu du chemin comme si je vous attendais en mâchonnant paisiblement un brin d’herbe. Vous n’en reviendrez pas. Je vous fixerai droit dans les yeux. Pour y lire toute votre histoire et vos secrets. Puis d’un bond, je disparaîtrai derrière les buissons.


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Vincent Breton

Par Vincent Breton

Vincent Breton auteur ou écriveur de ce blogue, a exercé différentes fonctions au sein de l'école publique française. Il publie également de la fiction, de la poésie ou partage même des chansons !