Voici une nouvelle crue qui raconte un souvenir d’enfance. Agent secret, ce n’était pas seulement jouer à l’agent secret en imitant le héros du roman, c’était surtout jouer pour garder au chaud des secrets de famille que l’enfant n’aurait pas voulu montrer. Le jeu pour se sauver, le jeu pour masquer, le jeu parce que les enfants savent faire appel à lui, toujours, à tout moment….
Agent secret
En ce temps-là, je sais que vous ne voudrez pas me croire, j’étais agent secret.
Inutile de rigoler, c’est absolument vrai. Tout ce que je vais vous dire là est vrai.
Nous habitions une des tours que l’on venait de construire. Elles devaient être une dizaine à surplomber la vieille ville. Elles n’étaient pas si laides. Bien droites, bien blanches. À la surface, il y avait des allées et des pelouses et le sous-sol immense accueillait les parkings et les caves.
Dans les parkings souterrains, personne ne traînait surtout quand l’éclairage tombait en panne.
Notre tour faisait huit étages. Avec ma mère et ma sœur nous habitions au huitième. Le plus haut. Cet étage avait deux particularités : comme il était le dernier, à cause de l’ascenseur et de son moteur, il fallait monter depuis le septième à pied. Mais l’avantage c’était qu’il était entouré d’une immense terrasse. Un vrai terrain de jeu. On pouvait y dormir s’il faisait trop chaud l’été, personne ne nous voyait. La vue était formidable sur la ville, et après, sur une espèce de bretelle d’autoroute qui vint au bout de quelques mois séparer la cité de la ville.
Nous étions tout en haut et mon meilleur ami, Hugues, vivait au rez-de-chaussée. Nous étions devenus les meilleurs amis du monde, tout de suite. Pourtant Hugues et moi n’étions pas dans la même école.
Il avait une petite sœur assez jolie, une Nathalie je crois, et il était convenu que je marierai avec elle plus tard, comme ça avec Hugues nous pourrions continuer à nous voir souvent et continuer notre métier d’agent secret.
À cette époque je lisais dans la Bibliothèque verte, les aventures de Langelot. C’était un jeune agent secret aux traits menus mais durs. Il était engagé auprès du service national d’information fonctionnelle, le « SNIF ». Les romans étaient signés d’un certain Lieutenant X. Pour moi c’était la preuve que c’étaient des histoires quasiment vraies. Surtout, au début du livre, on trouvait la reproduction de la carte d’agent secret de Langelot. Agent n°222. « Solitaires mais solidaires ».
Alors, j’avais prêté des livres à Hugues et ni une ni deux, j’avais découpé deux cartes et nous avions modifié le nom et le numéro pour en faire pour nous. J’avais collé la carte sur du carton pour que cela soit un peu plus solide. Bien entendu, il ne fallait rien dire à personne, pas même à nos sœurs et encore moins à nos parents. Notre amitié et notre vie d’agents secrets étaient scellées par le sceau du secret absolu. C’était totalement indispensable pour toutes les enquêtes que nous avions à mener. Elles pouvaient spécialement concerner des secrets d’État et des grands savants que nous devions protéger des ennemis de l’étranger prêts les enlever pour voler les secrets du pays. On ne rigole pas avec ça. Et je dois dire qu’Hugues était parfait pour garder le secret et mener les enquêtes. Un excellent agent. Discret.
À cette époque-là, ma mère n’allait pas bien. Elle venait de divorcer. C’était compliqué. Elle se retrouvait seule avec deux enfants à élever et avait pris un emploi de professeur, mais elle n’était pas encore titulaire. Entre le déménagement, son métier, tout ce qu’il fallait organiser et le fait que nous étions assez isolés, elle déprimait gravement. En plus, on venait de lui découvrir des problèmes de santé. Sûrement, elle devait se sentir seule, et moi avec mon métier d’agent secret, je n’avais pas tellement le temps de l’aider. En plus j’avais l’école. Le CM2.
Un soir, ou je ne sais pas bien au début de la nuit, j’étais dans mon lit depuis un moment. J’avais refermé mon roman et je commençais à réfléchir à l’enquête avec Hugues. J’ai entendu du bruit dans la cuisine, comme un bruit sourd bizarre, des bruits de casseroles qui tombaient sur le sol. Enfin, ma chambre était au bout de l’appartement et je ne comprenais pas bien ce que c’était tout ce micmac. Bref, je me suis levé en pleine nuit. En tant qu’agent secret j’étais déjà bien habitué aux missions spéciales même à dix heures du soir. Ma sœur dormait dans sa chambre, elle n’avait rien entendu. J’ai tout de suite vu que la cuisine était allumée. Il y avait des casseroles par terre en désordre et des plats. Ceux que ma mère rangeait normalement dans le four de la cuisinière. On manquait un peu de placards.
Elle avait ouvert la porte du four et était couchée dedans, comme si elle était tombée à l’intérieur. Ça sentait un peu le gaz mais surtout j’ai entendu tout de suite le bruit assez fort que faisait le gaz en sortant. Il n’était pas allumé. Je savais que c’était dangereux. Elle gémissait. J’ai fermé le bouton du gaz sur la cuisinière et j’ai pensé au robinet contre le mur. C’était un peu dur de remonter ce truc qui devait bloquer l’arrivée générale du gaz. Je ne sais pas où j’avais appris ça, mais j’ai ouvert la fenêtre. L’air froid est entré dans la maison. Ma mère n’était pas contente que je sois là. Elle gémissait. J’ai compris qu’elle avait bu. Je ne sais pas comment j’ai fait malgré mes neuf ans, je n’étais pas très fort, mais je me suis débrouillé comme Langelot aurait fait pour la tirer en dehors du four, puis petit à petit, il m’a fallu du temps, la faire glisser jusqu’au couloir et sa chambre qui heureusement était tout près. J’ai réussi à la hisser sur son lit. C’était un lit assez bas fait avec des matelas. Elle s’est endormie tout de suite la tête dans les oreillers.
Nous n’avions pas le téléphone et de toute façon, il était trop tard pour rien faire. Je me suis couché. Ça devait être des vacances ou un dimanche, en tout cas, il n’y avait pas école le lendemain. Je me suis levé tôt, tout le monde dormait. Je suis passé vite fait chez Hugues lui dire que j’avais une mission, que je viendrai plus tard. Mais il a compris que je devais garder le secret.
J’ai traversé la cité jusqu’à l’immeuble du gardien. C’est là qu’il y avait une cabine téléphonique à pièces dans le petit hall. J’ai appelé une de mes tantes à Paris. Je n’ai pas donné de détails, mais j’ai juste dit que ma mère n’allait pas très bien.
Elles sont arrivées assez vite. Les deux tantes et leurs maris. Ils étaient chouettes, toujours fourrés ensemble, comme deux équipes, toujours rigolant. Ce que j’adorais c’était que chaque couple roulait dans une coccinelle, une rouge et une blanche. C’était un peu des exemples pour moi, ils étaient jeunes, drôles, ils avaient la belle vie des Parisiens et des tas d’amis. Un jour j’ai surpris les oncles qui jouaient avec mes petites voitures. Je ne pouvais pas leur parler de ma vie d’agent secret. Des gamins !
Ils ont discuté avec ma mère. Ils ont rapporté de la bière ou je ne sais quoi. Tout le monde fumait dans la maison. Je n’aimais pas trop ça. Je leur avais préparé à manger en essayant une recette de veau de ma mère, mais j’avais un peu fait brûler. Je n’avais pas pensé au dessert. Ils ne m’en ont pas voulu puis ils sont repartis à Paris.
Comme ma mère était fatiguée, je suis retourné jouer avec Hugues. Enfin c’est que je racontais. En réalité on ne jouait pas du tout malgré ce que nos parents pensaient. On était pris par des affaires assez importantes et il fallait mener l’enquête. Faire des filatures. Heureusement, on pouvait sortir. On avait espionné en cachette le manège du gardien. Ce type-là pour nous, avec ses allures trop tranquilles, à sortir les poubelles, discuter avec tout le monde, forcément c’était une sorte d’agent double. Un individu louche à surveiller. Nous en étions bien convaincus. Avec Hugues, on notait tout dans un petit carnet. Il s’en était fallu de peu un jour que des grands du collège ne nous le piquent. Mais de toute façon, tout était écrit en code secret ! Nous n’étions pas des amateurs non plus !
Hugues était vraiment mon meilleur ami. Ensemble on se comprenait. Toujours sur la même longueur d’ondes. Toujours partants. Jamais une dispute. « Solitaires mais solidaires ». Oui, on s’entendait bien et sans lui je n’aurais jamais pu tenir et démêler ces affaires complexes.
Il lui était arrivé de monter une ou deux fois dans l’appartement. Ma mère ne le voyait qu’un instant. Je lui avais expliqué qu’elle était un peu malade et devait garder la chambre. Mais on ne parlait pas beaucoup de ça. Il m’avait dit un jour que ses parents allaient peut-être divorcer. On était tellement amis qu’on avait prévu quand on serait grands d’habiter ensemble dans un très grand appartement avec nos femmes, ce qui serait plus pratique pour notre métier et si on devait assurer des enquêtes compliquées.
Oui, c’est la vérité et je ne l’ai encore jamais avoué à personne. Il y en a qui ne m’auraient pas cru, d’autres qui se seraient moqués. J’ai été agent secret avec mon ami Hugues.
Et nous avons eu des missions très importantes, que l’on ne confie pas aux enfants d’habitude. Nous savions bien que nous avions « les traits menus mais durs » et comme on était vraiment les plus discrets, les grands chefs n’hésitaient pas à nous confier des missions difficiles.
Parfois les tantes repassaient à la maison pour voir comment leur sœur, ma mère, allait. Ça n’allait pas tellement mieux. Personne ne savait vraiment quoi faire. Quelquefois, entre deux missions j’allais acheter des cigarettes ou je faisais quelques courses au petit supermarché du coin.
Et puis un jour, ma mère avait lu que la vie dans le midi était plus agréable. Elle pourrait se reposer. Nous irions dans un village pas très loin de chez mes grands-parents. Nous pourrions reprendre peut-être un chien ou même un chat comme dans la maison « avant ».
Du coup nous avons quitté l’appartement sur le haut de l’immeuble, nous avons laissé la grande terrasse et mon ancienne école. Mais surtout, j’ai dû laisser mon copain Hugues. Il avait toujours sa carte d’agent secret comme moi. Mais on serait un peu plus solitaires que solidaires.
Et puis, ensuite, avec le collège, j’ai été obligé de renoncer à ma carrière d’agent secret. Je me suis fait d’autres amis. Mais je continuais à garder d’autres secrets à la maison.